L’année 2005 a été marquée par toute une série de mobilisations protestataires montrant
ainsi les difficultés rencontrées par l’État benalien à maintenir son emprise sur l’ensemble des
sphères sociales du pays. Toutefois, ces mobilisations ont gardé un caractère partiel en affectant
principalement des groupes professionnels supérieurs. Les avocats d’abord, les magistrats
ensuite, puis les universitaires et, dans une moindre mesure, les journalistes, se sont engagés
dans des actions revendicatives professionnelles qui ont rapidement pris une tonalité politique.
L’appareil sécuritaire a, par conséquent, été particulièrement sollicité pour circonscrire l’un après
l’autre les mouvements de protestations collectives. Si les manifestations de mécontentement
« n’ont donné lieu qu’à des mobilisations restreintes, la hantise d’un dérapage de conflits ou de
contestations » [1] qui feraient tache d’huile demeure l’obsession de gouvernants dont les « réserves
de légitimation » s’étiolent. Les rumeurs autour du cancer du président et l’absence de
perspectives politiques au cas où le chef de l’État viendrait à disparaître alimentent une
atmosphère d’incertitude qui fait parfois penser à une ambiance de fin de règne. La
multiplication et la conjonction des actions collectives dont le point d’orgue a été cette année le
Mouvement du 18 octobre pourraient, dans un avenir plus ou moins proche, constituer une
menace pour la stabilité d’un régime qui, après le 11 septembre 2001, avait vu son rôle d’allié de
choix de l’Occident dans sa lutte contre le « terrorisme islamiste » revitalisé.
Les organisations professionnelles dans les mobilisations protestataires
Des journalistes entre protestations et allégeances
Lotfi Hajji, ancien rédacteur en chef de la partie arabe de l’hebdomadaire Réalités, avait
décidé en 2004 avec quelques collègues de créer un syndicat des journalistes (SJT) pour suppléer
aux carences de l’Association des journalistes tunisiens (AJT), transformée en une organisation
pro-gouvernementale depuis le début des années 1990. Confrontées à cette initiative, les
autorités avaient réagi de façon retorse en refusant par le biais de l’Agence tunisienne de
communication extérieure (ATCE) d’accorder à Lotfi Hajji une carte d’accréditation auprès de la
chaîne qatarie Al-Jazira.
Interdit depuis lors d’écriture dans la presse tunisienne (à l’exception d’Al-Mawqif,
l’organe du PDP), il est sans cesse harcelé par les pouvoirs publics. Son intention de rendre
public le rapport du Syndicat des journalistes tunisiens sur l’état des médias en Tunisie à
l’occasion de la journée internationale pour la liberté de la presse le 3 mai, lui vaut plusieurs
convocations par les services de police. À son retour de Marrakech, le 25 avril, où il s’était rendu
pour un séminaire sur la liberté de la presse, une partie des livres qu’il a achetés au Maroc sont
confisqués par les autorités à son arrivée à l’aéroport de Tunis-Carthage. Il est ensuite convoqué
le 4 mai par la police de Bizerte, qui lui signifie que le syndicat dont il est le président ne dispose
pas du statut légal l’autorisant à publier un rapport sur les médias. La veille, le SJT avait diffusé
sur internet ledit rapport. Lotfi Hajji est à nouveau convoqué les 7 et 9 mai par les forces de
sécurité qui lui demandent la liste des 160 membres supposés du SJT [2].
Après une période d’accalmie, la perspective de l’organisation du congrès constitutif du
SJT, le 7 septembre, débouche sur une période de crispation des autorités. Les forces de police
convoquent le président du syndicat, le 24 août, pour lui notifier l’interdiction de la tenue dudit
congrès sous prétexte que le SJT n’est pas une association reconnue [3]. Le pouvoir fait également
pression sur la direction de l’hôtel qui devait abriter les travaux du congrès pour qu’elle ne mette
pas de salle à disposition du syndicat. Et le 30 août, celle-ci « exprime son regret de ne pouvoir
honorer son contrat » [4] sous prétexte de travaux urgents dans la salle devant accueillir le congrès.
Lotfi Hajji n’est bien évidemment pas le seul journaliste à subir les foudres du pouvoir.
