Álvaro García Linera n’est pas seulement le vice-président et le « copilote » de Evo Morales, il est aussi une des plus éminentes figures intellectuelles de la Bolivie. Cela fait de lui tout à la fois un acteur de premier plan et un interprète privilégié du complexe processus politique et social initié le 22 janvier 2006 avec l’accès au pouvoir du président Evo Morales Ayma, le premier indigène à diriger les destinées de cette nation andine et amazonienne dont 62 % des habitants s’auto-identifient comme membres d’un peuple « originaire » (à savoir en majorité quechuas et aymaras). Fin 2005, après une tentative initiale de nommer à la vice-présidence un entrepreneur « patriote », Morales l’a invité à participer au binôme présidentiel, en vertu de sa position de « relai » - et de « traducteur », comme García Linera aime lui-même à se présenter - entre les secteurs paysans et indigènes et les classes moyennes urbaines. Ces dernières étaient en effet plutôt réticentes à voter pour un paysan « inculte » doté d’un simple baccalauréat obtenu dans un lycée de province, mais il leur était moins difficile d’accepter le leadership d’un dirigeant cocalero accompagné par « un homme qui sait », comme le signalait une des affiches de campagne d’Evo en novembre-décembre 2005.
À plus de deux ans de son accession a la vice-présidence, il serait tout à fait exagéré d’affirmer que García Linera est le « cerveau » du gouvernement, mais on ne peut pas non plus nier que ce sociologue autodidacte, adepte enthousiaste de l’œuvre de Pierre Bourdieu (qu’il cite fréquemment dans ses interviews journalistiques aussi bien qu’universitaires), joue au sein de la nouvelle administration un rôle beaucoup plus important que celui - plutôt décoratif - qui était traditionnellement réservé au vice-président bolivien. De fait, il n’utilise pratiquement pas les locaux de la vice-présidence et exerce ses fonctions dans un bureau plus modeste mais situé à quelques mètres de celui du chef de l’État, dans le Palacio Quemado de La Paz. Il n’est en effet presque pas de réunion importante présidée par Evo Morales à laquelle n’assiste García Linera, généralement vêtu d’un sobre costume noir et d’une chemise, presque toujours sans cravate.
Álvaro García Linera est né à Cochabamba le 19 octobre 1962, dans une famille de la classe moyenne blanche. Il a commencé à s’intéresser à la politique sous la dictature de Hugo Banzer (1971-1978) et, après la chute de ce dernier, alors qu’il avait 17 ans, il a ressenti les échos du grand blocus de La Paz organisé par la Confédération syndicale unique des Travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), qui commençait déjà alors à s’émanciper de sa matrice exclusivement « classiste » et à être influencée par les idées indianistes diffusées par le mouvement katariste. Son intérêt naissant pour les relations entre ethnicité et politique se renforça au Mexique, où il obtint une licence de mathématiques à l’UNAM (Universidad Nacional Autónoma de México), sans toutefois rien perdre de son intérêt pour les sciences sociales, qu’il pensait « pouvoir apprendre tout seul ». À Mexico, dans le contexte des campagnes de solidarité avec les insurrections armées d’Amérique centrale, il s’intéresse au débat sur la question ethnique (maya) suscité par la guérilla guatemaltèque. C’est alors qu’il évolue d’une orientation philosophique relativement abstraite liée à l’étude du Capital, de la dialectique de Hegel et de la philosophie de Kant, à une approche plus pratique qui, dès les années 1980, l’amènera à entamer « des lectures plus léninistes », selon ses propres termes. Une des caractéristiques qui fait toutefois d’Álvaro García Linera une figure peu commune au sein de l’intelligentsia bolivienne, c’est qu’il n’a jamais milité dans les rangs de la gauche traditionnelle (incarnée historiquement par le Parti ouvrier révolutionnaire [POR, trotskiste] et le Parti communiste de Bolivie [PCB, orthodoxe]), ni dans les groupes ayant émergé pendant les années 1960 sur la base d’une idéologie christiano-guévariste, comme le Mouvement de la Gauche révolutionnaire (MIR). De fait, il ne cachait guère son mépris face à cette « vieille gauche », avec laquelle il polémiquait sur la base de ses lectures intenses de Marx, de Lénine, d’Althusser ou de Gramsci. « Quand on est jeune, on lit beaucoup, mais on ne comprend pas grand chose. En tout cas, je faisais des efforts », admet avec humour García Linera, qui s’emploie alors à explorer la voie d’une articulation entre marxisme et indianisme, sur les traces du grand théoricien et dirigeant communiste péruvien José Carlos Mariátegui (1894-1930). Son retour en Bolivie, en 1985, coïncide avec l’échec retentissant du gouvernement de gauche de l’Unité démocratique populaire (UDP), succombant à l’hyperinflation et au tir croisé de la surenchère revendicative de la puissante Centrale ouvrière bolivienne (COB) - colonne vertébrale du mouvement ouvrier et populaire, qui n’est plus aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elle a été - et des pressions du secteur privé et de la droite.
