Introduction
[1]
Pour que mes lecteurs me comprennent bien, je crois nécessaire d’expliciter d’abord quelques points importants.
Je suis convaincu que, pour agir efficacement sur une réalité sociale, quelle qu’elle soit, il faut commencer par comprendre au mieux comment elle « fonctionne » [2] et, pour cela, il faut en faire une analyse aussi proche que possible de la logique dominante à laquelle elle obéit. Je me propose donc d’écrire deux chapitres très synthétiques : le premier proposera une analyse de la logique du capitalisme dans sa phase néolibérale actuelle, et le second concernera les mouvements sociaux qui combattent ce néolibéralisme. L’un est plutôt une analyse sociologique, l’autre est plutôt un texte militant, mais fondé sur cette analyse. La lecture du premier est indispensable pour qui veut comprendre le second.
Décrire une logique dominante n’équivaut pas à décrire une société tout entière : comme dans n’importe quelle société, d’autres logiques sont à l’œuvre, qui fonctionnent selon d’autres principes, et qui peuvent parfois contrarier (freiner, réformer, arrêter) la logique dominante. Si bien que les acteurs qui sont partisans de cette dernière doivent composer avec ces autres logiques, et, pour aboutir à leurs fins, tenter de les redéfinir, de les infléchir, voire de les supprimer, bref, ils cherchent à s’imposer par des chemins spécifiques à chaque collectivité particulière.
Il résulte de ce qui précède qu’il n’y a jamais de déterminisme dans la vie sociale : les acteurs entretiennent entre eux des relations de coopération, de conflit, de compétition et de contradiction dont l’issue est toujours, au moins en partie, imprévisible (même si certaines voies sont plus probables que d’autres). La modernisation néolibérale suit donc des chemins différents selon les collectivités humaines dans lesquelles elle cherche à s’imposer. L’analyse que je propose ici est surtout valable pour comprendre le changement social et culturel dans les sociétés du Nord occidental, mais elle s’applique aussi à d’autres sociétés.
Comment fonctionne le capitalisme néolibéral
Démarche générale
Dans les sociétés du Nord occidental, depuis environ un demi-siècle, la logique dominante qui régit le fonctionnement du capitalisme a changé très radicalement. Pour le dire en une phrase, nos sociétés sont passées d’un capitalisme industriel national, régulé par les États, à un capitalisme néolibéral mondialisé, qui impose ses propres règles aux États. Il importe de bien préciser que ces deux régimes ne sont pas seulement des régimes économiques (des modes de production), mais des régimes sociétaux, qui imprègnent tous les champs relationnels de la vie collective comme nous allons le voir. Le but de mon premier chapitre est de comprendre les raisons de cette « grande mutation » et d’expliciter les effets concrets qu’elle a eus sur la vie sociale.
La démarche présentée ici repose sur sept propositions [3], qui concernent les sept champs relationnels que je considère comme constitutifs de la vie collective. Ces champs sont articulés entre eux et j’estime qu’ils ont tous une importance théorique égale : je ne privilégie donc aucun d’entre eux (notamment je n’accorde pas une place plus importante au champ économique). Dès lors, ces propositions forment un tout : elles interagissent les unes sur les autres, en cercle, ou mieux, en spirale [4] (que les uns qualifieront de « vertueuse », les autres de « vicieuse »).
Le schéma ci-dessous résume l’analyse et peut servir de guide de lecture. J’attire l’attention sur la signification des flèches dans ce schéma : elles ne signifient pas « cause… », mais plutôt « permet de comprendre les raisons de… ». En effet, affirmer que les changements survenus dans un champ seraient la « cause » de ceux du champ suivant reviendrait à postuler l’existence d’une détermination entre eux, et donc d’une évolution prévisible de l’ensemble. Or, comme je viens de le préciser, les logiques des relations sociales, si elles conditionnent bien les acteurs, ne les déterminent jamais totalement.
Première proposition : la logique des relations de savoir [5]
Depuis les années 1970, les innovations techniques dans les domaines de l’informatique et de la robotique, ainsi que les découvertes scientifiques de la génétique et leurs prolongements dans la biotechnologie (notamment la nanotechnologie), ont engendré une profonde mutation technologique. Celle-ci a eu au moins trois conséquences majeures :
1. Ce mouvement a engendré une course effrénée à l’innovation technologique entre les entreprises des pays les plus hégémoniques du monde. Cette compétition a été largement stimulée par la course aux armements, ce qui souligne l’importance du « complexe militaro-industriel » dans l’évolution des innovations. Les entreprises qui ont adopté ces nouvelles technologies, et sont parvenues à suivre le rythme du renouvellement permanent de leurs procédés de production, ont survécu ; celles qui n’ont pas pu (pas voulu) les intégrer survivent péniblement ou ont disparu : elles ont fait faillite, ou bien elles ont été absorbées par les plus grandes.
2. Cette course à l’innovation a engendré une forte hausse de la productivité [6] du travail, surtout dans les secteurs les plus stratégiques de l’économie : ces nouvelles technologies permettent de produire, en quantité et en qualité, des biens et des services extrêmement diversifiés, dont l’offre dépasse largement la demande solvable dans les domaines les plus rentables de l’industrie.
3. Cette croissance accélérée et brutale des forces productives a provoqué une prise de conscience écologique. Le progrès indéfini de la maîtrise et de la transformation de la nature par la science, la technique et le travail a touché ses limites : les ressources non renouvelables s’épuisent, l’environnement est en danger, la santé des gens est menacée. En outre, étant donné la croissance démographique, il est sans doute physiquement impossible que tous les humains vivent… comme les Nord-Américains ou les Européens !
De ces trois conséquences, la dernière est sans doute, et de loin, la plus dangereuse pour l’avenir de l’humanité : on peut innover indéfiniment, on peut rêver d’un monde sans travail, mais un monde sans eau, sans terres cultivables, sans ressources énergétiques... serait carrément impossible.
Deuxième proposition : la logique des relations de puissance [7]
Ce formidable dynamisme technologique a bouleversé les rapports sociaux de production [8] : pour survivre, les entreprises doivent pouvoir vendre tout ce qu’elles sont capables de produire, donc elles doivent conquérir des marchés au-delà des frontières nationales de leur pays d’origine. On a vu alors les États – surtout dans les pays les plus industrialisés (« consensus de Washington ») –, abandonner peu à peu le protectionnisme économique (le modèle keynésien) qu’ils avaient mis en place après la grande crise des années 1929-1930.
