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Les dynamiques d’expansion de l’agrobusiness au Sud

Principales bénéficiaires de la globalisation et architectes d’un système taillé à leur mesure, les firmes de l’agrobusiness poursuivent leurs stratégies de concentration et d’expansion. Avec l’aval ou l’appui des États et des organismes internationaux, elles cherchent à imposer leur modèle de développement socialement excluant et écologiquement destructeur, au risque de mettre davantage à mal la sécurité alimentaire des pays du Sud.

Destruction du couvert forestier, pressions croissantes sur les ressources naturelles, usage massif d’agents polluants, accélération du mouvement d’accaparement des terres, tensions sur les prix des denrées de base, multiplication des scandales sanitaires liés à l’alimentation, etc. Autant de tendances alarmantes devenues depuis plusieurs années sujets majeurs de préoccupation pour la communauté internationale. Autant de symptômes visibles d’une profonde mutation des systèmes agroalimentaires, de plus en plus globalisés, intégrés, financiarisés, concentrés et soumis aux impératifs de rentabilité à court terme. Autant de conséquences prévisibles de l’émergence d’un nouvel ordre alimentaire, caractérisée par la montée en puissance des grandes firmes de l’agrobusiness, modalité néolibérale de l’ancien capitalisme agraire.

La mue a été rapide. En l’espace de deux ou trois décennies, des pans entiers du système international de production, de transformation et de commercialisation de nourriture sont tombés sous la coupe d’une poignée d’entreprises, qui ont poursuivi sans entraves leurs stratégies de concentration à l’échelle de la planète, prélevant au passage l’énorme valeur ajoutée tout au long des chaînes alimentaires. Les chiffres parlent d’eux-mêmes !

Dix sociétés à peine contrôlent 67 % du marché des semences exclusives (82 % du marché mondial des semences commercialisées). Parmi celles-ci, Monsanto, DuPont, Syngenta et BASF font également partie des dix premières entreprises productrices de pesticides, lesquelles accaparent près de 89 % des parts du marché mondial (ETC Group, 2008). Dix autres sociétés, dont Cargill, devenue aussi un des leaders de l’agrofourniture, sont responsables quant à elles de « 57 % des ventes des trente premiers détaillants du monde et représentent 37 % des recettes engrangées par les cent premières sociétés productrices de denrées alimentaires et de boissons » (Ziegler, 2011). Si l’on raisonne par produit, les niveaux de concentration sont encore plus élevés : 85 % du marché du blé, du soja et du maïs est contrôlé par six opérateurs, 60 % de celui du sucre par quatre sociétés et 80 % de celui du cacao par trois grandes compagnies (Duch Guillot et Fernández Such, 2010). Au total, selon l’ETC Group, les gros acteurs de l’agrobusiness contrôleraient déjà un quart de la biomasse mondiale (culture, bétail, pêcheries, etc.) intégrée chaque année au marché (2008).

Certes, 85 % de la nourriture dans le monde demeure produite et consommée localement (Ibid.). Mais pour combien de temps ? Dopées récemment par le boom des agrocarburants et la hausse des prix alimentaires, ces entreprises gagnent désormais toujours plus de terrain dans le Sud, via la prise de contrôle d’opérateurs locaux, la multiplication de succursales, la construction de nouvelles alliances stratégiques et, surtout, l’incorporation de territoires non encore colonisés par le marché. En Asie comme en Amérique latine, et désormais en Afrique subsaharienne, partout, elles redéploient leurs activités, partout, elles tendent à diffuser, sinon à imposer - suivies par une kyrielle d’entreprises domestiques et d’acteurs non traditionnels du secteur -, leur mode de production industriel et leur modèle de consommation de masse, socialement excluant et écologiquement destructeur.

Assurément, l’alimentation est chose bien trop importante que pour être confiée à des « marchands et des spéculateurs », qu’Élisée Reclus désignait déjà au début du vingtième siècle comme les principaux responsables des inégalités alimentaires, bien loin devant les facteurs climatiques et physiques (Benhammou, 2009). La leçon du père fondateur de la géographie humaine moderne semble aujourd’hui être tombée dans l’oubli.

Alors que ce mouvement d’expansion et de concentration, lancé à bride abattue, hypothèque l’avenir de centaines de millions de personnes qui dépendent de l’agriculture pour leur survie (plus de 50 % de la population dans les pays en développement, voire près de 90 % dans les pays les plus pauvres) et fait perdre aux populations la maîtrise de leur(s) système(s) alimentaire(s), gouvernements et institutions internationales n’en continuent pas moins obstinément à croire aux vertus prométhéennes des recettes biotechnologiques de l’agrobusiness. En dépit des graves menaces qu’elle fait peser sur la sécurité alimentaire et la biodiversité, ils tendent toujours à privilégier l’agriculture industrielle (et commerciale) comme solution ultime au problème de la faim et du sous-développement, au nom de son « efficacité » productive. Efficacité somme toute bien relative au vu du milliard d’individus qui, en 2009, se trouvaient dans une situation de sous-nutrition, phénomène concentré à 95 % dans les pays en développement, et des centaines de millions de personnes supplémentaires souffrant de diverses carences alimentaires (Rastoin, 2010).

À la croisée d’enjeux sociaux, politiques, environnementaux, fonciers, sanitaires, géopolitiques et géostratégiques fondamentaux, les logiques présidant à la montée en puissance de l’agrobusiness, au-delà de ses expressions les plus visibles (nouvelle ruée sur les terres, expansion des agrocarburants, etc.), se devaient d’être décortiquées. Quels sont et ont été les conditions et les ressorts de l’expansion de l’agrobusiness dans le Sud ? Quelle est la nature du pouvoir des transnationales de l’agrobusiness et comment s’exerce-t-il ? Quelles sont les stratégies adoptées pour imposer leur légitimité et pourquoi l’agriculture industrielle suscite-t-elle encore autant d’adhésion dans le monde ? Quelles mesures enfin pourraient être prises pour freiner cette irrésistible expansion et atténuer les impacts socio-environnementaux du modèle productiviste ? Telles sont les questions auxquelles s’attachera à répondre ce numéro d’Alternatives Sud.

Conditions et ressorts de l’expansion de l’agrobusiness dans le Sud

Ajustement libéral et globalisation des marchés

Désastreux pour les paysanneries et l’équilibre alimentaire des pays du Sud (fortes pressions concurrentielles sur les petits producteurs, dépendance accrue aux importations alimentaires, démantèlement des stocks, des institutions ou des programmes publics de soutien à l’agriculture, etc.), les ajustements structurels (PAS) et, plus généralement, le tournant néolibéral des années 1980-1990 ont été en revanche du pain béni pour les firmes de l’agrobusiness (Delcourt, 2010). D’abord, parce qu’ils leur ont ouvert au Sud des débouchés commerciaux bien opportuns, dans un contexte marqué au Nord par une stagnation prolongée de la demande pour les produits alimentaires traditionnels et la baisse concomitante des marges bénéficiaires (Wilkinson, 2009).

Ensuite, parce qu’ils ont encouragé, sinon renforcé, au nom des avantages comparatifs, un vaste mouvement de réaffectation des sols au profit de « nouvelles » commodities, pour lesquelles existaient, aux États-Unis, en Europe et dans les pays émergents, des marchés potentiellement solvables et prometteurs pour ces firmes. Enfin, parce qu’ils ont offert à ces dernières l’opportunité, grâce à la dérégulation des marchés domestiques, de redéployer leurs activités au Sud et de faire main basse sur de nombreux opérateurs et actifs nationaux stratégiques (Francis et Kallummal, 2009). Autant de tendances qui favoriseront l’enracinement durable de l’agrobusiness dans le Sud et son emprise croissante sur les systèmes alimentaires nationaux.