Sinistrée, la gauche disparaît alors de la scène électorale, à l’exception du MIR, qui ne survit qu’au prix de sa conversion au néolibéralisme, tandis que García Linera approfondit son effort de concilier ce qu’il perçoit comme les « deux raisons révolutionnaires » alors en conflit : « C’est de là qu’est partie l’obsession, qui allait durer dix ans, de passer au peigne fin ce qu’avait dit Marx sur la question. Nous avons donc commencé à éplucher les textes de Marx sur les « peuples sans histoire », ainsi que les travaux d’Engels, nous avons aussi repris la lecture des Grundrisse, et aussi les textes sur l’Inde, la Chine, puis les Lettres à Vera Zassoulich, les manuscrits ethnologiques et même les manuscrits inédits qui se trouvent à Amsterdam. Nous sommes allés jusque là-bas pour trouver un ensemble de cahiers sur l’Amérique latine (huit ou dix cahiers de Marx). Ce fut le début d’une véritable obsession, avec quelques variantes, pour trouver le fil conducteur de la question indigène depuis le marxisme. Nous croyions que c’était possible. Cela nous a entraînés dans de multiples querelles avec la gauche bolivienne, selon laquelle il n’y avait pas d’Indiens mais seulement des paysans ou des classes moyennes. Il s’agissait en fait d’une dispute marginale car notre groupe n’avait aucune influence. Nous passions notre temps à distribuer nos brochures, des polycopiés d’une cinquantaine de pages, dans les manifestations, devant les mines… »
Tout cela avait lieu dans un contexte de contre-réformes néolibérales qui entraînèrent la défaite, en 1986, de la grande Marche pour la Vie organisée par le puissant syndicat des mineurs. Face au quasi-siège militaire de La Paz organisé par le président Paz Estenssoro et à la chute brutale des prix de l’étain sur les marchés internationaux, le mouvement ouvrier bolivien et la COB sont acculés à un repli, puis à une véritable débandade, dont ils ne se relèveront jamais, même aujourd’hui où la Bolivie vit un nouveau « printemps populaire » sous l’égide de la paysannerie indigène.
Mais la crise ouvrière était aussi l’expression d’un phénomène de plus grande ampleur : la fin du « capitalisme d’État » impulsé par la Révolution nationale de 1952, dont l’extrême-onction fut prononcée en 1985-1986 par le « docteur Paz », comme l’appelait le peuple. Paradoxalement, c’était pourtant ce même caudillo populaire, désormais converti en partisan convaincu des recettes du Consensus de Washington, qui avait au début des annés 1950 conduit ce grand soulèvement des ouvriers et des paysans alliés aux forces de police insurgées, et dont le fruit avait été la nationalisation de l’industrie minière, la réforme agraire et l’instauration du suffrage universel (les femmes et les analphabètes ne bénéficiant pas jusqu’alors du droit de vote).
C’est donc sur cet arrière-plan de retraite ouvrière qu’Álvaro García Linera, parallèlement à la publication de ses premiers travaux théoriques sur Les Conditions de la révolution sociale en Bolivie (basée sur une lecture exhaustive de Lénine) et sur Marx et la révolution aux extrémités du corps capitaliste, se rapproche d’un groupe de paysans issus du katarisme et dont le leader était le dirigeant aymara Felipe Quispe Huanca, allié à quelques collectifs de mineurs (souvent réduits au chômage). Ce que ces militants avaient alors en commun, c’était leur pari d’une repolitisation et d’une « réinvention » du monde populaire à travers l’activation d’une identité ethnique souvent occultée derrière l’identité ouvrière ou paysanne. Ces dernières, en revanche, se voyaient exaltées tant par la gauche marxiste, dont la grille de lecture priorisait l’appartenance de classe, que par le nationalisme révolutionnaire, pour lequel la « bolivianité » était synonyme de métissage. Ce regroupement d’intellectuels (qui incluait son frère Raúl García Linera et son épouse d’alors, l’intellectuelle mexicaine Raquel Gutiérrez), de paysans et d’(ex)-ouvriers donna le jour à l’expérience dite de « l’Offensive rouge des Ayllus Tupakataristes » et à son bras armé, l’Armée de Guérilla Túpac Katari (EGTK).