Ils ont réduit les droits de douane qui protégeaient leurs entreprises nationales contre la concurrence des entreprises étrangères. Ils ont réduit aussi, voire supprimé, les interventions des États pour réguler les cycles de l’économie, en entreprenant des grands travaux publics, en créant des entreprises publiques et en pratiquant le contrôle des changes (abandon des accords de Bretton-Woods en 1976). Ils ont privatisé (totalement ou partiellement) les grandes entreprises publiques (chemins de fer, aviation, poste, téléphone, radio, télévision, construction des routes, etc.) Bref, les gestionnaires de l’économie ont exigé que les États se mettent au service du marché : qu’ils se soumettent à ses « lois », qu’ils laissent circuler librement les biens et les services, les capitaux et les informations, qu’ils laissent le marché fonctionner selon sa rationalité propre, en comptant sur sa prétendue « main invisible » pour réguler les échanges. Ils en sont ainsi revenus au libéralisme du 19e siècle, mais cette fois, en prétendant l’appliquer au monde entier : et ils ont peu à peu (entre 1970 et aujourd’hui) généralisé le modèle économique néolibéral. Cette évolution a engendré une violente montée du chômage, de l’exclusion sociale et des inégalités,
Cette évolution a eu pour conséquence que la classe gestionnaire, qui pilote l’économie mondiale, a changé progressivement : la vieille classe bourgeoise du capitalisme industriel national (les propriétaires privés de moyens de production qui exploitent la force de travail dans les usines) a perdu une grande partie de sa puissance, qui est passée entre les mains d’une nouvelle. [9] En effet, qui gère aujourd’hui l’économie néolibérale mondialisée ? Une nouvelle classe gestionnaire s’est formée parmi les riches financiers et commerçants (les banques, les sociétés multinationales, les fonds d’investissement et leurs actionnaires, les spéculateurs, les marchands [10] , ceux qui se réunissent chaque année à Davos, en Suisse, pour se concerter), qui contrôlent la plus grande partie des échanges financiers et commerciaux au niveau mondial. [11]
Je propose de désigner cette classe par le terme « ploutocratie ». [12] Ils sont aidés dans leur fonction par quatre types de technocrates (indispensables, très bien rémunérés, donc complices) : les agences de notation, qui évaluent la santé économique des entreprises et des États, et qui disent aux membres de la classe gestionnaire où et quand ils doivent placer leur argent s’ils veulent faire entre 15 à 25% de bénéfice par an ; les grands managers, qui savent comment il faut gérer les entreprises pour qu’elles soient compétitives et réalisent de tels bénéfices ; les agences d’innovation technique, qui ne cessent d’inventer des nouvelles technologies (et de rendre les anciennes obsolètes), permettant d’augmenter sans cesse la productivité du travail ; et les agences de publicité, qui savent comment manipuler les besoins des consommateurs pour leur faire acheter (quitte à s’endetter) tout ce que ces entreprises sont capables de produire. [13]
Quand la classe gestionnaire change, la classe productrice change aussi. Il est très important, pour orienter les luttes sociales, de savoir qui est la nouvelle classe productrice dans le nouveau mode de production que la ploutocratie a mis en place, et pour répondre à cette question, il faut savoir comment cette dernière exerce sa puissance. Il existe au moins quatre manières, vieilles comme le monde, d’obtenir un surplus d’une classe productrice (et donc quatre formes de surplus) : en lui louant un bien foncier (rente foncière), en lui prêtant de l’argent (intérêt financier), en lui vendant des biens ou des services (bénéfice commercial) ou en exploitant sa force de travail (plus-value). Chaque classe gestionnaire combine à sa façon ces quatre méthodes, mais en privilégiant certaines d’entre elles.
La vieille bourgeoisie capitaliste s’approprie principalement le surplus par l’exploitation du travail dans le procès de production (plus-value [14]). La ploutocratie se l’approprie principalement par l’exploitation de la demande solvable sur les marchés (intérêt financier et bénéfice commercial). En effet, si elle veut survivre et prospérer, elle doit savoir vendre tout ce qu’elle produit, et pour cela, il lui faut trouver des marchés dans le monde entier, ce qui implique qu’elle sache manipuler les besoins de consommation et déployer une forte capacité de compétition pour les conquérir.
Dès lors, ceux dont la contribution fait aujourd’hui « tourner la machine économique néolibérale », ce sont les usagers et les consommateurs manipulés du monde entier, qui s’endettent auprès des banques pour acheter des biens et des services, et qui travaillent ensuite dans n’importe quelles conditions pour payer leurs dettes : ce sont eux la nouvelle classe productrice. [15] Je propose de la désigner par le terme « clientariat ». Hier, ce qui menaçait le capitalisme industriel, c’était la grève des travailleurs ; ce qui peut menacer aujourd’hui le capitalisme néolibéral, ce serait la grève des clients – consommateurs et usagers !
Troisième proposition : la logique des relations d’hégémonie [16]
Les performances économiques du modèle néolibéral sont telles que la nouvelle classe gestionnaire s’est efforcée (et s’efforce encore, car le processus est en cours) de le généraliser au niveau des marchés mondiaux. Les pays qui adoptent le modèle néolibéral et qui savent comment le mettre en œuvre, parviennent à augmenter considérablement leur « PIB par tête d’habitant », donc la richesse économique qu’ils produisent et consomment, même si celle-ci est très mal distribuée et si les inégalités sociales grandissent entre les groupes sociaux les plus riches et les plus pauvres et entre les pays qui réussissent, tantôt plus, tantôt moins, et ceux qui échouent. Cette évolution a eu d’abord pour conséquence l’effondrement des régimes communistes soviétiques qui n’ont pas su résister à la compétition avec les pays capitalistes. Elle a eu ensuite pour effet de stimuler les économies de certains grands pays (les « émergents » : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud et Mexique [17]), dont la ploutocratie avait intérêt à conquérir rapidement les marchés.
Dès lors, l’ordre économique et politique mondial qui avait régné jusqu’alors s’est trouvé bouleversé : le monde actuel n’est plus piloté par des blocs (Est, Ouest), mais par des alliances entre les États les plus hégémoniques de la planète (UE, G8, G20…), qui ont adopté le modèle néolibéral, et par des grandes organisations internationales (FMI, BM, OMC, OCDE…). Les dirigeants et le personnel de ces dernières, dont les ressources dépendent des États hégémoniques, sont au service de la ploutocratie et ils pèsent de tout le poids de leurs ressources financières et de leur pouvoir politique, pour promouvoir, là où c’est possible dans le monde, l’économie de marché, réputée efficace et incontournable.
C’est par l’intermédiaire des États les plus hégémoniques et de ces organisations internationales que la ploutocratie parvient à imposer le modèle néolibéral à tous (ou presque tous) les autres États du monde. Partout, sont mis en œuvre des traités de libre commerce destinés à libéraliser les échanges commerciaux et financiers entre les pays hégémoniques. Ces traités constituent le nouveau visage de l’impérialisme d’aujourd’hui et de demain, puisque les pays moins hégémoniques, s’ils veulent participer au commerce mondial, seront obligés de s’y soumettre dans les faits, même s’ils ne les ont pas signés. Certains de ces traités (comme le TTIP [18], le CETA [19] ou le TISA [20] ) impliquent, de la part des États, une importante renonciation à leur souveraineté nationale, car ils pourraient être contraints de payer de lourdes amendes aux entreprises s’ils limitaient ou entravaient leurs investissements ou leurs échanges [21].
Quatrième proposition : la logique des relations de pouvoir [22]
La ploutocratie et les organisations internationales qui promeuvent ses intérêts exercent d’énormes pressions (par chantage et souvent par corruption) sur les États nationaux pour qu’ils se conforment aux exigences du modèle néolibéral. Dès lors la relation de force entre les États et le marché s’est inversée : pour que la « machine » tourne rond, il faut que ces derniers renoncent à une grande partie de leur souveraineté nationale, qu’ils signent de nombreux traités internationaux qui les engagent, qu’ils renoncent à interférer sur la rationalité du marché (par exemple en aidant des entreprises ou des secteurs économiques en difficulté), qu’ils privatisent leurs entreprises publiques et qu’ils pratiquent une politique d’austérité budgétaire.
Or, les États sont inégaux devant ces exigences : les moins hégémoniques (ceux qui sont moins « développés ») sont souvent incapables de pratiquer de telles politiques, qui ouvrent tout grand la porte à l’impérialisme occidental et qui creusent les inégalités de façon dangereuse au sein de leur population (qui donc a tendance à migrer vers le Nord) ; les plus hégémoniques (ceux du Nord occidental) ont dû, pour y faire face, accepter le principe d’un « État minimum » qui les a amenés à affaiblir leur autonomie et qui a mis en cause leur démocratie représentative. En effet, les citoyens se rendent bien compte que leurs dirigeants politiques ont perdu une grande partie de leur emprise sur les États qu’ils gouvernent : pour être élus, ils font des promesses qu’ils savent ne pas pouvoir tenir.