Bien entendu, la présence dans le Sud des grandes firmes est bien antérieure au tournant néolibéral. Carrefour est présent dans quelques pays en développement depuis le début des années 1970 et les géants du négoce, Cargill et ADM notamment, dominaient déjà depuis longtemps le marché des grains. Toutefois, mis à part les empires économiques bâtis dès les années 1930 par Dole ou la United Fruit, les firmes étaient faiblement intégrées au niveau international, les segments d’activités peu articulés et les investissements étrangers dans les secteurs agroalimentaires des pays en développement négligeables, très fluctuants et essentiellement concentrés dans le secteur de l’import-export de produits tropicaux (Wilkinson, 2009).

À compter des années 1980, les politiques mises en œuvre tant au niveau national qu’international, dans un contexte marqué par la montée des nouvelles classes moyennes dans le Sud, l’universalisation des régimes alimentaires, la baisse des coûts de transport ou encore d’importantes conquêtes technologiques, vont changer la donne, ouvrant une nouvelle ère pour l’agrobusiness. Parallèlement au déclin global de l’aide internationale et au retrait des États du champ du développement agricole, on assiste alors à une première grande vague d’investissements directs étrangers, dirigés essentiellement vers quelques secteurs clés (grande distribution, fournitures agricoles, industrie agroalimentaire, production de quelques commodities exportables, etc.) des marchés émergents d’Amérique latine et d’Asie, en pleine transition économique et politique. 

En Indonésie, en Malaisie, aux Philippines, au Brésil, en Argentine, en Inde ou encore en Afrique du Sud, la conversion, contrainte ou volontaire, des gouvernements au dogme libéral et l’effet magnétique exercé sur les flux de capitaux par les réformes adoptées (libéralisation interne et externe du marché financier, démantèlement des appuis publics, réduction des subsides octroyés aux agricultures, etc.) marquent le coup d’envoi d’une vaste OPA sur les systèmes alimentaires nationaux. Alourdis par leurs dettes, soumis à la pression croissante des marchés et des conditionnalités des bailleurs de fonds, les États vont, l’un après l’autre, se délester de nombreuses entreprises publiques, lesquelles seront privatisées, voire bradées, au plus grand profit des gros investisseurs locaux et internationaux. Affaiblis par la chute vertigineuse des appuis publics, les petits producteurs et entreprises domestiques se verront restreindre l’accès aux moyens de financement, tandis que les grandes firmes profiteront pleinement de l’effet de levier exercé par la libéralisation des marchés financiers, qui imprimeront de plus aux différents secteurs agro-industriels leur logique de rentabilité à court terme (Francis et Kallummal, 2009).

Dans cette dynamique, l’évolution du secteur de l’agrofourniture, fortement financiarisé, mérite une attention toute particulière, dans la mesure où ce secteur « conditionne étroitement la configuration de l’agriculture et, au-delà, l’ensemble du système alimentaire » (Rastoin, 2008). Incontestablement, ce secteur est celui qui aura connu la transformation la plus radicale au cours des trois dernières décennies. Au début des années 1980, l’industrie semencière, par exemple, comprenait encore des milliers de sociétés privées ou publiques ayant sélectionné et développé de nombreuses variétés de semence à haut rendement, dans le cadre, notamment, de programmes mis en place par les gouvernements du Sud, dans la foulée de la première « révolution verte ». Les progrès biotechnologiques et l’introduction de nouvelles variétés protégées modifieront rapidement cet état de fait. En quelques années à peine, on est passé d’un secteur très diversifié à un marché de plus en plus intégré et étroitement dominé par une poignée de firmes transnationales, lesquelles ont peu à peu pris le contrôle de nombreuses sociétés semencières locales et réduit les systèmes publics de sélections végétales à un simple rôle de sous-traitants (Grain, 2010).

Timide à ses débuts, ce mouvement de concentration et d’expansion dans le Sud va s’accélérer à partir de la deuxième moitié des années 1990, non seulement avec la multiplication des accords de libre-échange et d’investissement et/ou de partenariat économique, mais aussi et surtout depuis la création de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) en 1995. En vertu de l’Accord annexé sur les Trips (Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights) va ainsi être bétonnée, à l’avantage des grandes firmes, la législation internationale sur les brevets, laquelle constituera pour elles un formidable instrument de pénétration de nouveaux marchés. Rappelons que l’adhésion à l’OMC est conditionnée à l’acceptation des Trips. Pièce-maîtresse d’une architecture internationale taillée sur mesure, ils donneront aux transnationales de l’agrobusiness la possibilité d’asseoir davantage encore leur hégémonie sur les systèmes alimentaires. Désormais, comme le souligne Jacques Luzi, « derrière la monopolisation des brevets sur le vivant et les royalties correspondantes, se dresse la possibilité terrifiante de la domination mondiale, totale et centralisée des denrées alimentaires, donc de l’ensemble des populations » (2009).

Montée des opérateurs émergents et nouvelles articulations internationales

La globalisation libérale ne bénéficiera pas seulement aux grosses firmes occidentales. Ces dynamiques favoriseront aussi l’émergence, au Sud, de puissants opérateurs privés, ou semis-publics, nationaux, à l’instar du groupe Maseca au Guatemala, qui contrôle d’ores et déjà entre 90 et 95 % des importations de maïs blanc dans le pays, ainsi qu’une bonne partie de la chaîne locale de transformation (Oazeta, 2012).

Ces entreprises domestiques - on a peut-être tendance à l’oublier en portant une trop grande attention aux transnationales traditionnelles du secteur - participeront dès lors elles aussi au mouvement de « privatisation de la sécurité alimentaire » (McMichael, 2011). Sous l’impulsion des élites nationales, une poignée d’entre elles sont du reste devenues des acteurs internationaux de premier plan, tels le thaïlandais Choroen Pokland, l’indonésien Sinar Mas, le malaisien Kerry ou encore les brésiliens Cosan et JBS/FriBoi. Comme l’indique en effet John Wilkinson, «  aujourd’hui, l’incursion du capital métropolitain des transnationales poursuit, de manière souvent erratique, sans réelle coordination, son œuvre de subordination des pays en développement aux besoins de l’agrobusiness globalisé, en particulier les plus petits et périphériques d’entre eux, en voie d’urbanisation rapide. Mais, pour les grands pays en voie de développement, le capitalisme national est en réalité la principale force qui se cache derrière l’émergence du système alimentaire urbanisé  » (2008).

On l’a déjà évoquée, une tendance internationale, amorcée dans les années 1970, va durablement modifier le paysage agraire dans quelques pays émergents et reconfigurer les flux commerciaux Nord-Sud. Tout en demeurant exportateurs de produits tropicaux traditionnels, les pays en développement vont peu à peu se muer en importants fournisseurs de commodities associées à ce qui a été appelé la « transition alimentaire » : produits à haute teneur en protéine (viande de bœuf, poulet, etc.), poissons et fruits de mer, riz, huiles alimentaires et autres denrées servant à la fabrication de produits transformés pour la consommation humaine et animale (Ibid.). Profitant de l’aubaine offerte par ces nouveaux marchés, une série d’opérateurs locaux vont massivement investir dans ces secteurs. Tandis que les oligarchies terriennes se convertiront aux modes de production et de gestion moderne de l’agrobusiness, d’importants regroupements vont s’opérer, dans un cadre d’abord strictement national, sous la houlette de ces acteurs domestiques, suivant une logique très similaire au mouvement de concentration observé au niveau international (Grain, 2010).