À la différence du « foquisme » classique de matrice guévariste, leur lecture de la réalité bolivienne mettait l’accent sur l’organisation d’un grand soulèvement indigène passant par l’organisation d’une avant-garde militaire et par la distribution d’armes aux communautés. Malgré l’échec précoce de l’EGTK, son activité se greffera sur un imaginaire qui - comme l’indique le nom même de l’organisation - puisait dans la mémoire historique de la rébellion du caudillo aymara Túpac Katari, étouffée dans le sang par les troupes coloniales espagnoles au XVIIIe siècle. Il est même avéré que certains paysans du nord du lac Titicaca établirent alors des liens avec le groupe guérillero péruvien Sentier lumineux, participant à ses écoles de cadres. Ils en revinrent toutefois déçus par l’invisibilisation de l’identité indienne pratiquée par ce groupe maoïste messianique s’appuyant sur les thèses souvent délirantes du « Président Gonzalo », pseudonyme militant de son leader Abimael Guzmán. Sur le plan programmatique, l’Offensive rouge défendait le droit à l’autodétermination des « nations » aymara et quechua - et y compris à leur séparation de l’« État bourgeois bolivien ». Toutefois, malgré leurs efforts pour articuler les deux sensibilités, une relecture des brochures de cette guérilla indigène montre une certaine variation d’accent entre les positions les plus radicalement indianistes, qui définissaient les q’aras comme l’ennemi, et les plus teintées de marxisme, qui insistaient davantage sur la dimension de classe. Alors que, dans certaines déclarations de l’EGTK, on parle des partis de gauche comme porteurs d’une idéologie étrangère « transplantée depuis l’Europe » , le même Qhanachiri (pseudonyme de García Linera)consacrait alors des centaines de pages à essayer de dénicher dans les œuvres de Marx, Engels ou Lénine des réponses à la question nationale ou aux problèmes des communautés paysannes indigènes. Quoi qu’il en soit, l’idée d’un « gouvernement indien » était unanimement défendue par le groupe. À la différence de la gauche traditionnelle, les « egetecos » - sobriquet populaire dérivé de leur sigle - octroyaient aux paysans un rôle révolutionnaire et même un potentiel communiste, et imaginaient un socialisme fondé sur l’ayllu (structure communautaire andine). Il convient d’ailleurs de relever que, jusqu’à nos jours, García Linera a maintenu cette idée de lutter pour qu’un indigène arrive à la présidence de la République, alors même qu’il a abandonné une position d’instauration immédiate du socialisme, du moins dans les termes orthodoxes du remplacement du capitalisme par une économie entièrement étatisée et planifiée.
Après quelques attentats à la dynamite contre des pylônes de haute tension ou des gazoducs, tous les membres de la direction de l’EGTK sont arrêtés. García Linera est appréhendé le 10 avril 1992 à El Alto, la plus grande agglomération indigène urbaine d’Amérique, qui jouxte et surplombe La Paz. Le futur vice-président est alors torturé par la police. Cependant, une fois passé la pire phase des interrogatoires, c’est paradoxalement une étape intellectuellement très productive qui commence pour García Linera, lequel se lance dans une série de lectures fructueuses en anthropologie andine, en ethno-histoire et en économie agraire. S’appuyant simultanément sur le Capital de Marx et sur les textes des chroniqueurs espagnols de l’époque coloniale, il entreprend un effort théorique qui va se matérialiser dans la publication de son ouvrage Forme-valeur, forme-communauté, où il explore le thème de la valeur d’usage, de la valeur d’échange et des logiques organisationnelles de la modernité pour établir un contrepoint aux logiques organisationnelles du monde andin. « Dans cette réflexion, la forme-valeur constitue la logique de la modernité capitaliste,
et la forme-communauté, plutôt qu’un mouvement social, cons-ti-tue la logique organisationnelle du monde andin. […] Comme j’avais beaucoup de temps libre, j’ai pu mettre en application certaines formes de réflexion anthropologique et mathématique et étudier certains espaces sociaux spécifiques. C’est que j’ai vécu cinq ans d’enfermement. Je crois que c’est mon livre le plus réussi, en raison du temps que j’ai pu y consacrer, de la patience que nous avons eu pour effectuer les transcriptions, pour peser les mots », observe-t-il plus de dix ans après.
Dès sa sortie de prison, il s’implique dans le monde académique et entre à la faculté de sociologie de l’université San Andrés de La Paz. Ses débats sur l’évolution du monde ouvrier, tant avec la gauche ouvriériste qu’avec les adeptes boliviens des thèses sur la fin de la classe ouvrière, débouchent sur deux projets de recherche qui se traduisent bientôt par deux livres : Reprolétarisation, sur le monde de l’usine et les changements organisationnels et technologiques qui l’affectent ; La Condition ouvrière, sur les évolutions analogues que connaît l’univers minier, principal réservoir de la main-d’œuvre industrielle en Bolivie et colonne vertébrale de la culture ouvrière. García Linera entreprend d’analyser le nouveau prolétariat des micro-entreprises et des industries fragmentées, déconcentrées, composé par tout un contingent de femmes et d’hommes très jeunes, dépourvus de droits et complètement négligés par des organisations syndicales qui continuent à penser que les mineurs sont l’avant-garde du peuple bolivien : « Les conclusions générales étaient que les ouvriers n’avaient pas disparu, mais qu’il y avait eu des modifications de la structure matérielle de la condition ouvrière, de l’identité ouvrière et de la composition politique et culturelle de la classe ouvrière. Cela expliquait pourquoi la Centrale ouvrière bolivienne (COB) avait disparu en tant que mouvement social fédérateur du pays. » Quoi qu’il en soit, ces ouvrages ne reçurent à l’époque qu’un très faible écho : les années 1990 n’étaient pas un bon moment pour l’intelligentsia critique, et la majorité des intellectuels de gauche furent alors cooptés par le « néolibéralisme multiculturaliste » du président Gonzalo Sánchez de Lozada.
