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Le petro et le labyrinthe économique vénézuélien

Le 20 février dernier, le Venezuela a lancé le « petro », la première cryptomonnaie souveraine du monde, en pleine crise économique et sociale sans précèdent dans l’histoire du pays.

Le Venezuela, autrefois l’un des pays les plus prospères et stables du sous-continent et considéré par certains comme la colonne vertébrale de l’intégration politique et énergétique sud-américaine, a connu une hyperinflation de plus de 2300 % l’année dernière, selon les chiffres du FMI [1]. Le PIB vénézuélien est tombé de 8% en 2017 et on prévoit une chute de 15% pour 2018 [2]. À cela s’ajoutent les sanctions économiques approuvées par l’administration Trump au mois d’août dernier, lesquelles cherchent à entraver les transactions financières et l’acquisition de nouvelles dettes de la part du gouvernement du Venezuela, et plus précisément de la part de PDVSA, sa principale compagnie pétrolière.

Dans ce contexte économique très précaire et instable, le « petro » a été lancé pour essayer de remédier – à court terme – à la crise des finances publiques et pour pallier au manque de liquidité qui frappe le pays sud-américain. En même temps et dans une perspective de long terme, le petro viendrait se positionner face à un potentiel effondrement de la suprématie du dollar américain dans le système monétaire international, dans un contexte de profonds bouleversements géopolitiques.

Depuis son lancement, le petro a été la cible d’éloges et de critiques de la part de divers secteurs économiques et politiques du Venezuela et d’ailleurs. Pour le gouvernement et ses sympathisants, le petro serait une solution « inventive » et « d’avant-garde », cherchant à positionner le Venezuela dans le sillage de la « nouvelle économie » et comme l’un des acteurs principaux du XXI siècle [3]. Pour l’opposition politique ainsi que pour la plupart des médias occidentaux, ce ne serait qu’un mécanisme frauduleux, illégal et peu transparent, ayant comme but de contourner les sanctions du système financier international au profit des élites du gouvernement Maduro [4]. Dans cet article, il n’est pas question de défendre un camp ou l’autre. Le but ici est de mettre en évidence les potentialités, mais aussi les risques à court et long terme que comporte le petro pour l’économie politique internationale.

Le « petro », cryptomonnaie ou cryptoactif ?

Le premier élément à retenir au sujet du petro est sans doute qu’il s’agit de la première « cryptomonnaie » au monde contrôlée par un État et supportée par des réserves de pétrole [5]. Ceci rompt avec l’idée même de ce qui constitue une cryptomonnaie : les différentes cryptomonnaies existantes au monde (bitcoin, ethereum, ripple, etc.) sont basées sur le principe du blockchain, une technologie de stockage et de transmission d’informations fonctionnant comme une base de données sécurisée, anonyme, vérifiable et partagée par ses différents usagers (aussi appelés miners). Par conséquent, la force de ces monnaies réside dans le fait qu’elles ne sont soumises à aucun organe de contrôle central. Les principes de base de l’univers des cryptomonnaies sont donc l’interdépendance et la confiance mutuelle de la communauté des miners. En ce sens, le petro ne serait pas à proprement parler une cryptomonnaie, sauf par le fait qu’il fonctionnerait selon le principe de blockchain (selon ce que nous dit le livre blanc du petro [6] ), mais contrôlé par le gouvernement vénézuélien. Car celui-ci détermine la quantité d’unités à vendre, sa valeur et sa convertibilité.

Le « livre blanc » du petro indique que le gouvernement fera une émission de 100 millions de petros. Un petro est égal à un baril de pétrole. Donc le petro sera indexé sur la valeur du pétrole, 60 dollars (équivalent du prix d’un baril de pétrole vénézuélien) étant le prix initial de son lancement le 20 février. Ceci implique que la quantité totale de l’émission serait de 6 milliards de dollars. Le livre blanc indique aussi la mise en place d’une institution (la superintendance des cryptoactifs du Venezuela) chargée de la supervision des opérations du petro. En outre, le petro pourrait être utilisé pour payer des taxes, des droits de douane et des impôts à l’État, ainsi que pour les transactions entre les compagnies d’État (PDVSA, CVG, Pequiven, etc.) et les compagnies publiques ou privées prestataires de biens et de services à l’État.
Le petro serait donc une monnaie contrôlée entièrement par le gouvernement vénézuélien, car celui-ci contrôlerait les miners, superviserait les opérations et fixerait le prix de chaque token. Dans le cas d’une réelle cryptomonnaie, tout cela serait des opérations complètement décentralisées, anonymes et vérifiables par la cryptocommunauté. Bien sûr, les potentiels investisseurs se méfient de la sécurité et de la transparence du petro, le gouvernement vénézuélien ayant été récemment la cible d’une intense campagne médiatique centrée sur l’incapacité de l’État vénézuélien à faire face à ses engagements concernant le service de sa dette souveraine. En effet, en novembre de l’année dernière, les agences de notation financière Standard & Poors et Fitch ont déclaré le paiement de 1,161 milliard de dollars de la part de PDVSA en « selective default  », ce qui a été utilisé comme arme politique par une partie de la communauté financière internationale contre le gouvernement vénézuélien. À ceci s’ajoutent les sanctions financières mises en place par l’administration Trump l’été dernier, ainsi que la situation lamentable dans laquelle se trouve la principale industrie pétrolière nationale. Tous ces éléments ont donc contribué à délégitimer la transparence et la fiabilité du petro. Il faut ajouter qu’il existe un manque d’information quant aux détails techniques et juridiques du fonctionnement de cette cryptomonnaie, spécifiquement autour des paramètres technologiques du système du blockchain, sur les mécanismes à mettre en place pour éviter le blanchiment de capitaux, sur les dispositifs juridiques, ainsi que les instances et procédures de protection des investisseurs potentiels. Toutes ces informations seraient utiles pour éveiller l’intérêt de la cryptocommunauté internationale et surtout pour susciter plus de confiance et de sécurité parmi les investisseurs.

Mais la portée du petro ne soulève pas seulement des doutes du côté de la communauté financière internationale. Au niveau (domestique) national, ce projet suscite aussi de profondes interrogations au sein de différents secteurs sociaux et politiques du pays. Car en lisant le livre blanc du petro - et en suivant les déclarations des autorités étatiques - les bases conceptuelles qui soutiennent ce projet de cryptomonnaie restent obscures. Le petro cherche-t-il à être une « cryptomonnaie » - même si on vient de montrer qu’il ne l’est pas - ou est-il un cryptoactif, comme on le trouve souvent conceptualisé dans le livre blanc ? S’il s’agit bien d’une cryptomonnaie, cherche-t-il à compléter ou à se substituer peu à peu au bolivar en tant que monnaie officielle ? S’il s’agit plutôt d’un cryptoactif, quels seraient les mécanismes qui permettraient de sauvegarder la souveraineté nationale des ressources naturelles vénézuéliennes ?

De la lecture du livre blanc, on peut déduire que le petro remplit ces deux critères simultanément. Il sert de moyen légal de paiement commercial au niveau national et de titre « virtuel » de possession des actifs pétroliers, dont chaque unité équivaut à un baril de pétrole vénézuélien. Toutefois, aucune de ces deux propriétés ne paraient être compatibles avec les institutions et mécanismes financiers en vigueur au Venezuela, ni avec les textes juridiques qui les régulent. D’une part, le petro établit un nouveau système monétaire parallèle à celui en vigueur. D’autre part, son émission, sa mise en circulation et son contrôle devrait être la responsabilité exclusive de la Banque centrale du Venezuela, et non pas l’objet d’une superintendance. De ce fait, les objectifs et les procédures du petro comportent quelques lacunes et ambiguïtés qui ne font qu’obscurcir la légalité et la transparence de ce nouvel instrument financier au niveau national et international.