Par exemple, les politiciens promettent de résoudre le problème du chômage, alors que ce ne sont pas (bien au contraire) les États qui créent des emplois ; ils font des « cadeaux » fiscaux aux entreprises étrangères pour qu’elles s’installent dans leur pays : elles profitent de l’aubaine, s’y installent en effet, mais ne créent pas, ou très peu d’emplois. Tout cela fausse le « jeu » politique et provoque une crise profonde de la démocratie parlementaire représentative. D’où le découragement des électeurs qui ne savent plus pour qui voter, ni comment être citoyens : que leurs élus soient de gauche, du centre ou de droite, cela revient presque au même ! Donc ils s’abstiennent de voter, ou bien ils votent pour des partis démagogiques d’extrême droite, qui séduisent l’opinion publique dans beaucoup de pays en stigmatisant les immigrés, auxquels ils font jouer le rôle de bouc émissaire, et en promettant, en vain, de restaurer la souveraineté nationale [23] .
Cinquième proposition : la logique des relations d’influence [24]
Pour que tous les groupes de pression – représentant les multiples intérêts et les projets de toutes les catégories sociales qui interagissent dans une collectivité –, puissent coexister pacifiquement dans le cadre d’un contrat social, il est nécessaire que l’État mette en place des dispositifs légaux et institués de gestion des conflits par la négociation, qui permettent à ces groupes de discuter entre eux, d’établir des compromis et de faire garantir ceux-ci par le pouvoir politique.
Sous le régime du capitalisme industriel national, après plus d’un siècle de luttes, le mouvement ouvrier avait fini par obtenir des États qu’ils instituent de tels dispositifs – la concertation sociale –, grâce auxquels les syndicats ont pu négocier avec la bourgeoisie un grand nombre d’acquis sociaux, dans les domaines du travail, de l’éducation, de la santé, du logement et de la sécurité sociale (indemnisations du chômage, pensions de retraite, assurances maladie invalidité, allocations familiales, pécules de vacances). C’est ce que l’on a appelé le « pacte social de l’État-providence » : il traitait avec égalité tous ceux qui étaient également utiles au bien collectif.
Ainsi, l’institutionnalisation des conflits de classe avait mis en marche une « dialectique du progrès » qui profitait aux deux parties : la bourgeoisie faisait des concessions à la classe ouvrière (progrès social), mais elle récupérait la diminution de la plus-value absolue (résultant de ces concessions) par une augmentation de la plus-value relative, donc, par une croissance de la productivité du travail grâce au progrès technique. Progrès technique et progrès social s’engendraient ainsi réciproquement, en un « cercle vertueux ».
Les changements signalés ci-dessus ont remis en question le contrat social de l’État-providence, parce qu’ils ont affaibli les trois partenaires sociaux : la bourgeoisie industrielle (propositions 2 et 3) et l’État national (proposition 4), mais aussi les mouvements syndicaux dont les luttes courageuses et persistantes ont valu à nos sociétés la plupart de leurs acquis sociaux. [25] En effet, la vieille classe ouvrière a perdu une grande partie de sa capacité de résister à la domination sociale : le mouvement ouvrier est en déclin partout, la capacité des syndicats de travailleurs de se défendre contre la domination de la ploutocratie, en exerçant sur elle des pressions efficaces (notamment par la grève), s’est considérablement réduite au cours des dernières décennies.
Il y a plusieurs raisons à cela : la hausse de la productivité du travail a engendré du chômage structurel (donc une « armée de réserve » de travailleurs en recherche d’emploi) ; les gestionnaires des entreprises sont devenus inaccessibles à cause de la mondialisation ; ils délocalisent leurs activités et trouvent ailleurs (notamment dans les pays dits « émergents ») des travailleurs plus soumis et plus exploitables ; le socialisme a perdu une grande partie de sa crédibilité et le communisme n’en a plus du tout. Dès lors, depuis quatre décennies, les acquis sociaux du pacte social se réduisent comme une peau de chagrin : ils sont « rongés » petit à petit dans tous les domaines. Le principe de sens du contrat n’est plus l’égalité, mais l’équité qui relève plus d’un « darwinisme social » que d’une solidarité instituée : à chacun selon ses mérites, étant donné ses performances dans la compétition interindividuelle généralisée.
Cette évolution s’explique facilement. En se mettant – bon gré, mal gré – au service de la ploutocratie, les États nationaux sont contraints de pratiquer des politiques d’austérité budgétaire : en effet, ils doivent faire des économies sur les dépenses publiques et sociales, pour permettre aux entreprises de réduire les coûts du travail et de payer moins d’impôts, afin de les rendre ainsi plus compétitives sur les marchés internationaux. Dès lors, les États rendent plus difficile et/ou plus cher, l’accès des usagers aux avantages que leur prodiguait l’État-providence, dans tous les domaines signalés ci-dessus (santé, éducation, sécurité sociale, etc.). La conséquence est que toutes les organisations du secteur public ou parapublic (la justice, les écoles, les hôpitaux, les centres publics d’aide sociale, la police, les entreprises publiques…) doivent gérer une contradiction entre, d’une part, une forte croissance de la demande (due à la hausse des inégalités, du chômage et de l’exclusion sociale) et des ressources financières insuffisantes pour y répondre. [26]
Bref, l’État-providence a été progressivement remplacé par l’État social actif [27] . Il serait plus juste de parler de « l’État activateur », car sa politique consiste à « activer » les individus et les groupes sociaux exclus des bénéfices du contrat social, afin qu’ils résolvent eux-mêmes leurs problèmes, en comptant le moins possible sur la solidarité instituée : il faut qu’ils soient « entrepreneurs » de leur propre subsistance. Du même coup, l’État désamorce la « dialectique du progrès » signalée ci-dessus : il sacrifie le progrès social sur l’autel du progrès technique.
Sixième proposition : la logique des relations d’autorité [28]
Toute société s’efforce de socialiser ses membres (venus par fécondité naturelle ou par immigration) : elle tend à « fabriquer » les individus dont elle a besoin pour pratiquer les relations sociales dans les champs relationnels examinés ci-dessus. Ainsi, elle leur apprend à occuper les places qui leur sont assignées dans un ensemble social intégré.
La société capitaliste industrielle s’efforçait de « fabriquer » des individus dotés de compétences utiles aux finalités collectives. Ils devaient savoir jouer leurs rôles sociaux : être de bons fils/filles, élèves, maris/épouses, pères/mères, travailleur(euse)s, citoyen(ne)s, etc., bref, des hommes et des femmes « ordinaires », comme l’écrit Charles Taylor. En revanche, la société capitaliste néolibérale a besoin de « fabriquer » des gens dotés de compétences individuelles : ils doivent apprendre à se conduire comme des consommateurs insatiables, des compétiteurs impitoyables et des communicateurs infatigables. Il faut qu’ils trouvent du sens à leur vie en la passant à comparer les « rapports qualité/prix » de tous les biens et services qui leur sont offerts et qu’ils s’endettent pour les acheter ; il faut qu’ils soient mobiles, flexibles, imaginatifs, créatifs, qu’ils se battent comme des loups pour conserver leur emploi (ou en trouver un meilleur) et payer leurs dettes... et qu’ils se passionnent pour le football ; et il faut qu’ils passent leur temps le nez collé sur un écran (celui de leur GSM, de leur GPS, de leur PC ou de leur TV), qu’ils surfent sur le « web », qu’ils « tweetent », qu’ils « likent » et qu’ils collectionnent des « amis » sur « Facebook ».
Or, évidemment, c’est très exactement de ces individus-là que la « machine » néolibérale a besoin pour « tourner », en les faisant participer, aux logiques du savoir, de la puissance, de l’hégémonie, du pouvoir et de l’influence, telles que je les ai analysées ci-dessus. En écrivant cela, je ne prétends pas que tous les individus qui composent nos sociétés acceptent d’entrer dans ce « jeu » : je sais bien que beaucoup résistent et cherchent des alternatives. Je dis seulement que c’est de tels individus « consommateurs compétiteurs connectés » dont la logique néolibérale a besoin pour fonctionner et qu’elle les « fabrique » avec une grande efficacité.