En réalité, c’est à la fameuse « guerre de l’eau » de l’an 2000 qu’on doit l’émergence sur la scène publique de García Linera et des autres intellectuels regroupés avec lui au sein du groupe de réflexion et d’intervention Comuna (Commune). Révoltés par l’augmentation des tarifs décidée par l’entreprise Aguas del Tunari (filiale de la multinationale Bechtel), les habitants de Cochabamba organisèrent une véritable commune populaire qui déboucha sur l’expulsion violente de la firme américaine. Ce soulèvement d’usagers urbains relativement inédit en Bolivie (mais qui n’est pas sans évoquer des précédents argentins au cours des années 1990, ou encore l’exemple ultérieur [juin 2002] de la rébellion des habitants d’Arequipa, la troisième ville du Pérou, contre la privatisation de l’entreprise électrique municipale) marqua un véritable point d’inflexion en mettant fin à près de quinze ans de déroutes populaires et à l’illusion - encouragée par les intellectuels néolibéraux - du déclin de la « politique de la rue » et du triomphe de la démocratie représentative libérale en tant qu’unique espace de l’action politique. C’est alors que, peu à peu, un nouveau sens commun de type nationaliste populaire, associé à la revalorisation de l’action directe comme forme de lutte, reconquiert une certaine légitimité. Quelque temps après, les aymaras de l’Altiplano des environs de La Paz, sous la direction de Felipe Quispe, instaurent un blocus massif de la capitale, empêchant même l’entrée des produits de première nécessité. C’est dans ce contexte où émergent de nouvelles formes de lutte, et surtout de nouveaux acteurs (essentiellement paysans et indigènes) encore mal connus et mal compris en milieu urbain, que se consolide le profil de García Linera comme sociologue-interprète. Il est de plus en plus souvent invité dans les médias en tant qu’« analyste » - la nouvelle figure en vogue - et son prestige intellectuel croissant tend à faire oublier à l’opinion publique « respectable » son passé sulfureux de guérillero.
En effet, bien que García Linera ne cache nullement son engagement radical aux côtés des mouvements sociaux - un terme qui s’impose de plus en plus dans son lexique face à la terminologie plus traditionnellement classiste employé auparavant -, ses formes d’intervention et son positionnement politiques apparaissent désormais comme plus « modérés » en vertu du caractère sophistiqué de ses analyses, capables de « traduire » à destination des classes moyennes urbaines la « rationalité » de la Bolivie profonde, traditionnellement méprisée et complètement opaque pour les intellectuels hégémoniques. À cette époque, outre son ouverture aux thèses de l’Italien Antonio Negri (dont il utilise les textes des années 1970 et 1980 dans ses travaux sur la « composition politique » de la classe ouvrière), García Linera opère un net « tournant sociologique » et exploite dans une synthèse néomarxiste originale et fortement ancrée dans la réalité andine (une approche implicitement « postcoloniale », en quelque sorte) les nouvelles théories des mouvements sociaux. Se démarquant nettement d’analyses comme celles d’Alain Touraine, pourtant alors très populaires en Amérique latine, il incorpore à son approche la sociologie historique de Charles Tilly et la théorie de la « mobilisation de ressources ».
C’est à cette époque qu’il élabore l’essai ici traduit en français sur les différences (mais aussi les interactions) de logique mobilisatrice et organisationnelle entre la « forme-syndicat », la « forme-communauté » et la « forme-multitude », concept qu’il s’approprie de manière originale et innovatrice. Il s’agit là d’un de ses textes les plus inventifs et les plus pertinents pour saisir les transformations des modalités d’agrégation politique et sociale engendrées par l’impact des réformes néolibérales depuis le milieu des années 1980. Ce texte marque l’apogée du moment le plus « autonomiste » de la pensée de García Linera, avec outre la claire influence de Negri et de l’opéraïsme italien, des références soutenues à Pierre Bourdieu et au sociologue bolivien René Zavaleta. De fait, et cela pourra surprendre le lecteur français et européen, c’est en partie à ce dernier que García Linera doit son usage du concept de « multitude », en un sens un peu différent de - et sociologiquement plus structuré que - celui de Negri. Par « multitude », García Linera se réfère à une « association d’associations de diverses classes et identités sociales sans une hégémonie unique en son sein ». D’après l’auteur, au sein de la multitude « peuvent cohabiter paysans, membres des coopératives d’irrigation [comme dans la « guerre de l’eau » de Cochabamba], étudiants, ouvriers syndicalisés, chômeurs, intellectuels, individus isolés, et l’hégémonie s’y articule autour de thèmes, de circonstances, de mobilisations spécifiques et de l’autonomie de chaque organisation en fonction de ses répertoires, de ses structures et de ses manières d’agir ; subsiste néanmoins une volonté d’action conjointe autour d’un thème et de leaderships mobiles et provisoires ».
La formation du Mouvement vers le Socialisme (MAS) est elle-même le résultat de l’agrégation de diverses organisations paysannes très liées à cette culture politique singulière de l’univers plébéien bolivien qui, historiquement, a toujours fait de la politique depuis un syndicalisme articulant souvent des formes communautaires préexistantes. C’est en 1995 que cette gamme bariolée d’organisations populaires approuva la nécessité de créer un « instrument politique » autonome (le mot « parti » ayant très mauvaise presse au sein du mouvement social) pour peser dans l’arène électorale sans nécessité de s’allier avec les partis reconnus de l’époque, y compris les petits groupes de gauche avec lesquels le mouvement paysan, et en particulier les cocaleros - noyau dur du futur MAS -, avaient dû jusque-là négocier pour s’assurer une représentation politique.