Plus tard, alors que ces opérateurs émergents continueront d’étendre leur emprise sur les systèmes agroalimentaires locaux [1] , ils s’ouvriront progressivement aux investisseurs étrangers. Certains d’entre eux vont nouer des alliances inédites avec les transnationales occidentales de l’agrobusiness, facilitant du même coup la pénétration de ces dernières sur leur propre terrain d’opération. D’autres seront purement et simplement rachetés par ces mêmes transnationales ou leur céderont certaines de leurs activités. Quoi qu’il en soit, dans la très grande majorité des cas, ces dynamiques ont accentué le phénomène de concentration dans les systèmes agroalimentaires nationaux et, dans la foulée de ce processus, favorisé une extension du territoire de l’agrobusiness. Au Brésil, par exemple, l’agroalimentaire est désormais aux mains d’à peine quatorze entreprises. Parmi elles, Bunge, numéro trois ; Cargill, numéro six ; Louis Dreyfus, numéro sept et ADM, numéro quatorze, assurent à elles seules 7% des exportations totales du pays (Vision Brésil, mars 2011)2.

Malgré l’émergence de puissantes entreprises nationales en voie de « transnationalisation » dans les grands pays agro-exportateurs, l’exemple brésilien suggère cependant qu’elles continuent à ne jouer qu’un rôle secondaire dans le système agroalimentaire mondial. Ce que le World Investment Report confirmait encore récemment, en indiquant que les investissements de ces firmes demeurent dans leur écrasante majorité confinés dans le secteur de la production agropastorale et de la pêche, dans des marchés internationaux toujours dominés par les transnationales européennes et nord-américaines de l’agrobusiness (Cnuced, 2009). De fait, entre les firmes du Sud et celles du Nord semble se dessiner non pas un nouvel espace de concurrence, mais une nouvelle division internationale du travail, sinon des articulations inédites, sur fond d’une interpénétration croissante du capital national et international. Et Wilkinson de conclure que «  même si les cas de la Chine et du Brésil montrent que la préservation et le développement d’une forme d’agrobusiness domestique sont possibles, en revanche, pour la grande majorité des pays du monde, trop pauvres ou trop petits que pour concourir sur une telle base, ce modèle de développement n’est clairement pas viable  » (2008).

Hausse des prix agroalimentaires, crise financière et vague d’investissements fonciers

À la fin des années 1990, les flux d’investissements directs étrangers vers les différents secteurs de l’agrobusiness des pays émergents connaîtront une baisse relativement importante, et avec elle une diminution des opérations de fusions-acquisitions, en raison surtout des graves crises qui frappent l’un après l’autre les pays émergents. Sensible dès le début du siècle, vertigineuse à partir du second semestre 2007, la hausse des cours des matières premières agricoles, le boom des agrocarburants et la crise financière mondiale vont toutefois relancer le mouvement d’expansion de l’agrobusiness globalisé dans le Sud.

Dans un contexte marqué par de croissantes pressions sur la terre et par les fortes incertitudes pesant sur les marchés financiers suite à la crise des subprimes, on assiste en effet, depuis une dizaine d’années, au développement et au renforcement d’une double tendance. Parallèle et solidaire, elle tend non seulement à reconfigurer le champ des acteurs de l’agrobusiness, mais participe aussi à leur redéploiement dans le Sud, en particulier dans les pays les moins avancés (PMA), jusque-là peu visés par les opérateurs internationaux.

D’une part, l’augmentation exponentielle des investissements directs étrangers dans la production agroalimentaire, qui seraient passés de 600 millions de dollars chaque année dans les années 1990 à trois milliards de dollars en 2007-2008 (Cnuced, 2011), contredisant ainsi l’un des poncifs véhiculés par la Banque mondiale selon lequel la crise alimentaire serait en grande partie imputable au manque d’investissements étrangers dans le secteur agricole. Et, d’autre part, l’orientation d’une partie sans cesse croissante de ces investissements vers la prise de contrôle directe, quoique sous des modalités très diverses (concessions, achats directs, baux, etc.), de vastes étendues de terres là où elles sont réputées « disponibles », bon marché et productives, en vue de produire principalement des denrées alimentaires exportables et des agrocarburants. Ceci quand il ne s’agit pas plutôt de tirer bénéfice des « services environnementaux » dans le cadre du marché du carbone, d’exploiter plus classiquement les ressources du sous-sol (eau, minerais, etc.) ou de poursuivre des visées spéculatives, sans réel but de production, en tablant sur les perspectives à la hausse des marchés agricoles et fonciers.

Ainsi, selon l’International Food Policy Research Institute, près de vingt millions d’hectares auraient changé de mains entre 2005 et 2009 dans le cadre de ces acquisitions massives. Dans un rapport publié en septembre 2010, la Banque mondiale a quant à elle recensé, entre octobre 2008 et juin 2010, 463 projets effectifs ou sur le point d’aboutir, portant sur près de cinquante-six millions d’hectares (Borras et Franco, 2010). Plus récemment encore, un panel d’experts attaché au Comité mondial pour la sécurité alimentaire évaluait à une fourchette allant de cinquante à quatre-vingts millions le nombre d’hectares en voie d’être concédés à des opérateurs économiques extraterritoriaux (Committee on World Food Security, 2011). À noter que ces tractations ne concernent ni les contrats portant sur moins de 1 000 hectares, ni les prises de participations dans des sociétés agricoles nationales, pas plus qu’ils ne tiennent compte des transactions effectuées entre acteurs nationaux, lesquelles pourraient porter sur des surfaces tout aussi considérables.

Pour incertains et approximatifs qu’ils soient, en raison entre autres de l’opacité et de la discrétion qui entourent le plus souvent ces transactions, ces chiffres n’en confirment pas moins l’accélération du phénomène d’« accaparement des terres ». Indissociablement liés à l’expansion d’un modèle d’agriculture productiviste et mono-exportatrice, ils constituent sans nul doute le meilleur indicateur contemporain de l’importance stratégique et économique prise par le foncier et les fonctions de production agricole depuis le double choc de la crise alimentaire et financière.

Enjeu stratégique pour certains États qui, soucieux de sécuriser leur approvisionnement en nourriture et énergie dans un climat marqué par une forte volatilité des prix agricoles, cherchent désormais à externaliser leur production, en négociant soit directement, soit indirectement, via des intermédiaires nationaux (fonds souverains, sociétés publiques, semi-publiques ou sociétés privées appuyées par les pouvoirs publics, banques et agences nationales de développement, etc.), la cession de terre à l’étranger.

Enjeu économique et financier surtout ! Largement mise sous les feux des projecteurs médiatiques, la participation de plusieurs États à ce que la Banque mondiale a appelé elle-même la « nouvelle ruée sur le foncier » ne doit pas masquer le fait que ce sont surtout les opérateurs privés, du Nord comme du Sud, en quête des nouvelles opportunités offertes par la croissance de la demande agroalimentaire et agro-énergétique, qui forment le gros bataillon des investisseurs. S’y côtoient les acteurs traditionnels de l’agrobusiness (transnationales, gros exploitants agricoles, négociants en grains, etc.) bien sûr, mais aussi des nouveaux venus dans le champ : entreprises appartenant à d’autres sphères de l’activité économique, telle Benetton, à la recherche de nouvelles stratégies de croissance, sociétés financières, banques commerciales et d’affaires, fonds de pension et d’investissement, fonds spéculatifs et fondations privées. Ayant délaissé les marchés des produits dérivés, déprimés depuis la crise financière, soucieux de diversifier leurs activités ou leurs portefeuilles, ces acteurs non traditionnels sont de plus en plus nombreux à manifester de l’intérêt pour le foncier, alléchés par les perspectives de retour sur investissements (de l’ordre de 10 à 20 %) qu’offrent désormais la production et la commercialisation de nourriture et d’agrocarburants.

