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Iran

Le paradoxe iranien

Nous reproduisons ici l’article de Farhad Khosrokhavar paru dans Le Monde du 30 juin 2005. Analysant les ressorts sociaux et culturels de la première victoire de Ahmadi Nejad (aux présidentielles de juin 2005), il aide à resituer le moment actuel dans la trajectoire récente de la société iranienne.

A la surprise générale, le nouveau président de l’Iran est conservateur. Il a gagné les élections avec une bonne longueur d’avance sur le réaliste Hachemi Rafsandjani. Comment cela a-t-il pu se produire alors que le pays a vu l’apparition, depuis au moins dix ans, de la nouvelle génération des jeunes Iraniens aspirant à la réforme et demandant l’ouverture politique et culturelle du pays ? Comment comprendre la concomitance troublante de ces deux faits apparemment contradictoires ?

Les racines de la débâcle sont à chercher dans plusieurs directions. D’abord, dans un simple calcul électoral. Sur plus de 46 millions d’Iraniens en âge de voter, autour de 26 millions se sont présentés aux urnes. Or les conservateurs disposent de 15 % des voix d’un corps électoral assidu. Ce qui n’est pas le cas des partisans de la réforme qui, au second tour, se sont abstenus. Rafsandjani n’était pas à leurs yeux suffisamment crédible pour être leur candidat.

A cela il faut ajouter les voix des « protestataires » : cette partie de la population qui s’est appauvrie durant la dernière décennie alors que l’afflux du pétrole cher sur le marché mondial apportait beaucoup d’argent aux caisses de l’Etat, et dont la redistribution a favorisé les grands marchands du bazar, les spéculateurs, les constructeurs de tours et d’immeubles, les importateurs de tout genre, les commerçants et enfin, dans une moindre mesure, les fonctionnaires — ils forment, directement ou indirectement, plus de 3 millions de personnes.

Restent les bas salaires, les petits marchands, les jeunes sans emploi, les populations des alentours de Téhéran qui vivent aux crochets de la ville, souvent dans des emplois précaires, et, enfin, les petits employés de l’Etat. Toute cette population a été témoin, durant les deux mandats du président Khatami, de belles paroles sur l’ouverture culturelle, le « dialogue des civilisations » et la nécessité de la démocratie pour voir, au bout du compte, ses perspectives économiques et sociales se dégrader au jour le jour.

Pendant ce temps, la stabilité du dollar, l’assainissement de la balance des comptes et les diverses mesures favorisant la libéralisation de l’économie enrichissaient les nouvelles classes moyennes et supérieures, avides de montrer leur nouvelle richesse de manière ostentatoire par les belles voitures importées ou montées sur place et leurs constructions mirobolantes dans les quartiers résidentiels de Téhéran et des grandes villes.

Le discours réformateur a sonné creux aux yeux de cette population, dont une grande partie est d’abord sensible au thème de la justice sociale par l’islam et non à celui de l’ouverture démocratique. La révolution islamique en Iran a eu une fibre tiers-mondiste et s’est appuyée sur les déshérités : le sel de la terre, disait Khomeyni. Les déshérités des quartiers populaires ont une fibre chiite populaire que comprend bien le clergé conservateur.

Les réformistes promettent la démocratie, le clergé parle de l’aumône et des taxes islamiques dans le cadre d’un chiisme, il est vrai, clientéliste, communautariste et en même temps hiérarchique, fondé sur la vénération des ayatollahs et des figures saintes. Mais il y a aussi l’entraide et la prise en charge des besoins des pauvres et des indigents par la communauté des croyants, la Umma.

Ahmadi Nejad a bénéficié du soutien de quelques groupes chiites conservateurs comme celui de Mesbah Yazdi, des réseaux des pasdarans -gardiens de la révolution- et des caisses d’« emprunt sans intérêt » (sandogh haye gharz ol hassaneh ). L’argent semble donc avoir coulé à flots pour soutenir ce candidat. Hachemi Rafsandjani, lui, incarnait la cause des taghouti, des riches qui ne pensent pas aux pauvres, son réformisme le rendant suspect à la fraction conservatrice du clergé qui voulait un autre candidat, moins moderne, plus ancré dans le sérail et acquis à ses idéaux.

Un autre fait marquant est le phénomène des générations. Le nouveau président a moins de 50 ans et appartient donc à la nouvelle génération, tout comme le président conservateur du nouveau Parlement iranien. Cette nouvelle génération commence à déloger les vieux — Rafsandjani appartient à la génération des grands-pères — et malgré leurs positions politiques divergentes, Ahmadi Nejad et le président sortant Khatami appartiennent au même groupe d’âge.

Il faut également signaler la présence de plus en plus palpable de l’armée des pasdarans dans les cercles politiques en Iran. Au Parlement, près de 20 % d’élus ont eu un passé dans celle-ci ou ont des liens avec elle. Dans les élections présidentielles, trois des candidats (Rezaï, Ghalibaf et Ahmadi Nejad) ont eu des postes importants en son sein. Les réseaux liés à Bassidje (les jeunes volontaires de l’Armée des pasdarans) qui irriguent tout le pays ont été largement mis à la disposition du nouveau président, dont le discours conservateur et le rejet de l’occidentalisme séduisent une partie des couches populaires iraniennes. Ceux pour qui modernisation à l’occidentale et revendication démocratique riment avec la disparité grandissante des classes, avec l’immoralisme sexuel et le retrait de l’Etat-providence.

La décennie passée a profondément divisé l’Iran. D’un côté, ceux qui vivent de mieux en mieux et utilisent à cette fin tous les ressorts d’une florissante économie rentière centrée sur le pétrole ; de l’autre, le pays réel où le malaise économique se décline avec le sentiment de spoliation et de trahison vis-à-vis des idéaux égalitaires de la révolution islamique. Ahmadi Nejad a cristallisé sur sa personne le rejet culturel du réformisme hypocrite et occidentalisé en exaltant des valeurs religieuses réactionnaires mais vécues comme « authentiques » par des franges importantes de la population qui vit en marge de la ville ou dans des quartiers populaires. Là où l’aide de l’Etat est devenue de plus en plus chiche avec la « libéralisation », timide, il est vrai, de l’économie iranienne.

La fibre profonde du chiisme dans les quartiers populaires iraniens a souvent échappé aux observateurs occidentaux. Une réalité masquée par une réelle demande d’ouverture politique et culturelle de l’Iran et par la remise en question des normes d’un autre âge. Cette dynamique est aussi vécue comme une entorse au code religieux avec un sentiment de dépossession sociale et culturelle : l’abandon du chiisme comme culture dominante par les nouveaux seigneurs.

Face à une couche influente du clergé réactionnaire où figurent des personnalités de premier ordre du Conseil des gardiens, mais aussi des chefs religieux de Qom et d’autres villes iraniennes, face à une partie importante de dirigeants moyens et inférieurs de l’Armée des pasdarans et de Bassidje, face à un fort courant de mécontentement ; nombre de partisans des réformes ont refusé de prendre part au second tour soit pour protester contre un système fermé, soit par lassitude, soit enfin par désespoir de voir s’instaurer enfin une vraie démocratie en Iran. Le résultat a été l’élection d’un néoconservateur iranien qui a écrasé un chef de file important dans l’appareil d’Etat.

Mais paradoxalement, si de part et d’autre la raison et le réalisme prévalent, cela pourrait faciliter le dialogue avec l’Occident sur la question du nucléaire. Aux voix prépondérantes, en la matière, du Guide suprême et du groupe restreint des membres de l’oligarchie iranienne qui l’entourent, la voix du nouveau président ira désormais dans le même sens.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.