Or, justement, la traduction politico-électorale du cycle de mobilisation initié en 2000 se matérialisa de façon étonnamment rapide. Dès 2002, Evo Morales, identifié aux confrontations violentes entre les cocaleros et l’État bolivien appuyé par Washington, arriva en deuxième position aux élections présidentielles, à seulement deux points de distance du vainqueur Gonzalo Sánchez de Lozada, élu avec 22 % des voix. Sánchez de Lozada, dit « Goni », avait été le principal architecte de la « thérapie de choc » et des politiques d’ajustement mises en œuvre par le gouvernement de Paz Estenssoro (1985-1989) et poursuivies sous son premier mandat présidentiel (1993-1997). Mais l’époque où cet homme politique et entrepreneur éduqué aux États-Unis - et qui parle espagnol avec un fort accent américain - était considéré comme un héros pour avoir terrassé une hyperinflation vertigineuse (27 000 % en 1985) et avoir introduit un peu de condiment « multiculturel » et démocratisant (à travers une réforme décentralisatrice) dans son amère potion néolibérale, était bien révolue. Au bout d’un peu moins d’un an de ce second mandat, en octobre 2003, Goni fut renversé par une massive insurrection populaire connue sous le nom de « guerre du gaz ». Déclenchée sous les auspices d’une forte réaction nationaliste populaire aux projets gouvernementaux d’exportation du gaz bolivien à destination du Mexique et des États-Unis à travers le Chili (pays qui avait annexé le littoral bolivien lors de la guerre du Pacifique de 1879, une usurpation territoriale qui reste une plaie ouverte en Bolivie), la révolte consolida la formation d’un nouveau sens commun antinéolibéral et anticolonial tandis que la permanente effervescence plébéienne qui agitait le pays ressemblait de plus en plus à l’émergence d’un nouveau « pouvoir constituant » exigeant une véritable refondation de la République. C’est dans ce contexte explosif que García Linera commença à partager son temps entre l’Université, les médias - où il commença à travailler de façon régulière, y compris en tant qu’analyste d’un programme d’information très populaire - et son rôle d’expert militant au service des syndicats paysans.
C’est ce profil d’intellectuel lié au mouvements sociaux (mêmes les aymaras les plus radicaux le respectent pour avoir été incarcéré en vertu de son « indianisme ») qui attira Evo Morales, lequel commença à faire de lui un de ses principaux conseillers, bien que de façon plus ou moins informelle. En 2005, quand une nouvelle « guerre du gaz », ayant cette fois comme revendication centrale explicite la nationalisation des hydrocarbures, renversa le gouvernement de Carlos Mesa et ouvrit la voie à des élections anticipées, García Linera ne tarda guère à se profiler comme le complément idéal du leader cocalero dans son objectif de séduire les classes moyennes urbaines. Parallèlement, sa candidature à la vice-présidence impliquait une rupture définitive avec le leader radical aymara Felipe Quispe, rival acharné de Morales et engagé avec lui dans un conflit féroce - marqué par une grande animosité personnelle - pour le contrôle du syndicalisme paysan. Paradoxalement, la plausibilité de l’accession d’Evo Morales au statut de « premier président indigène de Bolivie » marginalisait la tendance ethno-fondamentaliste représentée par Quispe.
Le 18 décembre 2005, le climat d’exaltation « national-populaire » que vivait le pays, allié au fort discrédit de la droite - représentée dans ce scrutin par l’ex-président Jorge « Tuto » Quiroga -, facilita le triomphe électoral du binôme Morales-García Linera avec un pourcentage de 53,7 % des voix, une majorité électorale sans précédent depuis la restauration de la démocratie en 1982. Mais cet « atterrissage » prématuré au sommet de l’appareil d’État allait aussi mettre à l’épreuve certaines des théorisations antérieures de García Linera. Il ne s’agissait plus seulement d’analyser la société en mouvement(s) et d’anticiper - et accompagner - ses dynamiques les plus radicales, mais aussi d’entrer dans une interaction complexe, à travers des médiations discursives et administratives parfois tortueuses, avec un univers populaire saturé d’attentes de changement mais qui, comme l’avait déjà signalé Gramsci, abrite en son sein des tendances tout à fait ambivalentes face à l’ordre établi. C’est particulièrement vrai en Bolivie, où les tendances conservatrices du mouvement populaire - manifestes sur le plan culturel et moral - se combinent aux très fortes loyautés corporatives à partir desquelles les masses indigènes et plébéiennes lisent le monde, font de la politique et se mobilisent en défense de leurs intérêts. En outre, des questions plus prosaïques, comme l’existence d’un patrimonialisme et d’un clientélisme vivaces y compris au sein des secteurs populaires, les constants replis localistes et particularistes et la pénurie de cadres politico-administratifs compétents apparaissent comme autant d’obstacles au déploiement de la « révolution démocratique et culturelle » proclamée officiellement par le nouveau pouvoir bolivien depuis janvier 2006. Dans un tel contexte, certains observateurs croient pouvoir déceler une progressive modération des positions politiques et idéologiques de García