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Le refus d’un féminisme « assimilationniste »

Le féminisme n’a pas toujours bonne presse et endosser l’étiquette de féministe suscite encore et toujours des réserves. Au Nord, il est perçu comme dépassé ou excessif. Au Sud, il apparaît comme paternaliste et occidentalocentré. Au placard, le féminisme ? Certainement pas. Coup de projecteur sur les apports, encore trop occultés, de ces penseuses et militantes du Sud en faveur de l’égalité.

« Nulle part au monde, les femmes ne bénéficient d’une égalité totale avec les hommes ». Cette affirmation de Bertha Lutz, féministe brésilienne et signataire de la Charte de l’Organisation des Nations unies, prononcée en 1945 n’a pas pris une ride et justifie la poursuite d’un combat donné en héritage.
En Afrique, en Amérique latine, en Asie, les femmes se sont approprié de longue date cette lutte en refusant de se conformer aux prescriptions masculines autant qu’aux injonctions occidentales. Les femmes du Sud et les descendantes d’immigrées dans le Nord ont en effet bousculé le mouvement en liant le « refus de la domination par un pouvoir (néo)colonial extérieur à celui de la domination par un pouvoir patriarcal intérieur  » (El Saadawi, 2014).

Un féminisme « intersectionnel »

Les féministes des pays du Sud ont d’abord insisté sur l’imbrication des rapports de pouvoir. Une femme indigène de la campagne du Guatemala, une femme dalit des faubourgs de New Delhi, une femme « racisée » des quartiers populaires de Bruxelles, une lesbienne d’ici ou d’ailleurs, sont à l’intersection de différents rapports de pouvoir sur base de la classe, de la race, du sexe, de la sexualité, etc. qui font qu’elles ne sont pas « également » dominées.
L’imbrication insidieuse existant entre sexisme et racisme se reflète notamment dans la manière de considérer les violences envers les femmes. En Europe ou aux États-Unis, celles-ci sont appréhendées globalement comme un fait social, étudié rationnellement, données et statistiques à l’appui. En revanche, dans d’autres lieux – en Inde, au Mexique, dans « le » monde arabe –, les violences sexistes sont perçues, depuis l’Occident, comme inhérentes à la culture de leurs auteurs. L’explication sociologique est oubliée et l’interprétation culturaliste prend le dessus. Il est alors fait référence au sexisme des « autres » en opposition aux valeurs inébranlables d’égalité et de respect dont l’homme blanc serait le garant.
Les féministes critiques du Sud se sont attachées à faire ressortir les différences existantes entre les femmes et ont pris en compte les identités multiples qui se croisent et qui sont à l’origine de la stigmatisation des individus, ainsi que des rapports de force qui travaillent les sociétés. A partir de leurs « territoires et de leurs corps » (Alternatives Sud, 2015), de leurs priorités et selon leur capacité d’action, elles se sont inscrites dans une perspective de transformation ou d’adaptation de leurs réalités sociales et familiales.

Un féminisme « ancré » et contextualisé

Le second apport des mouvements de femmes du Sud est d’avoir insisté sur le caractère ancré et situé de leurs luttes, d’avoir relevé les complexités socio-historiques qui les entourent (Ali, 2016).
« La » femme musulmane par exemple est, plus que jamais, fantasmée dans nos sociétés. Les affaires à rebondissement sur le voile depuis vingt ans et la saga du burkini de l’été dernier ont drainé un flot sans retenue de discours sexistes et paternalistes où se mêlent racisme et phobie délirante de l’islam.
Dans ce contexte d’affolement, la religion expliquerait tout et serait la cause de tous les maux. Elle serait la cause du sous-développement, de l’archaïsme et du retard des sociétés. Vu comme hostile aux femmes, l’islam serait à l’origine de leurs conditions de vie et de leur inégal statut. Cette lecture biaisée essentialise les femmes musulmanes, gomme les réalités sociopolitique et historique qui influent sur les rapports de genre, et finit par les réduire à ce qu’elles ne sont pas.
À force de se concentrer sur la misogynie des religions, on en oublierait que « les » mondes musulmans sont un ensemble de pays qui s’étend sur plusieurs continents, qui connaît des langues et des cultures différentes, et est profondément marqué par des facteurs historiques et socioéconomiques qui agissent de manière déterminante sur le statut des femmes. En Irak, pour ne prendre que cet exemple, c’est la misère, les guerres successives et l’autoritarisme – plus que l’islam et le Coran – qui sont à l’origine de l’oppression des femmes aujourd’hui.

Un féminisme décolonial !

Enfin, les femmes du Sud ont critiqué le féminisme « dominant », centré sur les besoins et les expériences des femmes occidentales. Elles ont rejeté une vision paternaliste et misérabiliste qui les présentait comme des victimes passives, enfermées dans l’ignorance et la tradition, et devant de ce fait être secourues au nom de valeurs égalitaires et des droits humains. Elles ont par ailleurs affirmé leur volonté d’être parties prenantes dans l’élaboration de la pensée et des luttes féministes, non pas pour « suivre » le mouvement, mais pour le « re-composer ».
Dans cet esprit, elles ont lutté contre des structures de pouvoir productrices d’inégalités comme le (néo)colonialisme - ou d’autres comme le néolibéralisme - et refusé a fortiori l’instrumentalisation de leurs causes à ces fins.
L’objectif est ambitieux, tant recourir à la « cause des femmes » pour légitimer des politiques a de tout temps constitué un réflexe. Le thème de l’oppression a ainsi constitué une justification morale de l’entreprise coloniale. Les femmes et leurs voiles ont été les enjeux d’une lutte de propagande entre le colonisateur et les mouvements nationalistes. Le dévoilement , étant perçu comme un symbole de progrès et de modernité et le voilement, comme un acte de militance et de résistance au joug colonial.
Plus récemment, après le tournant du 11 septembre 2001, la « libération de la femme » a aussi servi de justification – parmi d’autres – des guerres impérialistes, comme en Afghanistan ou en Irak, faisant écho à la célèbre formule de Gayatri Spivak : « Les hommes blancs sauvent les femmes de couleur des hommes de couleur », parole énoncée pour pointer du doigt ces hommes qui se proclament féministes, lorsqu’il s’agit du sexisme des autres. Enfin, depuis 2001, la cause des femmes a été mobilisée et détournée de façon plus décomplexée à des fins racistes (affaire du Burkini, événements de Cologne lors de la nuit de la St Sylvestre, etc.).

Ne nous libérez pas, on s’en charge !

A contre-courant des démarches excluantes en cours, des féministes appartenant à des groupes minoritaires – féministes musulmanes, afroféministes, etc. – militent pour se réapproprier des espaces dont elles ont été dépossédées et s’expriment en leur nom propre, à la manière du collectif de citoyennes féministes musulmanes qui s’est constituée en Belgique en 2016.
Depuis la marge, elles ont ainsi lancé un appel de la main tendue. Elles ont brouillé les lignes, renversé des valeurs – perçues négativement – pour s’affirmer, et ce faisant, ont contribué à un « autre féminisme ». Pas opposé ou à contre-courant des revendications historiques du mouvement dans ses formes dominantes, mais sans pour autant accepter d’être assimilé ou de se ranger à une forme de pensée hégémonique et normative.

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