Septième proposition : la logique de la légitimité [29]
Les êtres humains, parce qu’ils sont (ou se croient) « sapiens » (donc dotés d’une conscience nettement plus développée que toutes les autres espèces vivantes), éprouvent le besoin de donner du sens (une orientation et une légitimation, donc une signification) à leurs pratiques dans les six champs relationnels qui viennent d’être examinés. À moins d’y être brutalement contraints par la force, ils ne pourraient supporter de vivre dans un monde qui leur paraîtrait arbitraire et absurde. Pour donner du sens à ce qu’ils font, disent, pensent, ressentent, les acteurs créent donc de la culture : ils croient à des principes éthiques, sur lesquels ils fondent la légitimité de leurs valeurs, de leurs intérêts, de leurs traditions et de leurs affects.
Cependant, ils interprètent différemment ces principes selon la position sociale (dominante ou dominée) qu’ils occupent dans les champs relationnels auxquels ils participent. Pour les acteurs dominants, « donner du sens », cela signifie justifier le savoir, la puissance, l’hégémonie, le pouvoir, l’influence ou l’autorité qu’ils exercent, c’est-à-dire produire des idéologies. Pour les acteurs dominés, en revanche, cela veut dire projeter un avenir meilleur, une société plus juste, c’est-à-dire, produire des utopies. Mais les idéologies et les utopies ont en commun de n’être que des interprétations opposées des mêmes principes culturels de sens, ceux d’un modèle culturel régnant.
Pour mieux faire comprendre cette proposition, sans doute trop abstraite, je recours volontiers à la métaphore des « commandements ». Avant l’avènement de la modernité, quand nos sociétés européennes étaient encore régies par un modèle culturel religieux (chrétien), l’Église catholique attribuait à Dieu les fameux « dix commandements » (et en rajoutait elle-même cinq autres) : avoir une « vie bonne » consistait alors à se conformer à ces injonctions, donc à tendre vers une inaccessible sainteté. Sous le règne de la (première) modernité, ce modèle culturel chrétien n’a pas disparu, mais, après un ou deux siècles de tensions et de conflits, il a été réinterprété par ceux qui ont préparé et mené les révolutions industrielles et démocratiques.
La conception régnante de la « vie bonne » a ainsi changé peu à peu : au lieu de se soumettre aux commandements de Dieu (entendez, de ceux qui parlaient en son nom), il convenait, pour avoir une « vie bonne » de se soumettre à ceux du progrès (entendez, là aussi, de ceux qui parlaient en son nom). La société capitaliste industrielle nationale reposait alors sur le modèle culturel de la modernité progressiste : tout le monde croyait au progrès (que le destin de l’humanité était de maîtriser la nature par la science, la technique et le travail et qu’ainsi, demain serait meilleur qu’hier).
La bourgeoisie croyait au progrès, mais pour elle, selon son interprétation, donc son idéologie, il s’agissait du progrès technique : la croissance des forces productives et de la productivité du travail. Le prolétariat, lui aussi, croyait au progrès, mais pour lui, selon son interprétation, donc son utopie, il s’agissait du progrès social : l’amélioration de ses conditions d’existence jusqu’à atteindre une égalité réelle (et pas seulement formelle) entre tous les membres de la collectivité. De même, les acteurs qui croyaient au progrès, croyaient aussi en quatre autres principes de sens : la raison (celle, rationnelle, de la science et celle, raisonnable, de la démocratie) ; l’égalité (formelle ou réelle) ; le devoir (d’apporter une contribution utile à la collectivité) ; et la nation (qu’ils appelaient patrie). Ces cinq principes constituaient les « commandements » de la première modernité, auxquels les modernes croyaient, bien que les acteurs dominants et dominés en donnaient des interprétations, idéologiques ou utopiques, différentes. [30]
Or, les profonds changements qui ont été analysés ci-dessus, ont produit aussi une mutation dans la culture : le modèle culturel progressiste (celui de la première modernité) a cédé sa place à un modèle culturel subjectiviste (celui de la seconde modernité). La transition de l’un à l’autre s’est faite lentement. Elle a commencé dans les pays du Nord occidental vers le milieu des années 1960, et s’est propagée ensuite dans le monde, surtout dans les villes et parmi les jeunes générations. Il n’est pas certain qu’elle soit terminée aujourd’hui, mais les deux modèles peuvent très bien coexister dans la tête des acteurs (individuels ou collectifs), même si cette coexistence peut leur poser des problèmes très complexes. [31]
Le modèle culturel subjectiviste régnant aujourd’hui n’est pas du tout (contrairement au discours des acteurs dominants) un appel à la « liberté » de l’individu : il se fonde, lui aussi, sur quelques principes éthiques de sens, que l’on peut également appeler des « commandements » et, qui peuvent être interprétés différemment par les acteurs dominants et dominés. Le principe culturel central me paraît être la croyance au principe de l’épanouissement personnel. Chaque individu qui adhère à ce principe est convaincu que son destin consiste à être sujet et acteur de sa vie personnelle : « sois toi-même » serait donc le principe culturel central (d’où l’adjectif « subjectiviste », qui me semble le plus approprié pour qualifier ce modèle culturel).
Ce principe central en impliquerait également quatre autres : que chaque individu ait le droit de choisir lui-même la vie qu’il mène, afin de réaliser ses préférences, ses goûts, ses dons, ses talents ; qu’il ait le droit au bonheur (de se sentir bien dans son corps, dans sa tête et dans son cœur) ; qu’il ait aussi le droit à la sécurité (de vivre dans un monde politique, écologique et éthique qui soit sain et sûr, donc sans peur [32] ) ; et qu’il ait enfin le devoir d’être tolérant, car les autres ont les mêmes droits que lui. [33] Et, du même coup, il est convaincu aussi que la société – donc son État –, doit lui offrir les ressources (l’éducation, la santé, la sécurité, l’emploi...) dont il a besoin, sans lesquelles il sera exclu de la vie sociale, ne jouira pas de la reconnaissance des autres et sera par conséquent incapable de mener une « vie bonne », de réaliser le destin personnel que la culture régnante attend de lui.
Évidemment, ce principe central du modèle culturel subjectiviste est interprété différemment par les acteurs dominants et par les acteurs dominés. Pour les dominants, être sujet et acteur de sa vie signifie, selon le credo de l’idéologie néolibérale, devenir un consommateur avide de nouveauté (et endetté), un compétiteur performant et un communicateur toujours connecté, donc un « individu CCC » (proposition 6). Pour les acteurs dominés, cela signifie évidemment refuser cette interprétation idéologique et proposer une nouvelle utopie : je crois que celle-ci, bien qu’elle reste encore très confuse, dispersée et ambiguë, s’exprime aujourd’hui dans la multitude de mouvements sociaux et politiques qui résistent au néolibéralisme et lui cherchent désespérément des alternatives.
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Ainsi « fonctionne », me semble-t-il, la logique du capitalisme néolibéral : on voit bien comment, dans chacun des sept champs constitutifs de la vie sociale, les acteurs ont besoin d’imposer à ceux des autres champs, les changements dont ils ont besoin pour mener à bien ceux qui leur conviennent. Bien sûr, je le rappelle, il ne s’agit que d’une logique dominante et ses modalités de réalisation diffèrent d’une société à l’autre. En outre, tous les membres des collectivités ne sont pas obligés d’obéir à cette logique, de se laisser emporter par elle. Ils sont dotés d’une conscience et ils peuvent dire « non ». Mais, même si elle ne les détermine pas complètement, la logique néolibérale conditionne très efficacement les conduites de la plupart d’entre eux. Et c’est tellement plus facile de se soumettre que de se rebeller ! Pourtant, partout, des voix s’élèvent pour affirmer « qu’un autre monde est possible ».
Ayant compris comment cette logique « fonctionne », nous pouvons nous demander maintenant comment la combattre efficacement.