Linera. D’autres, au contraire, ne voient là qu’un maquillage qui masquerait une radicalité jamais abandonnée. Ils citent souvent pour soutenir leur thèse le discours « de barricade » prononcé le 20 septembre 2006 à Omasuyos, une région aymara particulièrement combative sur les rives du lac Titicaca : le vice-président y déclarait avoir « appris à aimer et à tuer en défense de la patrie et des ressources naturelles » et y évoquait ses équipées avec un « fusil sous le poncho », à l’époque de l’EGTK. Cela dit, au-delà d’une rhétorique identificatoire bien compréhensible, il ne fait guère de doute que García Linera incarne en fait l’aile modérée du gouvernement, partisane d’une issue négociée à la crise permanente qui sévit entre le bloc indigène-plébéien émergent qui domine l’ouest du pays (la zone andine) et le bloc oligarchique-entrepreneurial qui essaye de soustraire l’« orient » bolivien, au prix d’un quasi-séparatisme irresponsable, aux réformes impulsées par l’administration d’Evo. Intervenant de façon quelque peu oblique dans le « débat » passablement confus et rhétorique sur le « socialisme du XXIe siècle » lancé au niveau régional par le président vénézuélien Hugo Chávez, García Linera soutient que le processus de changement actuel ne peut guère aspirer qu’à la consolidation d’un « capitalisme andin et amazonien » : telles seraient les potentialités et les limites d’un scénario post-néolibéral en Bolivie. En réalité, pour le moment, plus qu’une véritable « théorie », l’idée du « capitalisme andin et amazonien » repose sur une série de propositions de politiques publiques censées promouvoir l’articulation entre les formes « modernes » (capitalistes) et « traditionnelles » (communautaires et micro-entrepreneuriales) de l’économie bolivienne, ces dernières recevant un soutien spécifique de l’État à travers des transferts de technologies et de ressources. Il s’agirait de rompre avec une conception homogénéisante de la modernisation du pays et d’imaginer une « modernisation pluraliste » qui prenne en compte l’hétérogénéité des structures et des temporalité anthropologiques et sociales qui se superposent et s’entremêlent de façon baroque au sein de la formation sociale bolivienne. Il n’en reste pas moins que, dans la pratique, l’axe central de la politique « post-néolibérale » du gouvernement bolivien passe avant tout par une réactivation partielle et sui generis du développementisme nationaliste des années 1950, incarnée principalement par la récupération du contrôle de l’État sur les hydrocarbures à travers la « nationalisation » du 1er mai 2006, qui a obligé les entreprises transnationales à signer de nouveaux contrats plus équitables avec la compagnie nationale Yacimientos Petrolíferos Fiscales Boliviens (YPFB) et à payer des impôts plus élevés.
Au niveau politique, le nouveau gouvernement vise à promouvoir l’égalité entre indigènes et descendants d’Espagnols, mais on est très loin d’une indianisation forcée de la société et de l’État, comme s’en plaignent les secteurs de l’élite économique qui dénoncent aujourd’hui le soi-disant « racisme à l’envers » des indigènes, se présentent comme les nouveaux exclus et se souviennent tout d’un coup qu’« en Bolivie, nous sommes tous métis ». En réalité, derrière la rhétorique indianiste d’Evo Morales, les « cadres interprétatifs » du président indigène, marqué par ses combats contre une politique d’éradication forcée de la feuille de coca imposée directement par Washington, renvoient plutôt sous bien des aspects à l’imaginaire du nationalisme révolutionnaire des années 1950. Evo pense largement la politique comme un clivage fondamental entre peuple et oligarchie, ou encore entre nation et « antination », et promeut activement une alliance entre les indigènes et l’armée, laquelle s’est matérialisée symboliquement sous la forme de divers défilés conjoints entre syndicalistes paysans et militaires. La lutte de classes, revendiquée également par l’indianisme radical, comme nous l’avons vu à propos de l’EGTK, ne fait guère partie du discours du mandataire bolivien, qui fait souvent l’éloge des « entrepreneurs patriotes » comme partie intégrante de la « révolution démocratique ». Socialement, le MAS est à bien des égards l’expression d’une petite-bourgeoisie paysanne et indigène-urbaine engendrée par une urbanisation et une mobilité sociale informelle et « sauvage » qui ont commencé à déborder la structure racialisée de la société bolivienne. L’arrivée au pouvoir d’Evo Morales est aussi l’expression de cette vague tout à la fois démographique, ethnique et sociale. Les principales revendications de la base du MAS sont l’inclusion sociale, la modernisation du pays et une distribution plus ample et équitable des ressources provenant de l’exploitation du gaz naturel. Ce n’est pas un hasard si Morales - qui n’a qu’une maîtrise assez sommaire des langues aymara et quechua -, dans un typique esprit « néo-développementiste » et modernisateur, a l’habitude de mentionner comme exemples à suivre des pays comme la Suisse (ancien pays pauvre de montagne devenu riche) ou comme la Chine (pour son taux de croissance, son statut de puissance non occidentale émergente et ce qu’il croit y voir de plus ou moins « socialiste »).
