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Le labyrinthe colombien

Le 2 octobre dernier, à la surprise générale, une faible majorité de Colombiens votèrent « Non » à l’accord de paix conclu entre le gouvernement et la principale guérilla, les Forces armées révolutionnaires de Colombie - Armée populaire (FARC-EP). Ce vote paradoxal renvoie aux contours d’une société traversée par la guerre.

Le Nobel de la paix a été décerné au président colombien, Juan Manuel Santos, pour avoir conclu l’accord du 24 août 2016, censé consacrer la fin d’une guerre de plus de 52 ans. Cinq axes avaient été définis dans cet accord : développement rural ; démocratie et participation politique ; drogues illicites ; justice pour les victimes ; démobilisation [1] . Si des défis majeurs demeurent – la question du paramilitarisme, l’implication de la société civile, la mise en œuvre de ces accords, la situation de l’autre guérilla du pays, l’Armée de libération nationale (ELN)... –, la paix semblait cette fois à portée de main.

Le referendum du 2 octobre devait renforcer la légitimité de cet accord, tout en permettant à la population de se l’approprier. Mais c’est le « Non » qui l’emporta. Comprendre ce paradoxe suppose de revenir sur les contours et l’histoire du pays. Nous voudrions ainsi proposer quelques balises de lecture pour s’orienter dans le labyrinthe colombien.

La guerre, quelle guerre ?

En Colombie, tout le monde est pour la paix. Mais cette paix prend divers visages, jusqu’au masque du déni. Ainsi, pour nombre de Colombiens, à suivre les médias, le problème se réduirait à la présence anachronique de la narco-guérilla des FARC-EP. Rappelons cependant la litanie des faits et des chiffres. Le conflit a fait plus de 8 millions de victimes, dans leur grande majorité des civils. 45.000 personnes ont « disparus » et 263.000 autres ont été tuées. La Colombie est l’un des pays au monde avec le nombre le plus élevé de déplacés internes. Entre 1994 et 2014, 683 défenseurs des droits humains furent abattus, soit une moyenne de près de trois par mois. C’est aussi l’un des pays au monde les plus dangereux pour les syndicalistes ; vingt d’entre eux furent tués en 2015 [2] . De manière générale, l’impunité de ces crimes est quasi-totale.

Le rapport Basta ya ! [Ça suffit !] notait qu’il existe une « brèche entre ce qui est connu et ce qui a été fait » [3] . Cette distorsion sert en réalité à occulter les différents acteurs, les intérêts en jeu et les racines de cette guerre. Et, en dernière instance, la guerre elle-même. Là encore, il faut marteler les faits : autour des trois-quarts des violations des droits humains – tous les rapports s’accordent sur ce point – sont commis par les paramilitaires et/ou les forces armées. La terreur n’est pas un accident, mais la stratégie mise en place par le paramilitarisme.

Développement et territoires

Il y a des déplacés internes à cause de la guerre. Mais s’il y a la guerre, c’est aussi et surtout pour déplacer les personnes de territoires « stratégiques ». La terre – sa propriété, son usage et son contrôle – est aux racines du conflit armé colombien. La population rurale, soit près d’un tiers de la population totale, est marquée par la pauvreté, les inégalités et la dépossession ; dépossession de ses terres, de ses droits, de ses liens sociaux.

Pays très inégalitaire, comme en témoigne, entre autres, la concentration des terres – l’une des plus élevées au monde –, aux mains de l’oligarchie, la Colombie est passée d’une économie agro-exportatrice (essentiellement le café) à une économie extractiviste, entendue comme une exploitation intensive de ressources naturelles (pétrole, charbon, minerais, café...), dont l’essentiel est exporté. Une reconfiguration du monde rural s’est opérée en conséquence : l’alliance entre les grands propriétaires terriens « traditionnels » et la nouvelle classe d’entrepreneurs, qui a accru le processus de concentration des terres.