Parmi les régions visées par ces investissements fonciers, l’Afrique - supposée disposer encore de larges surfaces cultivables non- ou sous-exploitées - occupe désormais la première place, bien loin devant l’Amérique latine, l’Asie et l’Europe de l’Est. Nouvel eldorado des investisseurs, elle concentrerait à elle seule d’ores et déjà plus de la moitié des acquisitions massives de terres. Continent en proie à de graves problèmes alimentaires et dont les populations dépendent principalement de l’agriculture pour assurer leur subsistance, l’Afrique est tout naturellement au centre des préoccupations internationales soulevées par ces « accaparements de terres », expression la plus visible de l’expansion rapide de l’agrobusiness sur le continent. En témoignent les récents projets d’investissements colossaux au Gabon, en RDC ou au Liberia, qui devraient, à l’avenir, faire de l’Afrique subsaharienne l’un des premiers producteurs d’huile de palme au monde [2].

Le rôle des pouvoirs publics

Dans cette dynamique globale d’expansion de l’agrobusiness, ne négligeons pas non plus le rôle d’adjuvant joué par les pouvoirs publics. Entre l’agrobusiness et le monde politique, les liens ont toujours été très étroits, les frontières poreuses, les transferts légion et les compromis, voire les compromissions, monnaie courante. Cette relation collusive, sur fond d’intérêts convergents, explique d’ailleurs qu’il soit si difficile aujourd’hui de réguler les opérations des grandes transnationales de l’agrobusiness.
L’expression anglo-saxonne « revolving doors » traduit bien cette interpénétration du public et du privé. Ces trente dernières années, ces « portes giratoires » n’ont cessé de tourner dans les deux sens. Les exemples ne manquent guère : incorporation de Daniel Amstutz, haut cadre de Cargill, à la délégation états-unienne chargée de négocier les accords du Gatt, puis retour à ses anciennes fonctions après la création de l’OMC ; entrée de l’ancien coordinateur général de ces accords, Arthur Dunkel, au Conseil d’administration de Nestlé ; allers-retours de Michael Kantor entre Monsanto et le Secrétariat général au commerce états-unien, passé ensuite à BP ; ou encore, désignation au conseil d’administration d’Unilever, en 1999, de Lord Brittan, ancien commissaire européen au commerce (Duch Guillot et Fernández Such, 2010). Comment dès lors s’étonner que les géants de l’agrobusiness ont été et soient encore les principaux bénéficiaires des normes et règlements internationaux en matière de commerce et d’investissements, véritable « parapluie institutionnel » qui protège leurs activités ? Ou qu’au niveau national (ou régional, dans le cadre de la PAC par exemple), de généreuses politiques de soutien public soient presque entièrement dédiées à leurs stratégies d’expansion (exonérations fiscales, crédits avantageux, incitants divers et, surtout, importants subsides) ?

S’il suscite aujourd’hui de nombreuses inquiétudes, le boom récent des agrocarburants, auxquels se sont convertis plusieurs géants de l’agrobusiness, tels les Américains ADM, Bunge et Cargill et le Français Luis Dreyfus, doit également beaucoup aux politiques d’appui des gouvernements. Aussi, pour ne prendre que l’exemple des États-Unis, l’Agrobusiness Action Initiative-North America estime à près de sept milliards de dollars par an le montant des subsides versés par l’État aux gros producteurs d’agrocarburants (2010), soit près de sept fois le budget de la FAO pour la période 2012-2013 [3] À l’évidence, sans ces mesures incitatives, dictées essentiellement par un souci de sécurité énergétique, les agrocarburants n’auraient sans doute jamais décollé, leurs coûts de production étant supérieurs à ceux de l’essence et du diesel (Polet, 2011).

Notons ici encore que, contrairement aux idées reçues, ces politiques d’appui aux acteurs de l’agrobusiness ne sont pas l’apanage des grands pays développés. Motivés par des impératifs d’ordre stratégique, mais plus encore d’ordre économique (opportunité de croissance et d’emplois), les gouvernements brésilien, argentin, malaisien ou encore indonésien, ont eux aussi largement axé leur politique agricole, voire leur politique commerciale, sur la promotion et le développement des agrocarburants. Quitte à accélérer la réaffectation massive de terres et leur concentration dans les mains des grands opérateurs du secteur, nationaux et internationaux, l’expansion de ces cultures est largement considérée comme une question d’intérêt national dans ces pays émergents (Ibid.). Mais désormais, obnubilés par les niveaux de croissance atteints par les grands pays émergents, fascinés par leur modèle de développement agricole productiviste, avides de profiter pleinement de l’envolée du prix des matières premières agricoles sur les marchés internationaux, les PMA leur emboîtent le pas.

Au Sénégal, au Cameroun, en RDC, au Mali ou encore au Rwanda, le développement de l’agrobusiness est ainsi devenu l’objectif premier des stratégies de développement national. Au risque d’accroître davantage encore la dépendance des systèmes alimentaires nationaux vis-à-vis d’acteurs étrangers et d’accentuer la pression sur les très nombreuses populations agricoles que comptent ces pays, leurs gouvernements se sont lancés en effet dans une véritable entreprise de séduction des investisseurs internationaux, via d’importantes réformes de leur législation fiscale et foncière, de nature libérale, destinées à renforcer l’attractivité de la terre et à améliorer le « climat d’investissement », ou encore, via la mise en place d’une batterie d’incitants qui ouvrent un nouveau théâtre d’opérations pour l’agrobusiness. Reste qu’ils y ont été fortement incités par les organismes internationaux et régionaux, Banque mondiale en tête, et par de nombreux programmes d’aide, comme l’US Millenium Challenge Corporation, lesquels n’ont cessé d’apporter leur appui à ces réformes, y conditionnant parfois leurs aides (Grain, 2010).

Puissance économique et influence politique : les pouvoirs des grandes firmes

Élément central d’un ensemble d’efforts visant à soustraire aux gouvernements la gestion - par le passé il est vrai trop centralisée et souvent peu responsable - des politiques alimentaires, le libre-échange, que les institutions internationales entendent toujours promouvoir, a favorisé l’émergence d’un système agroalimentaire encore plus centralisé dans les mains des opérateurs privés. Loin d’avoir atteint les objectifs théoriques que ses promoteurs lui avaient fixés, la libéralisation n’a fait qu’accentuer le pouvoir économique des grandes firmes. En contrôlant toujours plus étroitement certains secteurs productifs, voire les différents segments des chaînes logistiques, des fournitures agricoles à la commercialisation, en passant par la transformation, ces monopoles et oligopoles non seulement déterminent la nature et les modes de production, mais pèsent aussi de tout leur poids sur la formation des prix [4] . En définitive, ce qui est donné à voir à l’échelle de la planète comme à l’échelon local, en l’absence de tout cadre régulateur, est un «  processus cumulatif, voire exponentiel, de constitution d’un énorme pouvoir de marché entre les mains des multinationales. Ce pouvoir, qui relève de la sphère privée, est souvent comparable, sinon supérieur, à celui des institutions publiques  » (Rastoin, 2008).

Le cas de Cargill est emblématique. Il permet bien d’entrevoir toute la portée et les conséquences des dynamiques de concentration et d’expansion en cours dans le champ de l’agroalimentaire. La société est aujourd’hui présente dans près de soixante-six pays à travers 1 100 succursales, qui emploient près de 131 000 personnes. Premier marchand de grains au monde, qu’elle stocke dans ses milliers de silos et qu’elle transporte d’un continent à l’autre via son imposante flotte marchande et ses très nombreuses installations portuaires, la société est devenue en l’espace de quelques années un des leaders mondiaux du traitement des oléagineux, du maïs et du blé - pour la fabrication d’agrocarburants notamment - et l’un des principaux producteurs d’engrais minéraux, via sa filiale Mosaïc. Deuxième propriétaire d’abattoirs et second producteur de nourriture animale, Cargill est aussi l’un des plus gros négociants en viande de bovin, de porc et de volaille, nourris dans ses vastes fermes industrielles avec les produits de la firme.