Dans les faits, la nationalisation des hydrocarbures - exigée par référendum par 92,2 % des électeurs bien avant l’arrivée d’Evo au pouvoir - et la volonté de s’appuyer sur le complexe gazifère pour « cesser d’être un simple exportateur de matières premières et nous transformer en pays industrialisé » n’est pas un attribut de la culture aymara ou quechua. Le travail main dans la main avec la coopération internationale pour promouvoir l’extension et l’asphaltage d’un réseau routier déficient, la construction d’infrastructures hospitalières et éducatives en zone rurale, les programmes d’alphabétisation, la distribution gratuite de documents d’identité (jadis objets de racket bureaucratique à l’encontre des paysans), l’importation de tracteurs vendus à faible coût aux agriculteurs et l’installation de lignes téléphoniques, autant de mesures qui ont marqué la première année du gouvernement d’Evo, n’ont qu’un rapport assez éloigné avec les mystères de la « cosmovisión » indigène. Même les vices et les lacunes de l’administration « éviste », qui sont nombreux et indéniables, n’ont rien de spécialement indigène. Ainsi, le clientélisme politique et l’usage du MAS comme « agence d’emploi » par ses militants reproduisent les pratiques traditionnelles de tous les partis boliviens, et pas seulement boliviens. Et la pénurie de cadres compétents dont souffre le gouvernement est le prix normal que paye tout mouvement à forte base plébéienne, indienne ou pas, quand la réaction pacifique à des siècles d’injustice l’amène au pouvoir à travers le verdict des urnes.
Pour sa part, en tant que principal théoricien de la refondation « multiculturelle » de la Bolivie, Álvaro García Linera s’indigne quand on lui demande si le gouvernement entend instaurer par la force une culture aymara ou andine dans tout le pays (comme le lui reproche l’opposition) : « C’est absurde, à moins que l’objectif de ceux qui propagent cette théorie soit de provoquer la peur. Dans ce pays, il y a 36 ethnies, les aymaras sont 25 %, les quechuas 30 %, les guaranis 4 % et les métis 32 %. Nous sommes un pays de minorités. Citez-moi une seule mesure du gouvernement visant à donner aux indigènes le pouvoir absolu ! Nous avions un État où les institutions et les gouvernants étaient mono-culturels et mono-ethniques. Aujourd’hui, nous avons un État multiculturel, depuis la présidence jusqu’au dernier chauffeur. [Nous voulons] constituer un État social, qui définisse sa politique sur la base de la consultation, de la délibération civique, comme la désigne Habermas. [Il s’agit de] construire des espèces de conseils économiques et sociaux avec les différents secteurs organisés, pas seulement les indigènes, mais aussi les entrepreneurs, les exportateurs, les éleveurs, les producteurs de soja, les paysans, les micro-entrepreneurs. »
Par ailleurs, l’évolution politico-idéologique la plus significative de García Linera depuis son accession au pouvoir est sans doute son passage sans médiation apparente de positions « autonomistes » à une défense presque hégélienne de l’État comme synthèse de la « volonté générale ». Mais laissons l’auteur s’en expliquer lui-même : « Dans les mobilisations [qui ont eu lieu depuis l’an 2000], il y avait un énorme potentiel communautaire, un énorme potentiel universaliste, un énorme potentiel autonome. C’est dans la phase immédiatement antérieure que se développe ma lecture la plus clairement autonomiste et autogestionnaire de la réalité, en termes de potentiel communiste. À partir du moment où ces mobilisations prennent de l’ampleur, nous identifions bien ce potentiel, mais nous en voyons aussi clairement affleurer les limites. Je me souviens qu’à partir de 2002, nous accédons à une lecture beaucoup plus claire et nous définissons le caractère du mouvement populaire comme porteur d’une révolution démocratique et décolonisatrice. Et, en même temps, nous disons : ce n’est pas encore le communisme. En bonne logique doctrinale, nous ne percevons la possibilité du communisme que dans le cadre d’un mouvement ouvrier fort et auto-organisé, qui n’existe pas aujourd’hui, et qui ne pourrait éventuellement réémerger que d’ici 20 à 30 ans ». Et d’ajouter : « Dans les années 1990, on a assisté à une reconfiguration totale de la condition ouvrière qui a complètement désorganisé tout ce qui existait auparavant et n’a laissé derrière elle que des petits noyaux dispersés et fragmentaires d’identité et de capacité auto-organisationnelle. Le monde paysan indigène, pour sa part, a fait preuve d’une énorme vitalité en termes de transformation politique et de conquêtes égalitaires, mais il a manifesté aussi d’énormes limites et s’est avéré incapable de soutenir des formes communautaristes de gestion et de production de la richesse. Cette faiblesse, nous avons pu l’observer dans la gestion de la question de l’eau à Cochabamba en 2000 et, ultérieurement, en 2003 et 2005, avec les difficultés dans l’approvisionnement en bonbonnes de gaz à El Alto. […] Alors, comment interpréter tout cela ? L’horizon général de l’époque est communiste. Et ce communisme devra être construit à partir des capacités d’auto-organisation de la société, de processus de génération et de distribution de la richesse de type communautaire, autogestionnaire. Mais pour l’instant, il est clair qu’il ne s’agit pas d’un horizon immédiat. L’heure est à l’obtention de l’égalité, à la redistribution de la richesse, à la conquête de nouveaux droits. La notion d’égalité est fondamentale parce qu’elle brise une chaîne de cinq siècles d’inégalité structurelle. Tel est l’objectif de l’époque, l’horizon que peuvent aujourd’hui atteindre les forces sociales, non pas parce