Les régions où les expropriations violentes et les déplacements forcés de populations sont les plus massifs et les plus graves, coïncident avec les zones d’importance stratégique et/ou celles riches en ressources naturelles. Selon l’avocat colombien, spécialiste des droits humains, Fernando Vargas, 80% des violations des droits humains en Colombie se concentrent ainsi dans les municipalités minières-pétrolières [4] . Les terres sont vidées de leurs paysans – ou, à défaut, ceux-ci sont étroitement contrôlés – pour imposer un « nouvel ordre rural », attirer les investissements et mettre en place des mégaprojets de développement.

Le modèle néolibéral et extractiviste d’exportation de ressources naturelles – soutenu et renforcé par « l’émergence » de la Chine et l’accord de libre-échange entre la Colombie et l’Union européenne – constitue une locomotive du conflit armé. Le trafic de cocaïne et l’aide militaire nord-américaine (225 millions de dollars en 2014) en ont été des catalyseurs. Le refus obstiné de réaliser une réforme agraire a, enfin, hypothéqué toute chance de sortie politique du conflit armé.

Acteurs et enjeux

Des raisons conjoncturelles peuvent, certes, être avancées – l’impopularité du gouvernement, le passage de l’ouragan Matthew, la dispersion des acteurs en faveur du « oui »... –, mais la victoire du « Non » à 50.2% ainsi que le faible taux de participation (38%) ont mis en évidence la polarisation de la société colombienne. C’est très largement l’oligarchie et la classe moyenne urbaine qui, sensibles à la campagne – complaisamment relayée par les médias – d’Alvaro Uribe, l’ancien président d’extrême droite du pays de 2002 à 2010 (et dont Santos fut d’ailleurs le ministre de la défense), a voté contre cet accord : par intérêt, par peur du « castro-chavisme » communiste, par refus d’ouvrir une brèche par laquelle le modèle de développement pourrait être remis en cause.

Le milieu rural et, plus encore, les personnes les plus directement affectées par le conflit ont voté « Oui » au plébiscite, avec souvent plus de 70% de voix. Emblématique à cet égard, le vote de Bojaya. Dans ce village, lors d’un affrontement en 2002, entre les paramilitaires et les FARC-EP, ceux-ci avaient lancé une bombe qui, ratant sa cible, tua une centaine de civils. En 2015, lors d’une cérémonie, les FARC-EP et le gouvernement ont demandé pardon à la population. Bojaya a voté « Oui » à 96%.

L’arbre des « Non » ne doit cependant pas cacher la forêt des abstentions : près des deux tiers des Colombiens n’ont pas voté. Cette abstention se nourrit de la défiance, de la désinformation, du déni, mais aussi de la schizophrénie d’un État qui s’appuie, sans jamais le reconnaître, sur la force réelle exercée par l’oligarchie, articulée aux intérêts transnationaux et fondée sur le paramilitarisme, aux dépens de la force légale [5] . Or, cette schizophrénie dépasse les frontières du pays. Elle consiste à parler de paix, mais en niant les conditions de celle-ci, en ignorant ou en occultant ses chances et ses garanties, et en criminalisant et en réprimant les principaux concernés : les mouvements sociaux (paysans, indigènes, de femmes, afrocolombiens...) qui luttent depuis des décennies pour changer la Colombie.

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Notes

[1Les accords ont été mis en ligne : http://www.acuerdodepaz.gov.co/.

[2Rapports 2015/2016 d’Amnesty international, rapports 2016 du Haut commissariat pour les droits humains et de l’International trade union confederation (ITUC).

[3Grupo de Memoria Histórica, ¡BASTA YA ! Colombia : Memorias de guerra y dignidad, http://www.centrodememoriahistorica.gov.co/.

[4Fernando Vargas (2013), « Minería, conflicto armado y despojo de tierras : impactos, desafíos y posibles soluciones jurídicas », in L. J. Garay, J. Viana, Ó. Alarcón, y R. Medina (eds.), Minería en Colombia. Fundamentos para superar el modelo extractivista, Bogotá, Contraloría General de la Nación.

[5Javier Giraldo M., « Paz en Colombia ? », http://www.javiergiraldo.org/.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.