Comment combattre le capitalisme néolibéral
« Réduire l’aventure humaine à la compétition, c’est ravaler l’individu au rang de primate », écrivait Albert Jacquard [34]. Cette phrase n’est cependant pas très aimable envers... les primates ! Ceux-ci sont en effet très capables de coopération, de compassion et de justice, comme l’a bien montré Franz De Waal [35] . J’ai tenté, dans le premier chapitre, de cerner au mieux la logique du capitalisme néolibéral. Cette logique domine aujourd’hui les relations sociales dans beaucoup de nations du monde : les acteurs qui en sont porteurs s’efforcent et sont parvenus à l’imposer à presque tous les autres (ceux qui n’en veulent pas ou la voudraient autrement, ceux qui s’inspirent d’autres logiques, plus ou moins incompatibles). Ces autres acteurs résistent peu ou prou au néolibéralisme et ce sont leurs formes de résistance qui vont nous intéresser ici : je vais d’abord en proposer une analyse descriptive et ensuite, voir comment ces acteurs pourraient, à mon avis, augmenter l’efficacité de leur lutte.
Formes actuelles de lutte contre le capitalisme néolibéral
Quand, dans l’histoire des collectivités humaines, une logique dominante en remplace une autre, deux grands types de réaction se produisent. D’une part, certains acteurs défendent les enjeux de l’une ou l’autre logique qui a prévalu dans un passé (proche ou lointain) qui leur paraissait meilleur (nous dirons que leurs luttes sont « diachroniques »), alors que d’autres s’en prennent plutôt à la logique qui domine là et alors, dans le présent, et bien sûr, dominera le futur (nous appellerons leurs luttes « synchroniques »). D’autre part, certains acteurs, plus modérés dans leurs revendications, veulent des réformes, mais pas pour autant le remplacement de la logique dominante par une nouvelle (nous appellerons leurs luttes « alter » ou « défensives »), alors que d’autres, plus radicaux, veulent supprimer cette logique et en mettre une autre à sa place (nous dirons de leurs luttes qu’elles sont « anti » ou « offensives »). Bien sûr, entre ces formes extrêmes, il existe aussi des formes intermédiaires, qui les combinent sur l’un ou (et) l’autre de ces deux axes.
Si nous examinons maintenant les mouvements sociaux et politiques qui combattent aujourd’hui le capitalisme néolibéral, nous pouvons les classer (au moins provisoirement et sans prétendre à l’exhaustivité) selon ces deux critères (voir le tableau). Ce qui nous frappe d’abord, c’est évidemment leur extrême dispersion : nous venons d’une époque où le mouvement ouvrier et socialiste (donc la « lutte des classes » au sens strict, qui était une lutte synchronique, alter et/ou anti) monopolisait pratiquement toute la scène sociale et politique. En revanche, les mouvements d’aujourd’hui se répartissent entre tous les champs relationnels qui composent la vie collective, et leur dispersion s’accompagne d’une division, causée par leur forte ambiguïté. Il est évident que tous ces mouvements n’ont pas des enjeux communs, que les acteurs qui y sont engagés n’ont pas d’identité commune qui pourrait les solidariser, qu’ils n’ont pas les mêmes adversaires et qu’ils ne sont pas d’accord entre eux sur leurs méthodes de lutte. Cette dispersion et cette division expliquent la faiblesse de chacun de ces mouvements pris séparément, donc leur inefficacité relative. C’est à peine s’ils peuvent égratigner le « bulldozer néolibéral », que rien ne semble pouvoir arrêter ou dévier de sa logique.
Quelques conseils aux acteurs pour augmenter l’efficacité de leurs luttes
La relation entre l’acteur et le sociologue soulève toujours une question délicate. Le rôle du sociologue n’est certes pas de prendre la place des acteurs ni de diriger leurs luttes : ce n’est pas lui, mais eux, qui font l’histoire. En revanche, ce rôle est d’éclairer les acteurs, en leur proposant des analyses aussi proches que possible des relations sociales telles qu’elles fonctionnent vraiment, au-delà des discours idéologiques et utopiques, dont ils les recouvrent toujours d’un double voile. Comme l’écrit Paul Veyne, « Les sociologues et les historiens sont à plaindre : quand ils ont à déchiffrer les motivations de nos options, ils sont en présence d’un texte doublement brouillé ; la solution que nous avons choisie ne coïncide jamais avec la rationalité qu’on pourrait lui supposer et le poids de nos différentes motivations semble modifié par les contraintes de la solution. [36] » En me fondant sur mes analyses, je me contenterai donc ici de donner aux acteurs quelques modestes conseils, dont ils feront l’usage que bon leur semblera !
1. Ne pas confondre le modèle culturel subjectiviste et l’idéologie néolibérale
Il me semble indispensable de rappeler d’abord à mes lecteurs le sens de ces deux notions et surtout, de les inviter à ne pas les confondre. [37] Le modèle culturel subjectiviste appelle les individus, pour mener une « vie bonne », à se conformer à un principe éthique central : « soyez sujets et acteurs de votre existence personnelle », ce qui, en soi, nous apparaît comme une injonction plutôt désirable. En revanche, l’idéologie néolibérale leur propose, pour se conformer à cette injonction culturelle, de se livrer corps et âme à la consommation, à la compétition et à la communication. Or, cette interprétation du principe culturel central introduit dans le néolibéralisme une contradiction majeure : en obéissant à cette idéologie, ce régime ne cesse de faire grandir les inégalités, d’étendre l’exclusion sociale et de porter atteinte à l’environnement, donc de priver une grande partie des individus de l’accès aux ressources dont ils auraient pourtant besoin pour réaliser leur épanouissement personnel. La consommation leur fait confondre l’être avec l’avoir, la compétition renforce l’exclusion et met la nature en péril, et la communication, plus virtuelle que réelle, les renvoie à leur solitude.
Dès lors, le régime néolibéral est, paradoxalement, une machine à fabriquer des individus privés d’épanouissement personnel, alors que pourtant, la culture régnante leur en reconnaît le droit et le leur fait désirer, mais sans en donner les moyens à un nombre croissant d’entre eux. Néanmoins, la plupart se taisent, supportent les conditions de vie que le régime néolibéral leur imposent, courent du matin au soir pour garder leurs emplois et payer leurs dettes, s’engagent dans une impitoyable compétition, se débrouillent comme ils peuvent, font avec ce qu’ils ont, se distraient en se cherchant des compensations illusoires... Seules quelques minorités résistent.
2. Essayer de faire comme Marx... mais sans commettre la même erreur !
Au milieu du 19e siècle, pour savoir comment combattre le capitalisme industriel national, Karl Marx a d’abord cherché à comprendre comment il fonctionnait : rappelons sa démarche. La bourgeoisie possédait tous les moyens de production (propriété privée) ; elle achetait la force de travail – que le prolétariat était obligé de lui vendre pour survivre –, comme une marchandise, à sa valeur d’échange sur le marché du travail (salariat) ; pendant son temps de travail, ce prolétariat produisait des biens ou des services dont la valeur d’échange était supérieure à celle de son coût salarial (exploitation du travail et plus-value) ; la bourgeoisie revendait les biens ou les services produits sur le marché et réalisait ainsi la plus-value en argent ; enfin, elle décidait de l’usage qu’elle ferait de ses profits : elle pouvait, soit, les dépenser pour satisfaire ses intérêts particuliers (on la dira alors dominante), soit, les mettre au service de l’intérêt général, en agrandissant ses entreprises et en contribuant au progrès technique et au progrès social (on la dira alors dirigeante). [38]
En analysant ce mode de production du surplus économique, Marx a clairement identifié les deux enjeux stratégiques, dont dépendait la capacité de la bourgeoisie de se reproduire et de prospérer : la propriété privée et le salariat. Dès lors, fort logiquement, pour orienter les luttes du prolétariat, il a proposé que celui-ci s’en prenne à ces deux variables-là. Il y avait trois solutions : a) supprimer la propriété privée des moyens de production et la remplacer par une propriété étatique, gérée par les dirigeants d’un parti prolétarien (voie communiste) ; b) conserver cette propriété, mais en confier la gestion aux travailleurs eux-mêmes (voie autogestionnaire) ; c) la conserver, mais contraindre la bourgeoisie à faire un usage dirigeant de la plus-value, en améliorant le salariat, donc en réduisant la durée du travail, en payant de meilleurs salaires aux ouvriers et des impôts aux États pour financer la sécurité sociale (voie social-démocrate).