Multipliant activités et terrains d’opération, rachats d’entreprises bien implantées dans leur secteur et prises de participation dans des sociétés appartenant à d’autres segments d’activités, Cargill en est venue à prendre - comme le rapporte d’ailleurs avec fierté l’un de ses responsables - le « contrôle total » de la chaîne alimentaire dans certaines filières, comme celle du poulet, qui est élevé, abattu et transformé dans les propres installations de la firme, transporté via sa flotte, et distribué dans des supermarchés appartenant aux deux principaux actionnaires...de Cargill. Ce n’est pas tout ! Comme l’indique Jean Ziegler, la transnationale entretient une organisation, le « Financial Services and Commodity-Trading Subsidiary », qui opère sur les principales bourses de matières premières (2010). Puissant révélateur du pouvoir qu’elle exerce sur les marchés, Cargill a atteint en 2008, année de crise alimentaire, un chiffre d’affaires de 120 milliards de dollars et un profit net de 3,6 milliards, soit 55 % d’augmentation par rapport à l’année précédente, tandis qu’au même moment plusieurs millions de personnes basculaient dans l’indigence (Ibid.).

Pour autant, ce pouvoir de marché, qui pèse sur les producteurs et les consommateurs du Nord et du Sud comme sur l’ensemble du système alimentaire, ne permet pas de saisir les différentes facettes du pouvoir des grands acteurs de l’agrobusiness. Considérablement renforcée ces dernières années, cette puissance économique se double en effet d’un formidable pouvoir politique. En témoignent les capacités, aujourd’hui bien assises, des grandes firmes à influencer les agents politiques (États, organismes régionaux, institutions internationales, agences de développement, etc.), à peser sur leurs décisions et les politiques publiques mises en oeuvre, à les formater à leur avantage ou à les contrecarrer pour défendre leurs intérêts, sinon à produire les normes, règles et institutions qui gouvernent les systèmes alimentaires, le commerce international et les investissements (Clapp et Fuchs, 2009).

Brevetage du vivant, Alena et autres accords de libre-échange et d’investissements, accords de Blair House en 1992 entre l’Union européenne et les États-Unis, aboutissement de l’Uruguay Round qui a donné naissance à l’OMC, réglementations internationales sur les brevets, adoption par les institutions internationales et les États de mécanismes de gouvernance privés, tels les récents « Responsible Agricultural Investment that Respects Rights, Livelihoods and Resources » censés encadrer les transactions sur la terre et atténuer leurs impacts, échecs répétés des négociations sur le climat ou la protection de la biodiversité... Lorsque l’on examine les bénéfices importants qu’en ont tirés et en tirent encore les transnationales de l’agrobusiness, ces accords, dispositions et dispositifs peuvent être considérés comme autant de victoires pour elles, autant de signes de leur capacité croissante à dominer le jeu et à en définir les règles, avec l’appui de leur gouvernement, voire de diverses instances internationales. Rappelons en effet que ces dernières ont peu à peu invité les firmes ou leurs représentants aux tables de négociation sur les grands enjeux internationaux, au nom de « l’engagement de toutes les parties », leur ouvrant ainsi un nouvel espace politique qu’elles n’ont pas tardé à investir (Ibid.).

Stratégie privilégiée par les grandes firmes pour orienter à leur avantage les négociations ? Un intense travail de lobbying, de sponsoring et d’appui politique pour lequel elles dépensent des sommes colossales : financement de campagnes électorales, de sommets et forums internationaux, de fondations « philanthropiques » ; établissement de partenariats avec le public ; engagement dans des actions dites « humanitaires » ; formes diverses d’appui, douteux parfois, à certains gouvernements, à leurs oppositions politiques ou à certains groupes de pression extraparlementaires, telle l’UDR (Union démocratique rurale), puissante représentante des propriétaires terriens brésiliens (Payne, 2000 ; Gylden, 2012).

Les pressions politiques exercées peuvent aussi prendre des formes plus agressives, allant de la menace d’une délocalisation au cas extrême du soutien au renversement d’un gouvernement démocratiquement élu, comme l’ont montré le coup d’État au Honduras et la récente destitution du président Lugo au Paraguay, derrière lesquels se sont profilés - on le sait maintenant - les grands propriétaires terriens et les divers secteurs liés à l’agrobusiness (Boron, 2012). Pouvoir compulsif donc, voire formes médiées de violence largement utilisées aussi sur le terrain envers les populations, là où existe une forte collusion entre les autorités publiques et les sociétés privées. De l’Éthiopie à l’Indonésie, en passant par la Colombie et le Paraguay, la liste est longue des violations des droits humains perpétrées dans les territoires contrôlés par les grandes firmes ou par leurs sous-traitants nationaux.

Si ces abus marquent les opinions publiques, il n’en demeure pas moins que la principale source du pouvoir des grandes firmes réside dans leur capacité croissante, du fait de leur position structurelle dominante, à imposer leurs thèmes dans les agendas publics et à susciter l’adhésion à leurs discours, à fabriquer, autrement dit, du « consentement » autour d’une rhétorique reprenant et redéfinissant, à leur avantage, les grands problèmes humanitaires et les solutions qu’il conviendrait de leur apporter (Clapp et Fuchs, 2009). De fait, la montée en puissance de l’agrobusiness ne s’est pas faite dans un vide de discours « légitimateurs », qu’il s’agit de déconstruire.

Des discours légitimateurs à déconstruire


L’agrobusiness : une solution au problème de la faim ?

« Feeding the World. The 9-billions question  », tel était le thème d’une conférence internationale organisée au Starling Hotel de Genève le 12 février 2012. Le titre n’était pas très original. Depuis la crise de 2007-2008 et ses émeutes dites « de la faim », nombreux sont ceux qui ne cessent d’agiter la menace malthusienne d’une pénurie généralisée de biens alimentaires. Plus significatif est le profil de son principal organisateur, le très diffusé et libéral hebdomadaire The Economist, ainsi que celui de ses principaux intervenants : le directeur général de la FAO, Jozé Graziano da Silva, un délégué des Nations unies, quelques universitaires, un officiel chinois, l’ex-ministre français de l’Agriculture (Bruno Lemaire), son homologue nigérian, le directeur général de l’OMC, Pascal Lamy ; et surtout, se succédant à la tribune, des représentants des géants de l’agrobusiness - des hauts dirigeants de Dupont, de Cargill et de Monsanto, un directeur de Nestlé, le responsable du programme de recherche de Mars Inc, pour ne citer que quelques-uns -, tous unis dans une commune volonté de lutter contre la sous- et la malnutrition (sic). Bel exemple, en somme, d’instrumentalisation politique de la faim par l’agrobusiness que cette conférence sponsorisée, entre autres, par Nestlé, BASF, Rabobank et quelques-unes des grandes fédérations de l’agroalimentaire et centres de recherche privés (International Maize and Wheat Improvment Centre, Global Alliance for Improved Nutrition ou Porter Noveli) !

Le message véhiculé est limpide, les arguments souvent martelés, le refrain répété à l’envi depuis des années déjà. À ceci près que ces discours ont trouvé une nouvelle audience, une nouvelle légitimité depuis la crise alimentaire de 2007-2008. Le monde serait au bord de la limite de ses potentialités productives face à une demande sans cesse croissante. Et seul l’agrobusiness, avec ses modes de production intensifs et ses technologies de pointe, serait à même de repousser ces limites et d’éviter ainsi un drame alimentaire que ces mêmes cassandres prédisent comme inéluctable (Benhammou, 2009).