Le « petro », un dispositif de monétarisation de la nature…

Plus inquiétant encore est le fait que le petro soit garanti par une partie des réserves pétrolières inexploitées du sous-sol vénézuélien. Aux yeux de plusieurs analystes, cela représente un véritable péril pour la propriété nationale des ressources naturelles, ainsi que pour la continuité de l’endettement de la part de l’État.

Dans la mesure où les ressources pétrolières du territoire vénézuélien restent inexploitées, elles constituent une ressource naturelle non renouvelable et non pas une « marchandise ». Cette « marchandisation » advient quand la ressource naturelle se transforme en réserve exploitable et commercialisable dans les conditions prescrites par le marché international. À ce moment-là, elle devient une marchandise à travers un processus de « monétarisation de la nature » favorable au capital financier transnational, dans la mesure où cette monétarisation permet de déterminer la valeur marchande des ressources naturelles, et par ce biais de les transformer en un « actif ». Le petro viendrait accomplir une partie de ce processus, en se positionnant comme un dispositif de monétarisation et de financiarisation contemporaines de la nature - ce qui finalement s’intègre très bien dans le récit néolibéral contemporain qui considère la nature comme un « capital naturel ». De ce point de vue, les critiques des différentes organisations écologistes vénézuéliennes sont tout à fait légitimes, car le petro « inscrit la nature et les territoires dans la codification du capital financier (e-commodity) et expose le pétrole, l’or et les diamants même s’ils n’ont pas été encore extraits, aux dynamiques financières internationales de dépossession » .

… et d’endettement public.

En outre, en utilisant les réserves pétrolières comme support, le petro fonctionnerait plutôt comme un contrat de vente de pétrole à terme, mais sans date d’échéance. Ceci pourrait susciter l’intérêt des spéculateurs financiers à profiter des fluctuations des prix internationaux du pétrole, et créer ainsi un marché secondaire qui aurait une incidence sur le cours du prix du petro. Une règlementation serait nécessaire pour éviter l’émergence d’un marché spéculatif qui pourrait se faire au détriment du système financier vénézuélien.

Finalement, le petro entraine le risque de devenir une dette pour l’État. Car les détenteurs de ces « cryptoactifs » pourraient se retourner contre lui pour réclamer le paiement de ces cryptomonnaies avec les réserves pétrolières qui lui servent de support. Dans ce cas - comme dans d’autres cas déjà existants où le Venezuela échange des biens et des services directement contre du pétrole -, l’État hypothèque les ressources naturelles de la nation à moyen et long terme, en faveur de ses objectifs économiques immédiats. Le petro serait donc un nouveau mécanisme d’endettement qui s’ajouterait à la dette souveraine déjà existante, qui s’élève - selon les chiffres officiels - à 140 milliards de dollars. Une dette qui est à la base de l’actuelle crise économique et financière vénézuélienne et qui devrait faire l’objet d’une restructuration par la voie d’un moratoire et d’un audit public, comme cela a déjà été demandé par la communauté internationale à maintes reprises.

Le « petro » dans le système monétaire international

Le petro comporte aussi une dimension géopolitique dont on parle moins et qui contraste avec ses objectifs à court terme, surtout si on le prend comme une manière innovante de détourner les sanctions économiques et financières et de contribuer à la « dé-dollarisation » du système monétaire international.

En effet, il est bien connu que le système financier international codifié par les institutions de Bretton Woods est essentiellement contrôlé par les institutions financières occidentales qui donnent une suprématie stratégique au dollar étatsunien en tant que monnaie de réserve mondiale. Selon les derniers chiffres du FMI, le dollar américain représente 64% des avoirs des banques centrales aujourd’hui. Malgré l’arrivée de l’euro et du yuan chinois dans le club des monnaies de réserve, le dollar maintient sa suprématie dans le système financier international, dans la mesure où il est de facto la monnaie avec laquelle se réalise la plupart des transactions commerciales et financières du monde. De ce fait, le dollar constitue le véritable centre de la puissance économique étatsunienne.