On citera plus particulièrement cette année deux autres victimes de harcèlements : Mohamed
Fourati et Sihem Bensedrine. Cette dernière, rédactrice en chef du journal en ligne Kalima et
porte-parole du CNLT, a été victime durant le mois de mai, peu après la journée internationale
pour la liberté de la presse, d’une campagne de presse particulièrement odieuse de la part de
plusieurs titres « privés » spécialisés dans les invectives et les attaques contre les opposants et les
défenseurs des droits de l’Homme [5]. Les quotidiens arabophones Ach-Chourouq et As-Sarih, ainsi
que les hebdomadaires Al-Moulahidh et Al-Hadath ont rivalisé dans l’insulte : traitée de « création
diabolique » débauchant des adolescents, de « machine enragée pour celui qui se rapproche de la
clôture de son enfer ou qui tente de frapper à la porte de sa prostitution », Sihem Bensedrine est
accusée de « louer son dos – i.e. se prostituer en pratiquant la sodomie – aux étrangers en général
et aux sionistes en particulier » [6].
Quant à Mohamed Fourati, journaliste de l’organe du PDP Al-Mawqif, de l’agence Qods
Press International et de la publication en ligne Aqlam on Line, il est appelé à comparaître à
plusieurs reprises – son procès étant sans cesse reporté – devant la cour d’appel de Gafsa pour
répondre à l’accusation d’appartenance à une association non reconnue (en fait le mouvement
islamiste Ennahdha). Dans le cadre de cette affaire, qui remonte à décembre 2002, Mohamed
Fourati a été acquitté à trois reprises en 2003 et 2004, respectivement par le tribunal de 1re instance et la cour d’appel [7] Or, les jugements de la cour d’appel ont été cassés à deux reprises
par la cour de cassation, laissant planer une épée de Damoclès au-dessus de la tête du journaliste
qui vit dans une insécurité juridique permanente.
On notera également que trois des membres de la commission liberté de l’Association
des journalistes tunisiens ont également un court moment franchi la ligne rouge en publiant le 4e
rapport annuel sur la situation de la liberté de la presse en Tunisie. L’élaboration de ce document
s’est opérée dans un climat de tension au sein du comité directeur de l’AJT. En raison du
remplacement du rapporteur initial (Néji Baghouri) par un de ses collègues, thuriféraire du
régime, Jamel Karmaoui, trois membres de l’actuel comité directeur et de la commission des
libertés chargés de confectionner le rapport (Zied Héni, Mohsen Abderrahmane et Néji
Baghouri) prennent l’initiative en mars de le rédiger au nom de l’AJT. Diffusé sur internet le 3
mai, ce rapport évoque la dégradation de la liberté de la presse depuis le début des années 1990,
et adopte un ton critique à l’égard de la gestion des médias par le pouvoir [8]. Néji Baghouri est
convoqué le 7 mai par la brigade judiciaire du district de police de Tunis et détenu 4 heures ;
dans la foulée le comité directeur se réunit – sans les rédacteurs du rapport – et décide de relever
Zied Héni, Mohsen Abderrahmane et Néji Baghouri de leurs fonctions au sein de l’AJT [9].
Confrontés à ce début d’intimidation, les rédacteurs du rapport rentrent vite dans le rang,
« admettent leurs erreurs » et s’engagent « à retirer officiellement le rapport parallèle, élaboré le 3
mai 2005 » [10]. Ils sont d’ailleurs réintégrés trois mois plus tard dans le comité directeur à
l’occasion d’une réunion extraordinaire de ce dernier au début du mois d’août [11].
En cette année de SMSI (voir infra), le pouvoir a tout de même tenté de donner le change
en prenant un certain nombre de mesures de « libéralisation » de la presse, en trompe l’oeil. Lors
de la cérémonie marquant la « journée nationale de la culture », le 27 mai, le président Ben Ali
annonce l’abrogation de la procédure du dépôt légal pour les organes de presse. Cette formalité,
présente dans de nombreux États et qui est en général destinée à l’information de
l’administration et la conservation du patrimoine culturel a été détournée par le régime du
président Ben Ali en outil de censure préalable [12] Le problème ne provient pas tant du dépôt
légal en lui-même que du retard ou du refus illégal de l’administration du ministère de l’Intérieur
de délivrer le récépissé que doit exiger un imprimeur pour avoir le droit d’imprimer la
publication. Certes, l’abrogation du dépôt légal devrait permettre aux deux journaux de
l’opposition « critique » (At-Tariq al-Jedid et Al-Mawqif), d’être mis en vente plus rapidement. Mais
cette mesure n’est pas exempte d’effets pervers dans la mesure où le dépôt légal est utile pour
conserver les exemplaires des journaux tunisiens et que sa disparition pourrait signifier bien
davantage une « abrogation de la conservation de la mémoire » qu’une « abrogation de la
censure » [13].
Force est de constater que les velléités de protestations des journalistes ont été de faible
ampleur et ont concerné principalement quelques individualités. Ce n’est pas le cas des
mobilisations d’avocats et, dans une moindre mesure, des magistrats qui se sont inscrites dans la
durée et ont débouché sur une épreuve de force entre le pouvoir et les professionnels de la
justice.