Relayés et adoptés désormais par de nombreux acteurs internationaux, agences d’aide et gouvernements, les arguments en faveur d’une nouvelle « révolution verte » s’inscrivent dans une vision similaire. Implantée d’ores et déjà dans de nombreux pays, multipliant les partenariats stratégiques avec les gouvernements et les organismes publics, l’Agra (Alliance for a Green Revolution in Africa) s’est faite le principal porte-drapeau de cette nouvelle « révolution » lancée tambour battant contre la pauvreté et la faim. Financée par la fondation Bill et Melinda Gates, étroitement associée à quelques grandes firmes (Bunge, Monsanto, etc.), elle entend favoriser l’accès aux semences hybrides et génétiquement modifiées, aux pesticides et aux engrais, via notamment l’octroi de crédits ; améliorer les réseaux de distributeurs et de fournisseurs en intrants agricoles ; familiariser les producteurs locaux aux techniques de l’agriculture intensive ; ou encore, promouvoir de conséquentes réformes de marché, lesquelles sont présentées, au même titre que les solutions biotechnologiques, comme des composantes clés d’un programme de dynamisation des agricultures locales (Grain, 2010).

Ces remèdes miracles défendus par les tenants de la « révolution verte » et les acteurs de l’agrobusiness ne doivent évidemment pas faire illusion. Rappelons quelques évidences. Si elle est indispensable pour satisfaire des besoins alimentaires sans cesse croissants d’ici 2050 et au-delà, l’accroissement de la production ne garantit en rien l’élimination de la faim. On le sait, celle-ci est bien moins liée à un manque de disponibilité alimentaire qu’à un problème de répartition et d’inégal accès à la nourriture. De fait, en dépit d’un formidable accroissement de la production ces trente ou quarante dernières années, le modèle productiviste, vendu désormais à l’Afrique sous la bannière de la révolution verte, s’est révélé incapable d’assurer la sécurité alimentaire de près d’un milliard de personnes, tandis qu’il est la cause de très nombreuses maladies liées à la malbouffe dans le Nord.

Gaspilleur et destructeur, ce modèle - aujourd’hui à peine revisité par des biotechnologies sujettes à de nombreuses controverses - n’a fait au contraire que maintenir, sinon renforcer, les inégalités d’accès à la nourriture, accroître la dépendance alimentaire de nombreux pays autrefois autosuffisants, et accentuer la pression sur les terres et les paysanneries du Sud qui assurent encore près des trois quarts des besoins alimentaires des populations.

Or, ceux qui aujourd’hui se font les chantres autoproclamés de la lutte contre la faim n’ont cessé d’étendre, aux dépens des petites et moyennes exploitations vivrières, les monocultures d’exportation (soja, colza, coton et huile de palme, en particulier), dont on a du mal à voir la pertinence en matière de satisfaction des besoins alimentaires fondamentaux. Faut-il encore rappeler à ceux qui croient toujours aux vertus des OGM pour éliminer la faim que c’est essentiellement vers ces mêmes cultures commerciales que s’est déployé tout le génie génétique des grandes firmes. Leur expansion et leur conversion récente en agrocarburants ne sont d’ailleurs pas étrangères à la hausse des prix alimentaires de 2007/2008. Que dire enfin des marges bénéficiaires croissantes prélevées par les grands opérateurs de l’agrobusiness, qui grignotent toujours un peu plus le pouvoir d’achat des consommateurs alors même que les producteurs voient leurs revenus diminuer ? Le vernis éthique dont se parent ces acteurs s’écaille bien vite. La rhétorique philanthropique déployée avec force d’arguments technico-productivistes ne peut tromper sur les intentions qui les motivent et les intérêts qui les guident. Depuis la crise, un nouveau marché profitable s’offre désormais à eux : celui de la faim.

Le mythe de la croissance économique

Ces dernières années, l’Afrique a vu se multiplier les initiatives en faveur du développement de l’agrobusiness sur le continent. Appuyée conjointement par la FAO, l’Onudi (Organisation des Nations unies pour le développement industriel) et le Fida (Fonds international pour le développement agricole), l’Initiative pour le développement de l’agrobusiness et des agro-industries (ID3A), lancée en mars 2010 à Abuja (Nigeria) lors d’une Conférence de haut niveau sous l’égide de l’Union africaine et du Nepad, est sans nul doute la plus importante d’entre elles. La plupart des gouvernements africains s’y sont effectivement engagés à suivre ses objectifs et à appliquer strictement ses recommandations.

Fruit d’un consensus entre les chefs d’État du continent, l’ID3A entend faire de l’agriculture et du développement de l’agrobusiness et de l’agro-industrie les principaux moteurs de la croissance et du développement socioéconomique en Afrique. Son principal objectif est « d’accroître les flux d’investissements du secteur privé vers le secteur agricole africain, en mobilisant des ressources pour le développement de l’agrobusiness et des agro-industries auprès des systèmes financiers nationaux ». Pour ce faire, elle compte oeuvrer à la promotion de toutes «  réformes institutionnelles visant à stimuler et faciliter une expansion accélérée des opportunités de marché », de même qu’à la création et au maintien, par le secteur public, de conditions « qui favorisent les investissements du secteur privé (y compris des agriculteurs) dans l’agrobusiness et l’agro-industrie ». Tout ceci afin de doter l’Afrique «  d’un secteur agricole qui, d’ici 2020, comprendra des chaînes de valeur agricoles hautement productives et rentables, qui établiront un lien efficace entre les petits producteurs agricoles et les marchés, assureront une offre de denrées alimentaires, de fibres, de fourrages et de produits comestibles à forte valeur ajoutée, contribueront à relever le revenu des agriculteurs, utiliseront les ressources naturelles de manière durable et généreront plus d’emplois de qualité  » (EMRC, 2010).

Censées favoriser la productivité, la croissance, l’emploi, la sécurité alimentaire et l’utilisation rationnelle des ressources naturelles, les mesures préconisées par l’ID3A n’ont finalement rien de très novatrices. Reflétant la croyance dans les vertus supposées des investissements privés et du libre-échange, elles étaient déjà largement promues par la Banque mondiale et mises en œuvre par de nombreux gouvernements. Or, jusqu’à présent, ces mesures n’ont eu pour effet qu’une accélération du processus d’« accaparement des terres » au profit d’investisseurs et d’opérateurs étrangers. Comme le démontre une vaste enquête menée par l’Oakland Institute sur trente projets d’investissements dans sept pays africains, dans l’ensemble, les coûts sociaux, environnementaux et budgétaires sont en réalité bien plus élevés que les bénéfices économiques attendus (2011).

Ainsi, les mesures prises par ces pays pour attirer ces investissements - exemptions fiscales totales ou partielles, incitants non fiscaux, exemption de taxe sur les importations, possibilité offerte à l’investisseur de rapatrier totalement ou partiellement ses profits et bénéfices, voire droit qui lui est donné d’exploiter sans limites les ressources - impliquent, pour ces États, un important manque à gagner, qui pèse en retour sur les budgets alloués à d’autres secteurs (éducation, santé, etc.). À titre d’exemple, les seules exemptions de taxes accordées par le gouvernement tanzanien aux investisseurs étrangers auraient permis d’octroyer 40 % de ressources supplémentaires au secteur de l’éducation, et 70% à celui de la santé (Ibid.).

