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La « rue arabe » au-delà de l’imaginaire occidental

Au-delà des clichés qui la présentent comme « agressive » ou « apathique », la rue arabe est d’abord un lieu politique, complexe et évolutif, d’expression de griefs et de sentiments partagés – des luttes anticoloniales aux mobilisations pro-palestiniennes ou contre la guerre en Irak, en passant par les mouvements islamistes, sociaux, démocratiques et les innombrables « empiétements silencieux » qui défient l’ordre établi et la répression.

Durant les semaines de tension entre les attentats du 11 septembre 2001 et les premiers bombardements états-uniens sur l’Afghanistan, et jusqu’à la défaite des talibans, nombre de commentateurs firent part de leurs craintes face à « l’irrationalité de la rue arabe » (Bartley, 2001), pour reprendre une expression utilisée postérieurement par le Wall Street Journal. Si les Etats-Unis attaquent un pays musulman, s’inquiétaient les experts, la « rue arabe » se rangerait derrière Oussama Ben Laden et les autres islamistes radicaux, ce qui mettrait les intérêts américains de la région en danger et vouerait probablement la « guerre contre le terrorisme » de George Bush à l’échec.

Alors que les troupes nord-américaines se préparaient à se déployer en Afghanistan, plusieurs représentants de Washington allèrent jusqu’à implorer le premier ministre israélien Ariel Sharon de mettre un frein à sa campagne de répression du soulèvement palestinien. Si les incursions israéliennes en territoire palestinien se poursuivent durant l’assaut américain, craignaient-ils, la colère des masses arabes risque de franchir le point d’ébullition et les gendarmes locaux seront alors bien incapables d’empêcher les foules déchaînées de s’en prendre aux Américains, de saccager leurs propriétés dans la région et de menacer la stabilité des régimes arabes amis. Le sénateur Joseph Biden agitait même la possibilité que « toutes les ambassades états-uniennes du Moyen-Orient soient réduites en cendres » (Satloff, 2002).

Avec l’enchaînement des guerres – en Afghanistan puis en Irak – et des offensives israéliennes – au Liban puis à Gaza –, la « rue arabe » est devenue une expression routinière dans les médias occidentaux, objet tout à la fois d’une profonde anxiété et d’un mépris condescendant. La « rue arabe », et par extension la « rue musulmane », est devenue une expression lourde de connotations, renvoyant à une mentalité réifiée et « anormale », à un lieu étrange, rempli de personnes furieuses qui, soit qu’elles nous haïssent ou qu’elles ne nous comprennent pas, nous lancent des imprécations.

Toute action « arabe » ou « musulmane » en est venue à être décrite en termes « d’émeute, de soulèvement, de révolte » (Satloff, 2002), menant à la conclusion logique selon laquelle « les critères occidentaux de mesure de l’opinion publique ne s’appliquent pas au monde arabe ». La presse n’a cessé d’instiller aux lecteurs américains l’idée qu’un rien pouvait transformer des masses arabes apparemment inoffensives en « émeutes si violentes qu’elles peuvent balayer des gouvernements » – en particulier si ces gouvernements sont modérés et demeurés loyaux envers les Etats-Unis (Kifner, 2001).

Cette anxiété quant aux réactions de la « rue arabe » n’a pas empêché les Etats-Unis de pénétrer en Afghanistan. Les bombes états-uniennes ont fait des milliers de morts parmi les civils afghans, le conflit israélo-palestinien ne s’est « refroidi » que brièvement et Bush s’est rapidement tourné vers l’Irak. Et bien que de nombreuses manifestations de protestation se soient produites dans les mondes musulman et arabe, aucune ambassade états-unienne n’a été brûlée. Les masses arabes ne se sont pas non plus ralliées à Ben Laden.

Seule l’invasion de la Bande de Gaza par Israël au printemps 2002 a suscité des manifestations collectives de colère parmi les Arabes ordinaires. Les millions de citoyens arabes qui sont descendus dans les rues du Caire, d’Amman, de Rabat et d’ailleurs pour manifester leur soutien aux Palestiniens ne sont d’ailleurs pas sans rappeler l’enracinement populaire des mouvements arabes anti-coloniaux de l’après-guerre. Mais la « rue » n’ayant pas explosé quand les Américains ont bombardé l’Afghanistan durant le Ramadan, cet exemple de colère populaire latente au sein du monde arabe n’a pas été relevé par les médias.

La rue arabe a tout à coup cessé d’être considérée comme un baril de poudre imprévisible pour être rabaissée à un mythe, un « bluff » qui occulte le fait que les pays arabes sont remplis de gens subissant un « lavage de cerveau » qui les maintient dans l’« apathie » [1]. Les implications pour l’orientation stratégique des Etats-Unis ont été claires : les Arabes n’ayant pas les tripes pour stopper une attaque sur l’Irak ou empêcher toute autre initiative états-unienne impopulaire, Washington ne doit pas faire preuve de « sensibilité », mais bien de « résolution » face aux récriminations des alliés arabes (Bartley, 2001).

Il ne faut donc plus prendre les slogans des manifestants ou les affirmations des gouvernements arabes (selon lesquelles ils subissent une pression populaire ingérable) pour argent comptant. The Economist alla jusqu’à annoncer la « mort » définitive de la rue arabe, peu de temps avant que la conseillère à la sécurité nationale Condoleezza Rice ne déclare que puisque les populations arabes sont trop faibles pour revendiquer la démocratie, les Etats-Unis doivent intervenir pour libérer le monde arabe de ses tyrans.

« Politique de la rue » et « rue politique »

Qu’elle fasse une chose ou son contraire, la « rue arabe » est donc systématiquement disqualifiée par les médias occidentaux – elle est soit « irrationnelle » et « agressive », soit « apathique » et « morte ». Bref elle n’est pas considérée comme une chose « normale » par les sociétés occidentales. La « rue arabe » est en quelque sorte devenue l’extension d’un autre concept, tristement célèbre, celui d’« esprit arabe », qui lui aussi réifie dans une violente abstraction la culture et la conduite collective de tout un peuple. Elle est le produit de l’imagination orientaliste, qui dérive de la représentation coloniale de « l’autre » et qui a malheureusement été intégrée par certains arabes eux-mêmes.

Ce n’est donc pas un hasard si la « rue arabe » est rarement considérée comme le lieu d’expression d’une opinion publique ou d’une préférence collective, comme son alter ego occidental, mais qu’elle est plutôt perçue comme une « entité physique », une force brute qui ne s’exprime qu’à travers les émeutes et la violence. La « rue arabe » n’existe que dans cet imaginaire de la violence, elle est ramenée à une menace pour les intérêts et une perturbation pour les grandes stratégies. La rue en tant que manifestation d’une préférence collective n’existe tout simplement pas pour les décideurs nord-américains. C’est cette perception de la « rue arabe » qui a informé la stratégie de Washington au Moyen-Orient, une stratégie qui a malmené l’opinion publique arabe, en offrant un appui inconditionnel à Ariel Sharon lors du démantèlement de l’Autorité palestinienne, tout en faisant la guerre à l’Irak.

La politique de la rue (street politics) en général et de la rue arabe en particulier est cependant plus complexe. La rue n’est pas une simple réalité physique et la rue arabe n’est pas une force brute… ou inerte. La « rue arabe » est non seulement l’expression de la politique de la rue en général, mais aussi, et surtout, de ce que j’appelle la « rue politique » (political street). La « politique de la rue » est par excellence le théâtre urbain moderne de la protestation. Il suffit de se souvenir du rôle que la « rue » a joué lors de changements historiques majeurs tels que la révolution française, le mouvement ouvrier, les luttes anticoloniales, le mouvement contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis, les révolutions de velours en Europe de l’Est ou le mouvement anti-guerre plus récemment.

Dans ce sens, la rue est le premier lieu de la politique pour les gens ordinaires, pour ceux qui sont structurellement absents des positions institutionnelles de pouvoir – les chômeurs, les travailleurs précaires ou les migrants. Elle est un médium clé, à travers lequel les opinions et les perspectives se forment, s’étendent et s’expriment. La « politique de la rue » est plus que le simple conflit entre des autorités et des individus n’ayant pas accès aux institutions et aux espaces formels d’expression quant à l’usage actif de l’espace public et le contrôle de l’ordre public. Les rues ne sont pas seulement des lieux où les gens protestent, mais aussi des espaces où ces gens « étendent » leur protestation au-delà de leurs cercles immédiats pour inclure aussi les inconnus, les « étrangers » qui peuvent épouser des griefs similaires, réels ou imaginés.

C’est pourquoi non seulement les groupes exclus des institutions, mais également ceux qui jouissent d’un certain pouvoir institutionnel, comme les travailleurs ou les étudiants, considèrent les rues comme des arènes pour l’extension de leur opinion partagée. Ce potentiel de contagion menace les autorités, qui en retour exercent un pouvoir omniprésent sur les espaces publics – à travers les patrouilles de police, la régulation du trafic, la division spatiale. Les étudiants de l’Université du Caire, par exemple, effectuent normalement leurs marches de protestation à l’intérieur du campus. Cependant, dès le moment où ils décident d’en sortir, la police anti-émeute est immédiatement déployée à grande échelle pour encercler les manifestants, les refouler dans un coin inaccessible au regard du public et « localiser » l’événement. En effet, la rue actuelle, étroitement gardée, renvoie au fait que la rue métaphorique n’est pas tant désertée que contrôlée.

Au-delà d’un espace physique pour la « politique de la rue », les rues des villes renvoient à un énoncé symbolique différent mais crucial, qui transcende la dimension physique de la rue, pour véhiculer les sentiments collectifs d’une nation ou d’une communauté. C’est ce que j’appelle la « rue politique » – une notion distincte de la « politique de la rue ». La rue politique renvoie aux sensibilités collectives, aux sentiments partagés, au jugement public des gens ordinaires, dans leurs énonciations et leurs pratiques quotidiennes qui sont exprimées dans les lieux publics – dans les taxis, les bus, les magasins, sur les trottoirs ou, de façon plus audible, dans les manifestations de masse.

Une rue arabe évolutive

Quelle est la spécificité du monde arabe en termes de « rue politique » ? Les luttes anticoloniales sont une première démonstration de l’activisme historique des rues arabes. Des mouvements populaires ont émergé en Syrie, en Irak, en Jordanie et au Liban à la fin des années 1950, après que Nasser ait nationalisé le canal de Suez. La triple agression par la Grande-Bretagne, la France et Israël en octobre 1956, pour reprendre le contrôle du canal, a déclenché une vague de manifestations de soutien à l’Egypte dans le monde arabe. Bien qu’il n’y ait sans doute pas eu de grand mouvement de solidarité panarabe entre 1956 et la vague propalestinienne de 2002, les mouvements de contestation sociale des travailleurs, des artisans, des femmes et des étudiants – pour le développement social, les droits citoyens et la participation politique – ont régulièrement occupé le devant de la scène dans la majorité des pays arabes (Burke et Lapidus, 1990 ; Lockman, 1994).

Les mouvements ouvriers du Liban, de Syrie, d’Egypte, du Yémen et du Maroc ont mené des grèves et des protestations de rue sur des questions de conditions de vie comme sur des enjeux politiques. Durant les années 1980, l’ère des programmes d’ajustement structurel recommandés par le FMI, les syndicats arabes ont cherché à résister à la suppression des subventions aux biens alimentaires, aux augmentations de prix, aux diminutions de salaire et aux licenciements. Des arrêts de travail « sauvages » ont eu lieu, malgré les accords « zéro grève » (no strike deal) et la répression des militants. La peur de la résistance populaire a d’ailleurs souvent amené les gouvernements à reporter les programmes d’ajustement structurel ou à préserver certaines politiques sociales (Richards et Waterbury, 1990 ; Pripstein Posusney, 1997).

Les populations arabes ont réagi rapidement à la rupture des contrats sociaux traditionnels. Les manifestations urbaines se sont multipliées dans les années 1980 contre la hausse vertigineuse du coût de la vie. Ce fut le cas en août 1983 dans les villes du Nord du Maroc, suite à la décision du gouvernement marocain de réduire de 20% les subventions à la consommation. Des manifestations similaires ont lieu à Tunis en 1984 et à Khartoum en 1982 et 1985. A l’été 1987, les factions rivales de la guerre civile libanaise participent main dans la main à une même manifestation de masse contre la dévaluation de la monnaie libanaise.

Quelques temps plus tard, à l’automne 1988, c’est l’Algérie qui est touchée par des émeutes contre l’augmentation du coût de la vie, puis la Jordanie qui est le théâtre d’une mobilisation nationale en 1989, sur les conditions critiques des Palestiniens et contre l’austérité économique, obligeant le roi Hussein à introduire certaines mesures de libéralisation politique. En 1996, une nouvelle vague de manifestations de rue contre la suppression de subventions amènera le roi jordanien à revenir sur ces mesures et à restreindre les libertés d’expression et de rassemblement (Andoni et Schwedler, 1996). En Egypte, en 1986, ce sont les sous-officiers de l’armée qui descendent dans la rue pour contester la décision du gouvernement Moubarak de prolonger le service militaire.

Si la majorité des manifestations urbaines est le fait des classes populaires et moyennes, celles-ci bénéficient souvent du renfort des étudiants. Mais les mouvements étudiants ont également leur propre agenda militant. En Egypte, les années 1970 constituent l’âge d’or d’un militantisme étudiant dominé par les tendances de gauche. L’opposition passionnée au traité de paix de Camp David et à l’austérité économique a mis des milliers d’étudiants dans la rue, des étudiants qui, depuis plusieurs années, organisaient des conférences, des grèves, des sit-in, des marches, etc. En 1991, les étudiants d’Egypte, d’Algérie, du Maroc, de Jordanie, du Yémen et du Soudan manifestent pour exprimer leur colère, contre l’invasion du Koweït par l’Irak tout comme contre l’intervention états-unienne. En 1987, les étudiants palestiniens sont aux premiers rangs de la première Intifada, malgré la répression féroce de l’armée israélienne, qui abat, emprisonne et ferme les universités palestiniennes.

Pour autant, la rue arabe a subi de fortes transformations depuis le tournant des années 1990. Tout d’abord, les manifestations sur les questions de pouvoir d’achat se sont faites plus rares, car les gouvernements se sont montrés plus prudents dans l’application des programmes d’ajustement, ont déployé des filets sociaux et permis aux ONG et associations caritatives islamiques d’aider les pauvres. De fait, le monde arabe est la région en développement ayant la plus faible incidence d’extrême pauvreté (UNDP, 2002). Dans le même temps, le mécontentement de la classe moyenne paupérisée a été canalisé dans les mouvements islamistes en général et dans la politisation des syndicats corporatistes en particulier.

Ensuite, les mouvements sociaux traditionnels « classistes » – les organisations paysannes, les coopératives et les syndicats – ont connu un déclin relatif. