Article paru dans Mondialisation.ca, décembre 2015, Casa – Maison de l’Amérique latine, janvier-février 2016, Les Zindigné(e)s n° 32, février 2016.
Le franchissement de l’isthme centro-américain – bande de terre étroite entre deux immenses océans – est une (très) vieille lune du commerce maritime international, qui remonte à la Couronne espagnole. En 1902, l’ultime décision de creusement du canal de Panama (inauguré par les Etats-Unis en 1914) dut s’imposer sur d’autres projets concurrents [1] , dont celui de la traversée du Nicaragua, aux frontières du Costa Rica, là où l’hydrologie fluviale et lacustre paraissait la plus favorable. Rapprocher les côtes orientales et occidentales tant de l’Amérique du Nord que de l’Amérique du Sud, relier l’Atlantique et le Pacifique en évitant l’interminable et périlleux contournement par la Terre de Feu, à l’extrémité méridionale du continent, le jeu n’en valait-il pas la chandelle ?
Plus d’un siècle plus tard, le besoin de fluidifier toujours davantage les échanges internationaux de matières premières et de produits finis redouble. Globalisation aidant, le commerce maritime vient même d’exploser – 10 milliards de tonnes de marchandises déplacées sur un an, deux fois plus qu’en 1995, quatre fois plus que dans les années 1970 – pour constituer à lui seul quelque 90% du commerce mondial ! Le ballet incessant de gigantesques cargos s’impose comme la figure obligée de la mondialisation. Le flux sanguin de l’économie globale se confond avec le trafic océanique de porte-conteneurs [2] .
Élargissement du canal de Panama
Bien sûr, tous ne transitent pas par l’actuel canal de Panama. N’empêche. La croissance exponentielle de l’économie chinoise ces deux dernières décennies et partant, l’envolée de ses échanges avec le continent américain – la côte orientale de l’Amérique du Sud en particulier : la puissance émergente brésilienne, les réserves pétrolières vénézuéliennes, etc. – ont accru la pression sur le goulet panaméen. D’autant plus que la taille même des porte-conteneurs suit la même tendance à la démesure. Il a donc fallu élargir le canal centenaire, pour à la fois hausser le trafic et avaler de plus gros navires que les bien nommés mais dépassés « panamax », à savoir les « post-panamax » qui véhiculent déjà la moitié du commerce mondial.
Des travaux colossaux [3] – la construction de nouvelles écluses plus larges, pour l’essentiel – s’achèvent donc au Panama. D’un coût de quelque 6 milliards de dollars, ils autoriseront, à partir de mi-2016, le passage de cargos de 43 mètres de large (pour 35 auparavant) [4] , chargeant jusqu’à 13 000 conteneurs EVP [5] (pour 4 600 auparavant). Trafic visé à court terme : 50 passages par jour au lieu de 40, et 600 millions de tonnes transitées en 2025 pour 360 millions en 2014. Revenus attendus, en droits de passage : 3 milliards d’euros annuels pour 1,1 milliard en 2014. Un pactole pour l’Autorité publique du canal de Panama (ACP), qui gère le couloir depuis sa rétrocession par les Etats-Unis en 1999 [6] . Et l’une des premières sources d’enrichissement, avec le secteur bancaire, pour ce « petit » paradis fiscal florissant, toujours sous influence états-unienne.
Mais on n’arrête pas le progrès. Un peu plus au Nord, le Nicaragua a décidé de revenir dans la danse. Avec force arguments ! Le pays du président Daniel Ortega entend, ni plus ni moins, « doubler » le canal de Panama, dans pratiquement tous les sens du terme : le « mettre en double » (comme l’on double un fil), le « dépasser » (comme l’on double une voiture), le « devancer », le « tromper » (comme l’on double quelqu’un dans une affaire), voire le « remplacer » (comme l’on double un acteur), en le « multipliant par deux » (comme l’on double un capital). Le projet est pharaonique, à l’image de son coût et de ses ambitions.
Creusement du canal du Nicaragua
Décrétés officiellement en 2013, les travaux ont été lancés solennellement en décembre 2014 mais ne devraient débuter vraiment qu’en 2016, en raison des retards pris par l’étude d’impact (2013-2015), par son approbation par les autorités nicaraguayennes (2015) et par les « ajustements des plans aux recommandations des experts » [7] . C’est un magnat chinois des télécoms, le milliardaire Wang Jing, et sa société ad hoc HKND [8] qui ont obtenu des mains de l’administration Ortega la concession sur ce projet (loi 840), pour une durée de 50 ans (renouvelable une fois) à dater de la fin des travaux. Travaux titanesques d’une durée annoncée de 5 ans (on peut en douter) et d’un coût déjà estimé à plus de 50 milliards de dollars, 5 fois le PIB annuel du Nicaragua !