Outre d’importantes largesses financières ou en nature, les investisseurs se voient céder des terres très productives à un prix défiant toute concurrence. «  En Afrique subsaharienne et du Sud », avoue ainsi Susan Payne, PDG du fonds d’investissement Emergent Asset Management, «  le coût des terres arables, de bonnes terres, celles que nous achetons, est sept fois inférieur aux prix qui sont pratiqués en Argentine, au Brésil et en Amérique. Ce seul fait commande notre arbitrage. (...) nous pensons que nous ferons de l’argent au cours de la prochaine décennie » (cité in Oakland Institute, 2011). A ces nombreux avantages octroyés aux investisseurs aux dépens du trésor public, s’ajoute aussi le droit qui leur est souvent concédé de produire ce qu’ils veulent, de la façon dont ils l’entendent et d’exporter comme bon leur semble, ce qui suffit à démystifier l’intérêt que représentent ces investissements pour assurer la sécurité alimentaire des populations locales, d’autant que ces opérateurs ne sont que rarement soumis à l’obligation de créer de l’emploi ou encore de respecter les droits des travailleurs.

Quoi qu’il en soit, comme l’a montré Tania Murray-Li dans une étude sur les mégaprojets agricoles en Indonésie (2012) et comme le prouvent les réalités de terrain dans les secteurs du soja et du sucre au Brésil (Polet, 2011), ces investissements ne sont que peu créateurs d’emplois ; et encore, s’agit-il d’emplois saisonniers, précaires ou sous-payés. Dans la plupart des cas, les rémunérations accordées sont bien inférieures à celles que tirent les petits producteurs familiaux de leurs activités. En attendant, quand ces derniers ne sont pas directement expulsés ou contraints de vendre leur bien, à l’instar des 162 000 personnes qui devront sans doute quitter la terre qu’ils cultivent depuis des décennies dans le cadre du projet Agrisol en Tanzanie, il se voient virtuellement privés de précieuses ressources agropastorales tombées sous la coupe d’une poignée d’investisseurs.

Comme le souligne en effet, l’Oakland Institute, dans le cas des terres octroyées au Mali dans la zone de l’Office du Niger,«  la taille moyenne des surfaces dédiées à la production agricole n’est que de 4,7 hectares, et un tiers des 850 000 exploitations familiales cultivent moins d’un hectare. À titre de comparaison, les surfaces cédées dans le cadre des récentes transactions sur la terre permettraient de faire vivre 112 537 familles, soit plus d’un demi-million de personnes (686 478). En lieu et place, ces terres sont concentrées dans les mains de 22 investisseurs, lesquels projettent de n’employer qu’à peine 2000 travailleurs » (2011). Quant aux promesses d’investissements dans les infrastructures (canaux, systèmes d’irrigation, routes, etc.) souvent liées à ces contrats, elles ne semblent intéresser que les seuls investisseurs. Les réalisations en cours se révèlent soit inutiles pour les populations locales, soit dommageables pour les producteurs familiaux (Ibid.).

Une opportunité pour les paysanneries locales ?

L’épreuve des faits tend à faire voler en éclats le discours présentant la croissance des investissements privés et l’expansion du modèle productiviste comme la voie royale du développement socioéconomique, en particulier pour les petits pays du Sud. Les institutions internationales sont elles-mêmes conscientes des nombreux problèmes engendrés sur le terrain par de telles stratégies. Les nombreux exemples d’abus sociaux et d’atteintes environnementales relevés dans leurs propres rapports démontrent d’ailleurs avec force le caractère souvent néfaste de ces investissements pour la population rurale. Qu’à cela ne tienne ! En dépit des risques, elles n’en continuent pas moins à croire en l’opportunité que représentent le marché et l’agrobusiness pour dynamiser le secteur rural des pays du Sud et améliorer les conditions de vie des petits agriculteurs familiaux (Delcourt, 2010).

L’agriculture contractuelle (ou contract farming) est l’une des grandes recommandations proposées pour traduire cette opportunité virtuelle en réalité effective (Oya, 2011). Elle peut être définie comme «  un accord entre des agriculteurs et des sociétés agroalimentaires ou de commercialisation, ou les deux, portant sur la production et la fourniture de produits agricoles selon des accords à terme, fréquemment à des prix préétablis » (De Schutter, 2011). Envisagés à la fois comme alternative à la cession directe de terre et instrument de renforcement des petits producteurs, via une meilleure insertion dans les chaînes de valeur, l’accroissement de leur productivité et la diminution des intermédiaires commerciaux, ces contrats seraient porteurs d’avantages réciproques pour les deux parties.

Fondées sur le présupposé suivant lequel les difficultés des petits producteurs relèveraient essentiellement d’un déficit de productivité et d’un accès limité aux grandes chaînes de commercialisation, ces contrats leur garantiraient, d’une part, l’appui technique et l’accès aux intrants agricoles nécessaires à l’amélioration quantitative et qualitative de leur production, d’autre part, la vente de cette même production à un prix constant et rémunérateur, garantie d’une amélioration du revenu. Tout en bénéficiant d’un approvisionnement plus régulier et stable, l’acheteur verrait quant à lui les coûts de « transaction » liés à l’exploitation directe de la terre et à la gestion de la main-d’œuvre diminuer. Ces contrats à terme auraient cet autre avantage de transférer aux opérateurs privés des services incombant autrefois à l’État, allégeant du même coup leur poids sur les finances publiques.

Séduisant a priori, ce scénario win-win se heurte une fois encore aux réalités. Présentés comme une nouveauté institutionnelle, ces contrats ont en fait une longue histoire. Sous leur forme modernisée, ils sont pratiqués depuis longtemps par les transnationales de l’agrobusiness, lesquelles ont d’ores et déjà établi de telles relations dans près de 110 pays (Cnuced, 2009). Or, rarement les bénéfices supposés pour la petite paysannerie ont été au rendez-vous. Au contraire ! Si les grandes firmes ont effectivement trouvé dans ces contrats un moyen judicieux de réduire davantage encore leurs coûts, ces derniers ont dans de nombreux des cas été supportés par les petits producteurs eux-mêmes. Ceux-ci se sont vus du reste transférer la responsabilité des externalités négatives propres au modèle d’agriculture productiviste qui leur a été imposé via ces accords (Oya, 2011).

Marginalisation croissante des agriculteurs ayant perdu le contrôle sur le processus de production ; expansion d’un modèle cultural non durable et intensif en capital ; endettement dû au coût élevé des intrants pour adapter la production ; accélération de l’exode rural d’une main-d’œuvre familiale devenue surnuméraire ; pollution accrue des sols et parfois baisse des rendements après quelques années (coton BT par exemple) ; diminution des revenus du fait de l’instrumentalisation des normes de qualité pour réduire le prix offert aux producteurs ; propagation de monocultures standardisées sensibles aux maladies et réduction des possibilités de diversification productive portant atteinte à la sécurité alimentaire non seulement des producteurs, mais aussi des populations environnantes...Tels sont quelques-uns des effets pervers relevés dans une étude de Jahati Gosh portant sur plusieurs expériences de ce type en Inde, où elles avaient été accueillies avec espoir dans les années 1990, comme alternative productive pour les petits paysans. Et l’universitaire indienne de conclure : «  Étant donné ces problèmes évidents, il est surprenant que l’agriculture contractuelle soit encore promue de manière assidue par diverses forces, y compris le gouvernement central  » (2003).

Figés dans leur dogme libre-échangiste, les organismes internationaux n’encouragent pas moins avec toujours plus d’insistance la diffusion de ce mécanisme de coordination privé à l’apparente nouveauté, comme axe central de leurs stratégies de développement rural (Delcourt, 2010). Balayant les causes structurelles de la pauvreté rurale, elles se refusent toujours à voir que l’asymétrie des rapports de force entre producteurs et acheteurs conditionne les clauses et les termes de ces contrats au plus grand profit des seconds (De Schutter, 2011). À l’instar des codes de bonne conduite censés garantir que les transactions foncières débouchent sur un résultat gagnant-gagnant, la question du pouvoir est purement et simplement évacuée. Comme le souligne Elisa DaVià, dans ce numéro d’Alternative Sud, faire de ces contrats une « opportunité de développement » reflète la tendance obsessionnelle de l’approche win-win à naturaliser un rapport inégal et à passer sous silence «  des luttes de pouvoir et des relations sociales conflictuelles omniprésentes dans la chaîne de valeur et intrinsèques à la structure des rapports de production et à l’extraction du surplus dans le capitalisme contemporain ».