De par sa nature décentralisée et non soumise aux contrôles exercés par les banques centrales sur les transactions financières, l’univers des cryptomonnaies représente une potentielle menace pour le système monétaire international tel qu’il existe actuellement, et en conséquence pour la suprématie du dollar en particulier. Les transactions financières basées sur la technologie blockchain - et le bitcoin en particulier - ont été maintes fois pointées du doigt par Christine Lagarde, directrice générale du FMI, comme une menace pour les banques centrales, ainsi que comme une source de déstabilisation du système financier international. De plus, les cryptomonnaies étant basées sur un protocole décentralisé et anonyme, elles représentent une menace pour la sécurité mondiale, car elles pourraient être utilisées comme moyen de blanchiment de capitaux et pour financer le terrorisme et autres activités illicites.

Mais ce qui est diabolisé par les uns est sanctifié par d’autres. Les pays qui cherchent une « dé-dollarisation » des finances mondiales voient dans la technologie du blockchain une alternative pour contourner les sanctions économiques et pour défier la suprématie financière occidentale. Des pays comme la Russie, la Corée du Nord ou le Venezuela voient dans cette technologie un outil contre-hégémonique. C’est dans ce contexte que s’inscrit le petro à moyen et long terme ; il serait à la fois un moyen de contournement des sanctions économiques et financières des puissances occidentales et un pas en avant vers une transition disruptive de l’hégémonie du dollar dans le système monétaire international.

Il ne s’agirait-là que d’un pas modeste, car le Venezuela - à l’instar d’autres pays de l’OPEP - est structurellement ancré au dollar en tant que monnaie de cotation et de commercialisation du pétrole. Dans la mesure où le système des pétrodollars se situe au cœur du commerce international, et que les États-Unis cherchent à devenir des exportateurs nets de pétrole ; et sauf une disruption majeure induite par une diversification accrue des réserves monétaires internationales, il semble que la suprématie du dollar au niveau international se maintiendra à moyen terme.

Le petro devra donc surmonter le fait d’être lié directement aux ressources pétrolières et au marché pétrolier international pour contribuer véritablement à une transition multipolaire du système financier international. En attendant, la reconstruction économique et financière du Venezuela devrait passer par une réforme profonde de ses institutions juridiques et économiques. En commençant par une réforme de sa politique monétaire qui, au-delà du petro, permette de stabiliser de manière durable et réaliste la spirale hyperinflationniste qui dévore aujourd’hui les revenus des foyers vénézuéliens. Ceci sera sans doute un des principaux défis de celui qui sortira vainqueur des prochaines élections présidentielles du 20 mai prochain. En attendant, le peuple vénézuélien devra continuer à remédier à la fois aux pénuries et aux inconsistances économiques et financières du gouvernement actuel, dont une des mesures incertaines est le petro.

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Notes

[1Le FMI a pronostiqué une inflation de 13000% pour l’année 2018. Dans cet article, nous utilisons les indicateurs économiques du FMI et de la CEPAL, car depuis trois ans la Banque centrale du Venezuela ne publie plus de chiffres relatifs à l’IPC (Indice de prix aux consommateurs), ce qui laisse un vide sur les indicateurs macroéconomiques officiels du pays.

[2La CEPAL pronostique une chute du PIB vénézuélien de 4%, tandis que le FMI met ce chiffre à 15%.

[3Dans un tweet du président Maduro le 07 mars 2018, celui-ci déclare : Estamos siendo protagonistas de las primeras horas de una nueva economía, la del Petro. El único país que reconoce oficialmente su criptomoneda es Venezuela. ¡Nos hemos adelantado a los tiempos futuros !”

[4Voir par exemple Francsico Monaldi qui affirme : « Just like the infamous SUCRE, the petro will be just another way to carry out opaque transactions in which a few will profit at the expense of all Venezuelans » https://www.caracaschronicles.com/2018/02/27/petro-truly-backed-oil-reserves/.

[5Ces réserves proviendraient du bloque 1 (contenant 5,342 millions de barils) situé au camp Ayacucho de la ceinture pétrolifère de l’Orénoque, la plus grande réserve de pétrole au monde.


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