En théorie, ces trois voies étaient réalistes et pouvaient donc être efficaces, que ce soit pour remplacer le capitalisme par un autre régime ou pour profiter de son dynamisme pour améliorer les conditions matérielles de la population en général. Cependant, dans la pratique, comme l’histoire nous l’a appris, la première voie (la plus utopique, celle que Marx préférait !) a été nettement moins efficace que les deux autres. Un siècle après la révolution russe de 1917, l’histoire a suffisamment prouvé qu’il en a bien été ainsi : il suffit, pour s’en persuader, de comparer aujourd’hui les conditions de vie du peuple russe à celles des peuples scandinaves. Bien entendu, le succès du modèle social-démocrate, la dérive totalitaire du régime soviétique et l’échec du modèle communiste ne s’expliquent pas par une « erreur » de jugement de Marx, mais par les conditions historiques très différentes des pays scandinaves (déjà assez avancés sur la voie de la modernité) et de la Russie (où le régime féodal était encore bien présent au début du 20e siècle). Mais, quoi qu’il en soit, partout la voie social-démocrate (réformiste) s’est révélée beaucoup plus efficace que la voie communiste (révolutionnaire) et que la voie autogestionnaire.
Malgré tout son génie et sa connaissance de l’histoire, Marx n’a pas pensé – du moins pas à ma connaissance – que la voie communiste se révélerait beaucoup moins adéquate que la seconde et surtout que la troisième. [39] Il ne semble pas avoir prévu que les dirigeants du parti révolutionnaire, agissant au nom du prolétariat, se transformeraient en une nouvelle classe gestionnaire au moins aussi dominante et bien moins dirigeante que la bourgeoisie capitaliste elle-même. [40]
Mon objectif est ici de suivre la même démarche que Marx, mais en évitant de commettre la même erreur. Qu’au moins l’histoire nous apprenne enfin ceci : quelle que soit la lucidité et la générosité de certains individus membres d’une classe gestionnaire, la logique des relations de production et de gestion des richesses est telle qu’elle les incite et les entraîne à devenir dominants (à se préoccuper de leurs intérêts particuliers) ; et la seule manière d’obtenir d’eux qu’ils deviennent dirigeants (se préoccupent de l’intérêt général) est de les y contraindre par la force d’un mouvement social et politique de la classe productrice. Cela est bien regrettable, mais les humains sont ainsi, et si l’on veut qu’ils changent, il faut les prendre pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’on voudrait qu’ils soient !
3. Identifier clairement les enjeux stratégiques de la ploutocratie néolibérale
Pour savoir comment combattre efficacement le capitalisme néolibéral d’aujourd’hui, il fallait d’abord faire une analyse correcte des enjeux stratégiques de sa classe gestionnaire. Disons d’emblée, et clairement, que l’exploitation du travail n’est plus son enjeu majeur : elle dispose, partout dans le monde, d’une inépuisable « armée de réserve » de travailleurs, prêts à se laisser exploiter en acceptant n’importe quelles conditions de travail ; en outre la productivité du travail n’ayant jamais été aussi élevée, elle peut extraire à volonté des plus-values faramineuses, légales et illégales, se les approprier et les gérer à son gré.
Par conséquent, la grève des travailleurs, qui fut longtemps l’arme absolue du mouvement ouvrier, a perdu une grande partie de son efficacité : elle peut même, comble de l’ironie, servir parfois de prétexte à la délocalisation d’entreprises vers des lieux jugés plus « hospitaliers ». Quels sont alors ses enjeux stratégiques ? Ils sont à rechercher du côté des échanges commerciaux et financiers plutôt que dans la production. Que ce soit, « en dernière instance » la production, donc l’exploitation du travail, qui produise cette plus-value, n’empêche pas que ce qui est stratégique pour la ploutocratie ne soit plus le « procès de production » lui-même, mais d’autres enjeux (que j’essaie précisément d’identifier ici). La bonne question est donc : de quelles conditions dépendent la reproduction et l’expansion de la ploutocratie en tant que classe gestionnaire ?
a) De la manipulation des besoins de consommation
La ploutocratie a surtout besoin de vendre tous les biens et les services que ses entreprises sont capables de produire. Elle doit pouvoir compter sur des consommateurs solvables et durables, qui constituent la principale source de ses profits commerciaux et financiers, qui sont la condition essentielle de sa prospérité. Pour atteindre cet objectif, ses armes les plus efficaces sont la manipulation des besoins par la publicité (inculquer aux gens l’irrépressible besoin d’acheter le dernier gadget à la mode) et par la pratique systématique de l’obsolescence et de l’endettement.
b) De l’innovation technologique
Sa capacité compétitive dépend de la compétitivité de ses entreprises, et celle-ci, de la course effrénée à l’innovation technologique. Cette logique innovatrice, s’il est vrai qu’elle fait faire à l’humanité un gigantesque bon en avant des connaissances scientifiques du monde et de leur traduction en technologies qui nous sont bien utiles, a aussi pour effet de renouveler constamment les biens et les services disponibles et d’exacerber la compétition entre les entreprises et les pays, donc, de leur imposer une course à la croissance illimitée, d’éliminer les entreprises qui n’en sont pas capables et d’exclure les pays qui ne parviennent pas à suivre le rythme.
c) De la dérégulation des marchés
La ploutocratie a besoin d’un monde sans frontières politiques, d’un espace mondial où règne la libre concurrence, où puissent circuler sans entraves les biens, les services, les capitaux et les informations. Elle a besoin que les États-nations, non seulement ne mettent aucun obstacle à cette libre circulation (notamment par des droits de douane, le contrôle des changes, des taxes sur les transferts de capitaux, des conditions imposées aux investissements étrangers, des aides à des entreprises nationales en difficulté...), mais qu’ils la favorisent activement . [41] (notamment en accordant des avantages fiscaux, en sauvant des banques de la faillite, en construisant des infrastructures, en prenant en charge des externalités négatives sur l’environnement, en menant des interventions politiques ou militaires dans certains pays où les conditions sont défavorables au régime néolibéral).
d) De la réduction des dépenses sociales des États nationaux
La ploutocratie a encore besoin que les États nationaux se mettent au service de ses intérêts. Elle en attend encore essentiellement deux choses : qu’ils gèrent les finances publiques avec une rigoureuse austérité budgétaire, notamment en ce qui concerne les politiques sociales (coût de la sécurité sociale, de l’éducation, de la santé, etc.) ; et qu’ils privatisent les entreprises et les services publics qui sont susceptibles d’engendrer des profits (surtout les services de communication). Elle exige donc de chaque État national qu’il dépense le moins d’argent possible. En effet, puisque ces dépenses sont financées par des impôts ou par des emprunts, elles augmentent les charges des entreprises et réduisent d’autant leur capacité compétitive sur les marchés internationaux. La concurrence entre les entreprises entraîne donc celle entre les États : les pratiques du dumping social (relatif aux salaires et aux charges sociales) et fiscal (les cadeaux, la fraude et les paradis fiscaux) favorisent évidemment la compétitivité des entreprises.
e) De la fraude fiscale et de la spéculation financière
La ploutocratie ne s’approprie pas seulement des bénéfices commerciaux. Pour que le régime néolibéral fonctionne au gré de ses intérêts, il doit aussi lui permettre de réaliser des profits financiers. Les profits dont il s’agit ici sont essentiellement liés à des transactions en bourse, à la spéculation (sur les prêts d’argent, les titres boursiers et les devises) et à la fraude fiscale. Dès lors, elle pratique notamment le « génie fiscal » : elle profite des différences de régime fiscal entre les pays, qui lui proposent des « montages » financiers ; elle « joue » sur les échanges (de services, d’argent, de technologies...) entre des entreprises qui dépendent d’un même groupe transnational ; elles profitent des « cadeaux fiscaux » que leur proposent les États pour les attirer chez eux. [42]
f) De la maltraitance de l’environnement
Pour les entreprises, la question de l’environnement est très ambiguë. D’une part, une réelle prise en charge des dommages causés à l’environnement par leurs activités aurait pour conséquence des coûts supplémentaires qui réduiraient leur capacité compétitive. Mais, d’autre part, ces dommages sont tellement alarmants que l’opinion publique les contraint à en tenir compte. Dans ces conditions, il faut bien qu’elles fassent quelque chose pour limiter les dégâts, ou, au moins qu’elles déclarent assumer leur « responsabilité environnementale ». Prétendre se préoccuper de la protection de la nature est devenu aujourd’hui un argument publicitaire utile pour stimuler les ventes.