Conclusion

Première cause de déforestation, de réduction de la biodiversité, de pollution des sols et des sous-sols et principal facteur de déstructuration du tissu social et culturel dans un monde rural encore prédominant dans la plupart des pays du Sud, l’expansion de l’agriculture industrielle, que beaucoup appellent encore de leurs voeux, mène tout droit à une impasse. Pour autant, cet horizon n’est pas inéluctable. Contrairement à la croyance, sciemment et soigneusement entretenue par les grandes firmes, selon laquelle seul l’agrobusiness pourra relever le défi du développement socioéconomique dans les pays les moins avancés et nourrir le monde d’ici 2050 au moment où celui-ci aura atteint son pic démographique, un autre scénario est parfaitement envisageable. Scénario de rupture par rapport aux orientations privilégiées jusqu’ici, sa concrétisation passe nécessairement par des politiques de régulation des opérations des transnationales et des marchés, la reconnaissance de la primauté des droits humains sur les règles du commerce, ainsi que par une relocalisation de la production alimentaire au profit des paysanneries locales. Plusieurs mesures pourraient être prises dans ce sens.

Interdiction de la spéculation sur les marchés des biens alimentaires et adoption d’accords visant à stabiliser les prix internationaux ; établissement de règles autorisant les pays à protéger leur marché d’importations susceptibles de porter atteinte aux productions alimentaires locales et à se prémunir des pratiques de dumping des opérateurs internationaux ; renforcement du rôle et extension des prérogatives du Comité sur la sécurité alimentaire et du Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation ; rejet des investissements privés qui ne se conforment ni aux divers traités internationaux sur les droits humains, ni aux normes et standards internationaux en matière de protection du travail et de l’environnement ; engagement des États à faire respecter ces droits en vertu des obligations contractées au niveau international ; démantèlement des monopoles et oligopoles nationaux exerçant un pouvoir excessif sur les producteurs et les consommateurs et introduction de lois et mécanismes susceptibles de mettre fin aux pratiques abusives (d’achat, de vente et de marketing) des opérateurs dominants ; mise en place et protection de chaînes alimentaires décentralisées apportant des bénéfices multifonctionnels ; suppression des subsides octroyés aux grandes compagnies et des avantages divers, fiscaux notamment, accordés aux investisseurs étrangers ; mise en place de mesures garantissant une distribution équitable des bénéfices dans la chaîne de valeur et reflétant les coûts réels de production ; mise en oeuvre d’une réglementation nationale empêchant l’évasion fiscale ou encore réhabilitation des stocks et des systèmes publics de distribution, etc., telles sont quelques-unes des recommandations proposées notamment par l’Agribusiness Action Initiatives [5] (2009).

Indispensables pour limiter le pouvoir de l’agrobusiness et amorcer un processus de déconcentration au niveau national comme international, ces mesures ne permettront toutefois pas de lever complètement le grand paradoxe qui caractérise le système alimentaire actuel, à savoir la persistance de l’extrême pauvreté en milieu rural, laquelle touche principalement des petits producteurs ; pas plus qu’elles ne permettront de répondre seules au grand défi à relever d’ici 2050 : améliorer «  l’accès de tous à une alimentation disponible à proximité, économiquement accessible, culturellement acceptable, sanitairement et nutritionnellement satisfaisante » (Déclaration de la FAO, Québec, 1995).

Pour porter efficacement leurs fruits, ces mesures de régulation devront s’accompagner d’autres interventions visant à accroître et à renforcer les capacités productives des paysans. Mais, loin des solutions technico-productivistes défendues par l’agrobusiness, l’Agra et la plupart des organismes internationaux, la réduction de «  la sous-alimentation passe d’abord, note Michel Griffon, par la distribution de terres à ceux qui n’en ont pas ou pas assez (...). Il est clair que là où la terre est disponible et les candidats à la propriété nombreux, comme en Amérique latine et en Afrique australe, la redistribution reste la meilleure réponse à la sous-alimentation, tant pour des raisons de morale sociale que d’efficacité économique. Et pour que les familles bénéficiaires puissent réellement entrer dans une dynamique productive, il faut aussi leur assurer l’accès au crédit, à la connaissance, à des conditions de sécurité sanitaire suffisantes, et favoriser la constitution d’organisations collectives d’achat et de vente. Mais au-delà de ces conditions de base pour les plus pauvres, il faut aussi résoudre la question de la création d’une agriculture durable et hautement productive pour la plus grande partie des agriculteurs ». Un objectif qui, là encore, pourrait semble-t-il être atteint via le développement et la diffusion de modes de production agricole utilisant toutes les fonctionnalités des écosystèmes, que l’on sait aussi productifs que l’agriculture industrielle, pour autant que les producteurs puissent bénéficier de l’encadrement public, technique et scientifique nécessaire (Holt-Giménez et Patel, 2009)

Vaste programme en somme, dont la mise en œuvre réclamera la mobilisation et l’articulation de l’ensemble des acteurs - mouvements et syndicats paysans, organisations de consommateurs, centres de recherche publics, ONG, institutions internationales, gouvernements, etc., désireux de soustraire au marché et aux transnationales la production de nourriture - pour faire pencher en faveur de la souveraineté alimentaire un rapport de force qui demeure toujours très largement favorable à l’agrobusiness.


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Notes

[1Ceci quand ils n’exerçaient pas déjà un monopole de fait sur certains secteurs, à l’instar des entreprises publiques indonésiennes privatisées au seuil de la période post-Suharto dans des conditions parfois douteuses.

[2Entre 2009 et 2011, près de 4,5 milliards d’euros auraient été investis en Afrique centrale et de l’Ouest, essentiellement dans la production de palmiers à huile. Les deux premiers producteurs mondiaux, le malaisien Sime Darby et l’indonésien Golden Agri-Ressources, se seraient en outre engagés à investir près de 3,6 milliards d’euros supplémentaires au seul Libéria, pour y développer cette culture sur une surface de près de 450 000 hectares. Quant au groupe Olam, il s’est déjà approprié 300 000 hectares au Gabon en vue d’y produire un million de tonnes d’huile. Suivies désormais par les opérateurs européens, nord-américains ou indiens, les entreprises indonésiennes et malaisiennes sont actuellement en pourparlers avec les gouvernements ivoirien, congolais ou encore zambien, pour développer de tels projets. Objectif : répondre à la demande mondiale d’huile alimentaire, qui devrait progresser de 45 millions à 73 millions de tonnes d’ici 2020 (Pauron et Ballong, 2012).

[3Cf. www.fao.org.

[4Dans le secteur du café, par exemple, on a pu démontrer l’existence d’une corrélation entre le niveau de concentration et la réduction des revenus des producteurs, en l’occurrence près de vingt-cinq millions de personnes. Tandis que la marge prélevée par les quelques grandes firmes sur les consommateurs, de l’ordre aujourd’hui de 20 à 25%, n’a cessé d’augmenter, le café a perdu 70% de sa valeur d’achat aux producteurs depuis 1980 (Parmentier, 2009).

[5Réseau international d’acteurs (ONG, militants, chercheurs, consommateurs, paysans, etc.) qui entendent lutter contre la concentration et l’emprise croissante des multinationales de l’agrobusiness sur les systèmes alimentaires et la vie quotidienne.

Emprise et empreinte de l’agrobusiness

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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