que tel est notre désir, mais parce que nous le constatons sur le terrain. Quand nous nous sommes joints au mouvement social, c’était avec de fortes expectatives communistes. Mais nous avons voulu rester sérieux et objectifs, au sens social du terme, en signalant les limites du mouvement. Et c’est là que nous sommes entrés en conflit avec certains camarades [du groupe Comuna] autour de la question de savoir ce qu’il était possible de faire. Quand j’entre au gouvernement, ce que je fais, c’est d’essayer de valider cette lecture du moment actuel et de commencer à opérer en fonction de cette validation. Alors qu’en est-il du communisme ? Que peut-on faire depuis l’État du point de vue de cet horizon communiste ? Soutenir autant que possible le déploiement des capacités d’organisation autonomes de la société. Voilà l’horizon de ce que peut faire un État de gauche, un État révolutionnaire. Élargir la base ouvrière et l’autonomie du monde ouvrier, stimuler les formes d’économie communautaire partout où il existe des réseaux, des articulations et des projets de nature plus communautariste, sans pour autant vouloir les contrôler. Pas question d’engager un processus de cooptation ou d’engendrement ’’d’en haut’’ du communautarisme. Ça, nous ne le ferons jamais. »
Il est encore trop tôt pour évaluer la radicalité des transformations dont est porteuse l’actuelle expérience de changement que vit la Bolivie. Une expérience écartelée entre les efforts pour en finir avec le passé néolibéral et néocolonial et les tendances - non moins puissantes - à la préservation d’une bonne partie du statu quo, à quoi il faut ajouter la faiblesse de l’État et le caractère excessivement corporatif des mouvements sociaux. Loin de l’image du « bon sauvage » (qui n’est pas moins colonialiste que le racisme infériorisant), les indigènes sont des acteurs politiques et sociaux qui font l’histoire, « mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé », pour reprendre la célèbre formule de Marx. Ce qui, dans le cas de la Bolivie, signifie que des acteurs qui ont été pendant des siècles dressés en vue d’obéir font aujourd’hui face au défi de prendre en main les rênes d’un État qui leur a toujours été étranger. Cela signifie aussi, ce qui n’est pas moins important, que des organisations sociales qui s’étaient habituées à résister depuis la cohésion corporative (et le plus souvent à travers un « pacte » clientéliste avec l’État colonial et néocolonial) doivent aujourd’hui imaginer un projet de nation à la fois « universaliste » et « multiculturel ». Il est en tout cas certain que, malgré le bilan encore indéterminé du nouveau pouvoir en termes de ruptures et de continuités, la Bolivie ne sera plus jamais la même. García Linera en est convaincu : « Sur le plan politico-culturel, il y a une image qui, je crois, résume tout ce que signifie le nouveau gouvernement. Evo se rend à la localité de Pocoata et demande à un des enfants du village s’il a reçu le bon Juancito Pinto [un subside de 25 dollars annuels contre la désertion scolaire] et qu’est-ce qu’il compte faire avec cet argent. L’enfant lui répond alors avec une farouche détermination : "je vais me préparer pour pouvoir être comme toi.’’ Pour moi, c’est cela qui résume ce qui s’est passé dans ce pays. Les indigènes qui se projetaient au maximum comme paysans ou bien, dans un summum de mobilité, comme maçons ou policiers, se projettent aujourd’hui à tous les niveaux de commandement existant en Bolivie. »
Un changement de subjectivité sans précédent, donc. Mais, au fait, qu’est-ce qui a changé dans la « position de sujet » de García Linera lui-même ? Quand on lui pose la question de savoir ce que sa formation de chercheur apporte à sa pratique de gouvernant et comment il a vécu cette transition entre le monde académique et l’exécutif politique, l’ancien guérillero explique que « les changements les plus importants sont liés à une perte du temps consacré à la lecture, même si je m’efforce à tout prix de trouver du temps pour lire. Lorsqu’on fait de la recherche, on a tendance à observer des niveaux de comportement social général, on possède une capacité à faire abstraction des détails, d’événements ponctuels, pour créer des niveaux de généralité de la pensée. La gestion quotidienne du gouvernement oblige à faire un type d’analyse ponctuelle très spécifique, on ne peut plus enfermer dans une catégorie générale un ensemble d’événements. L’exercice de la vice-présidence oblige à observer la spécificité, le détail, la singularité des événements. La réflexivité sociologique est décisive de ce point de vue, sinon on s’y perd comme dans une forêt. […] Mais c’est bien de parvenir à opérer cette combinaison : un niveau de spécificité inaccessible pour le chercheur extérieur et un niveau de généralité et de regard global indispensable pour s’orienter en des termes plus systématiques. C’est dans ce sens que je dirige mes efforts. »
Serait-ce cette dialectique qui garantit ce que certains observateurs décrivent parfois comme l’étrange sérénité du numéro deux bolivien au milieu des tempêtes qu’affronte son gouvernement ? L’heure est à l’action et les crises à rebondissements que connaît actuellement la Bolivie imposent d’autres urgences que celle de la réflexion à tête reposée. Il faudra donc sans doute attendre quelques années pour connaître - éventuellement - les fruits intellectuels de l’expérience atypique du « vice-président sociologue », mais nous ne doutons pas que les lecteurs français qui découvriront dans ces pages la singulière synergie entre puissance d’interprétation et volonté de transformation à laquelle aspire Álvaro García Linera auront hâte d’en savoir plus.