Par ailleurs, les menaces qui pèsent sur l’environnement sont tellement réelles que l’innovation technologique s’attache activement à créer des biens et des services nouveaux qui n’auraient aucun impact négatif sur la nature : des automobiles électriques, des panneaux solaires, des éoliennes, etc. Ce nouveau « créneau écologique » est devenu une source de profits considérables pour les entreprises [43] . On peut même penser que la logique du capitalisme néolibéral finira par résoudre les problèmes de l’environnement, parce que les technologies propres constitueront demain les biens et les services les plus rentables pour la ploutocratie.
g) De la docilité des travailleurs
Enfin, la ploutocratie a besoin, pour avoir les mains libres, de mettre fin à l’influence des syndicats de travailleurs : elle veut qu’ils renoncent aux droits acquis de haute lutte par le mouvement ouvrier ; elle les veut soumis à ses exigences, disposés à accepter des contrats précaires, flexibles, mobiles, créatifs, « licenciables » à merci, bref, elle veut un retour aux conditions de travail qui prévalaient au 19e siècle en Europe, et qui prévalent encore aujourd’hui en Afrique, en Asie (notamment en Chine) et en Amérique latine..
Tels sont, me semble-t-il, les sept enjeux stratégiques – ceux qui sont indispensables au fonctionnement du capitalisme néolibéral selon les exigences de la ploutocratie. Dès lors, pour obliger celle-ci à tenir compte de leurs revendications, c’est à ces enjeux-là que les mouvements sociopolitiques de résistance, s’ils veulent être efficaces, doivent s’attaquer. Je les rappelle ici – et l’ordre dans lequel ils sont cités importe peu : a) la protection des consommateurs contre la manipulation de leurs besoins ; b) la limitation des effets néfastes (faillites, chômage, exclusion) de l’innovation technologique ; c) la régulation des marchés par les États nationaux ; d) la défense des acquis sociaux de l’État-providence ; e) la lutte contre la fraude fiscale et la taxation des grosses fortunes et des transactions financières ; f) la protection de l’environnement ; g) la défense des droits humains et des travailleurs.
Quand on connaît bien les enjeux stratégiques d’une lutte sociale, il est plus facile de savoir qui est l’adversaire, sur qui on peut construire une solidarité et par quels moyens il est possible d’imposer des revendications.
4. S’en prendre à un adversaire commun
D’abord, il faut dire clairement qui l’adversaire n’est plus : ce n’est plus la bourgeoisie du capitalisme industriel dont parlait Marx. Bien sûr, elle existe encore, mais elle a perdu sa puissance et ce n’est plus elle qui gère la richesse : ou bien ses usines ont fait faillite, ont disparu, ont été fusionnées et souvent délocalisées, ou bien certains de ses membres ont réussi à se reconvertir et à devenir membres de la ploutocratie. Ensuite, il importe de ne pas confondre la ploutocratie elle-même avec ses collaborateurs. Comme je l’ai précisé déjà dans le chapitre précédent, je rappelle que ces derniers sont des technocrates dont elle se sert et qui sont ses complices plus ou moins dévoués : les managers des entreprises (qui ne sont que des administrateurs délégués) ; l’armée d’économistes, de juristes, d’ingénieurs ou d’autres universitaires qui travaillent dans les entreprises, dans les agences de notation, d’innovation ou de publicité ; les grandes organisations internationales, qui sont financées par les États pour imposer le modèle néolibéral au monde entier ; et les politiciens des États nationaux – qu’ils soient libéraux, socialistes ou autres –, qui se soumettent aux exigences du néolibéralisme (en prétendant que ce serait pire s’ils ne s’y soumettaient pas).
Bien sûr, tous ces gens-là sont des complices actifs de la ploutocratie ou, au moins, s’abstiennent de lui opposer une résistance significative. Ces technocrates remplissent des rôles bien précis : évaluer correctement les risques, conseiller les investissements et les opérations spéculatives, inventer des montages fiscaux complexes pour échapper à l’impôt, gérer les entreprises pour qu’elle fassent les profits attendus, faire pression sur les États nationaux pour qu’ils soient contraints d’adopter le modèle économique néolibéral, inventer sans cesse de nouveaux produits à vendre, et créer de nouveaux besoins de consommation.
Dès lors, s’il n’est évidemment pas inutile d’exercer des pressions sur ces technocrates, surtout sur les États nationaux et les organisations internationales, ils ne sont pas eux-mêmes le véritable adversaire. Comme je l’ai écrit plus haut, la ploutocratie comporte trois personnages principaux : les banquiers, les spéculateurs et les actionnaires des sociétés multinationales. Leur but essentiel est de « faire du fric » ! Ils exigent une rentabilité annuelle proportionnelle aux risques qu’ils croient courir : si le risque est faible, ils peuvent se contenter de moins de 1%, mais s’il est très élevé, ils exigeront 25% ou plus. De l’argent qu’ils prêtent ou retirent et des investissements qu’ils consentent ou non dépendent le bon ou le mauvais fonctionnement de l’économie dans le monde.
5. Construire une identité commune
La formation d’une identité commune aux membres d’une catégorie sociale dominée quelconque (un « Nous les... ») est indispensable pour construire entre eux une solidarité active. Ce processus, souvent lent et difficile, ne se produit en effet que dans certaines conditions qui le favorisent. [44] Les dominés doivent notamment (mais c’est essentiel) prendre conscience de la place qu’ils occupent dans la relation sociale qui les assujettit et dont un acteur dominant profite. Ils doivent donc, dans leur pratique vécue, savoir que « c’est nous » qui, par notre contribution (notre participation, nos compétences, notre travail, nos achats), produisons cette richesse ou ces privilèges dont jouit cet acteur dominant ; savoir que « c’est nous » qui sommes exploités et considérer que « c’est injuste », que c’est inadmissible ; savoir que « c’est de nous » (et seulement de nous) que dépend que « ça change » ; croire que « c’est possible » de faire changer cette situation ici et maintenant ; savoir sur qui et comment ils peuvent agir pour être efficaces.
Il faut parfois des décennies, voire plus d’un siècle, avant que les membres d’une catégorie sociale dominée n’acquièrent une conscience fière de ce qu’ils sont, avant que leur solidarité active ne se construise, avant que leur privation n’engendre de l’indignation, avant que celle-ci les conduise à la mobilisation et avant qu’ils se dotent d’une organisation solide et structurée. [45]
Étant donné la logique du capitalisme néolibéral mondialisé, les catégories sociales parmi lesquelles, ici et aujourd’hui, ces conditions de base d’une action collective conflictuelle organisée peuvent être réunies, chez qui cette prise de conscience est donc possible, me paraissent être les consommateurs des biens et des services que proposent les entreprises et les banques, ainsi que les usagers des services publics, bref, des clients (un « clientariat »). Ce sont eux qui, en se laissant manipuler dans leurs besoins, en s’endettant pour consommer, en tolérant, bon gré mal gré, des conditions de travail précaires, et en supportant d’être de plus en plus exclus du secours solidaire des États, contribuent, par leur assentiment au moins implicite, à la production des bénéfices commerciaux et des intérêts financiers, qui enrichissent la ploutocratie et dont elle fait l’usage dominant que bon lui semble. Ce « clientariat » peut, à mon avis, former la tête avancée d’un puissant mouvement social et politique, capable d’éveiller et d’unir tous les autres acteurs qui sont repris dans la typologie que j’ai proposée ci-dessus.
La formation d’une solidarité entre des « clients » se heurte cependant à un obstacle important, qui trouvent son origine dans la logique du capitalisme néolibéral et plus précisément, dans le modèle culturel subjectiviste régnant. Cet obstacle concerne le rapport des individus à l’organisation. Sans organisation, un mouvement social n’arrive à rien. Or, les clients ont une forte tendance à l’individualisme, que l’idéologie néolibérale encourage autant qu’elle peut [46] . Dès lors, ils ont horreur du contrôle social qu’exercent sur eux les organisations : ils ont le sentiment d’y perdre leur autonomie, d’être contraints de se soumettre à la pression des autres et, plus encore des « chefs ». Ils n’aiment pas renoncer à leur liberté de penser ce qu’ils veulent, d’entrer et de sortir du groupe, de faire ou non ce que les autres attendent d’eux.
Ils se méfient des délégués, des représentants qui parlent et agissent en leur nom, mais qui peuvent aussi se faire récupérer. Ils préfèrent les assemblées libres, où participe qui veut, où prend la parole qui veut. Ils détestent les dogmes, les drapeaux, les « grandes causes », les idéologies et les leaders. Ils se méfient des autres organisations politiques et sociales (les partis, les syndicats, les églises). Ils constituent, dès lors, un cauchemar pour les militants, pour ceux qui veulent organiser des groupes structurés. Contrairement à ce que l’on affirme parfois, ils ne sont pas du tout dépolitisés : ils veulent faire preuve de solidarité, ils sont prêts à descendre dans la rue, mais ils signent plus volontiers des pétitions (surtout sur internet) ; ils se sentent indignés par les politiques néolibérales, ils sont disposés à se mobiliser, mais ils détestent la discipline des organisations. La plus grave conséquence de cet individualisme pour l’action collective est la division et la dispersion des mouvements, donc la faiblesse de chacun d’eux pris séparément.
6. Choisir des méthodes efficaces de lutte
Comment agir sur la ploutocratie ? Il semble que ce soit là une question majeure pour tout mouvement social. Prenons encore l’exemple de la classe ouvrière. Elle n’a été efficace que là où elle a utilisé la grève du travail, organisée par ses syndicats. Comment trouver aujourd’hui, au niveau mondial, l’équivalent de ce que fut la grève hier, au niveau national ? Voici deux pistes d’action.
La première consiste à expérimenter des formes alternatives de production, de distribution et de consommation de biens et de services. C’est le projet de l’économie sociale et solidaire qui se manifeste dans plusieurs continents et de diverses manières. Il existe aujourd’hui dans tous les pays du monde des dizaines de milliers de groupes divers qui refusent d’entrer dans le « jeu » du modèle néolibéral. Ils promeuvent des échanges de valeurs d’usage (l’économie du don), des monnaies locales alternatives, l’autogestion par les travailleurs d’entreprises mises en faillite ; ils pratiquent un mode de vie basé sur la « simplicité volontaire », sur le « convivialisme ». Bref, ils cherchent un mode de production alternatif au capitalisme néolibéral. Il convient, bien sûr, de faire de ces expériences, non pas des îlots marginaux ou un secteur à part, mais des pratiques qui alimentent la réflexion sur les exigences sociales et environnementales que les citoyens peuvent faire valoir auprès des entreprises, œuvrant ainsi pour de nouvelles régulations publiques et pour des discriminations positives à l’égard des d’entreprises qui respectent leurs travailleurs, leurs consommateurs et leur environnement. [47]
La seconde est le boycott de certains biens et services produits par certaines entreprises ou certaines banques. [48] Pas plus que les ouvriers n’ont cessé de travailler, il ne faut pas cesser de consommer, ni de communiquer, ni non plus supprimer entièrement la compétition. Mais de la même manière que le prolétariat a exigé de meilleures conditions de travail, il faut exiger aujourd’hui de meilleures conditions de consommation, de compétition et de communication, au moins pour tous les biens qui sont considérés comme essentiels à l’épanouissement personnel de tous les individus, surtout de ceux qui n’en ont pas les moyens. Il faudrait définir les règles d’un contrat de responsabilité sociale et environnementale, que devraient respecter les entreprises privées pour les biens et les services qu’elles proposent.
Ces règles – auxquelles il faudrait réfléchir et dont il faudrait débattre soigneusement – concerneraient bien sûr les conditions de création d’emplois, de juste contribution à l’impôt, de taxe sur la spéculation financière, de contribution à la sécurité sociale, de localisation des entreprises, de protection de l’environnement, de respect des droits des travailleurs et des consommateurs, etc. Et il faudrait appeler à boycotter les entreprises qui refusent de se soumettre à ces règles. Les grèves du « clientariat » deviendraient ainsi l’équivalent fonctionnel des grèves du prolétariat. Soyons clair : son but n’est pas de tuer des entreprises (personne n’y a intérêt), mais de les contraindre à s’occuper au moins autant de l’intérêt général que des intérêts particuliers de leurs actionnaires.
Les initiateurs d’un tel mouvement – retournant ainsi contre la ploutocratie ses propres armes – pourraient faire un usage intensif des nouvelles technologies de la communication. Les grandes manifestations de rue, souvent infiltrées par des extrémistes incontrôlables (complices ou non des forces répressives), pourraient ainsi être remplacées ou renforcées par des actions sur internet, pour obtenir des engagements sociaux et environnementaux de la part d’une banque ou d’une entreprise, et pour la boycotter si elle ne tient pas ses promesses. Si des millions de clients menaçaient (par des pétitions circulant sur le web) de retirer leur argent de telle ou telle banque ou de ne plus acheter les produits de telle ou telle entreprise, celles-ci seraient obligées de respecter les droits de leurs travailleurs, de leurs consommateurs et de l’environnement.
7. Formuler une utopie réaliste
Concevoir un projet d’action efficace, c’est construire une nouvelle utopie : mais il faut que celle-ci soit réaliste et adaptée au capitalisme d’aujourd’hui. Parler d’« utopie réaliste », bien sûr, c’est énoncer ce qu’on appelle un oxymore [49] . C’est pourtant ce qu’a su faire le mouvement ouvrier. Pour qu’un projet de lutte sociale soit efficace, il faut qu’il soit utopique, parce qu’il doit proposer un horizon dont il est possible de s’approcher pas à pas, même en sachant qu’il ne sera jamais atteint (ce qui permettra de renouveler sans cesse les revendications : il n’y a pas de « lutte finale » !) ; mais il faut aussi que ce projet soit réaliste, pour qu’il permette d’accumuler des victoires partielles (ce qui permet d’entretenir la mobilisation).
Pour qu’elle soit réaliste, une utopie doit remplir au moins trois conditions : a) qu’elle puisse être traduite en revendications partielles et concrètes, qui seront autant d’étapes vers un objectif inaccessible ; b) que ces revendications découlent d’une analyse scientifique de la réalité (et non des « rêves » ou même des « bonnes intentions » des acteurs) ; c) et que ces revendications soient portées par un mouvement social ou politique organisé, dont les dirigeants sont étroitement contrôlés par leurs membres (démocratie interne) et qui dispose d’une force suffisante pour imposer ses enjeux à son adversaire.
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Il me semble clair que la tâche la plus urgente est de former un mouvement social assez fort pour imposer à la ploutocratie d’accomplir sa fonction dirigeante, et non d’être, sans limites, dominante comme elle l’est actuellement. Il faut donc unir les nombreux mouvements aujourd’hui dispersés : construire une solidarité autour d’un principe commun d’identité, formuler des enjeux fondés sur un projet utopique réaliste, nommer un adversaire accessible et se mettre d’accord sur des méthodes efficaces de lutte.
Illustration de couverture : Tiago Hoisel