Des différents tracés sur la table des concepteurs, c’est pourtant, dit-on, le plus économiquement abordable, le plus physiquement concevable et le plus territorialement délié du proche voisin costaricain qui a été retenu. D’une largeur oscillant entre 230 et 520 mètres, il traversera le Sud du pays, dont les eaux du lac Cocibolca, sur près de 280 km, soit environ 3,5 fois la longueur du canal de Panama… D’une profondeur de 30 mètres (12 de plus que son rival panaméen) et d’une largeur d’écluse de 83 mètres (28 de plus qu’au Panama), il permettra le passage de super-cargos – les « post-post-panamax » – de 250 000 à 400 000 tonnes, mesurant jusqu’à 450 mètres de long et transportant entre 15 000 et 25 000 conteneurs EVP. D’après les projections de HKND, « dans 20 ou 30 ans, la moitié du commerce maritime interocéanique sera à charge de ces géants des mers »… que le Panama ne pourra donc plus accueillir [9].
Le projet sino-nicaraguayen comprend aussi, comme infrastructures connexes au creusement du canal, l’édification de deux ports – pacifique et caribéen – en eau profonde, de viaducs, routes et autoroutes, d’aciéries, de cimenteries, de centrales électriques, d’un aéroport international, d’une zone franche urbanisée de 35 km², d’un lac artificiel de 400 km², de 4 complexes touristiques de luxe, etc. A court et moyen terme, l’ensemble devrait, aux dires du président Ortega et de l’homme d’affaires Wang Jin, occuper plus de 50 000 travailleurs pour la construction et plus de 200 000 une fois en fonction, doubler le PIB du Nicaragua, en faire « l’un des pays les plus riches d’Amérique centrale » et permettre ainsi l’éradication de la pauvreté qui affecte aujourd’hui, selon la Cepal (ONU), 58% de la population nationale.
Doutes et oppositions
De nombreux experts, acteurs sociaux nicaraguayens et communautés directement concernées par le creusement du canal – pas forcément représentatifs pour autant de l’opinion publique majoritaire – doutent tant de la faisabilité que des retombées positives du projet et dénoncent et ses promoteurs et ses impacts sociaux et environnementaux prévisibles. Résolument ! [10] Plusieurs dizaines de manifestations ont d’ailleurs déjà eu lieu ces derniers mois, à Managua et dans la zone du futur canal, dont certaines cadenassées ou réprimées sévèrement par les autorités.
En cause donc, d’abord, le processus même de conception, de négociation et d’adjudication de ce mégaprojet éléphantesque, processus pour le moins « opaque » et « aventureux ». Non seulement le cheminement du dossier et la prise de décisions sont jugés « antidémocratiques » et « anticonstitutionnels » par les opposants, mais la capacité à la fois technique et financière du Nicaragua et de son partenaire privé chinois à réaliser l’œuvre convainc peu (d’autant moins que la fortune personnelle de ce dernier a fondu l’été dernier de 9 milliards à 3 milliards d’euros suite à des déboires boursiers…) [11] . D’autres intervenants et source de financement seront indispensables – État chinois, Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement… ? –, qu’en est-il aujourd’hui ? Et quid de la souveraineté du Nicaragua dans ce grand marchandage de son territoire ?
Les graves atteintes aux populations locales et à la biodiversité que le creusement du canal et la construction des infrastructures liées vont engendrer alimentent aussi les critiques et dénonciations : expropriation et déplacements de dizaines de communautés indigènes et paysannes, pressions sur les terres arables, sur plusieurs zones écologiques, bassins hydrographiques et terrains humides protégés, aggravation de la déforestation du Sud-Est nicaraguayen, coupure du « corridor biologique mésoaméricain », gestion problématique des boues et roches extraites, pollutions diverses… et, last but not least, le sort du Cocibolca, l’un des plus grands lacs d’eau douce du monde (8264 km²), que HKND prévoit de draguer et de traverser sur plus de 100 km. Ressource vitale pour le Nicaragua (qui en 2015 a subi sa pire sécheresse depuis plus de 30 ans), le Cocibolca risque d’y perdre – la communauté scientifique est unanime – toute sa richesse et sa spécificité [12] .
Bras de fer impérial
Au-delà, c’est la logique même du modèle de développement – « prédateur », « extraverti » et « dépendant » – auquel le projet de canal répond qui est contestée. Les visées géostratégiques de la Chine dans la région sont manifestes, ses échanges avec la côte Est de l’Amérique latine ont plus que décuplé cette dernière décennie. Dans son bras de fer avec les Etats-Unis et le canal de Panama pour disposer de solutions de traversée favorables, la Chine finance d’ailleurs d’autres projets, parallèles, de « canaux… secs » (par voie routière et ferrée), à travers le Guatemala et la Colombie notamment. L’option nicaraguayenne, la plus ambitieuse mais aussi la plus prometteuse pour les armateurs asiatiques et américains, bénéficie en tout cas du plein aval du gouvernement de l’ancien révolutionnaire « sandiniste » Daniel Ortega. Un gouvernement qui confirme en cela, malgré la tonalité anti-impérialiste de sa rhétorique, toute la distance prise avec ses idéaux socialistes et souverainistes. [13]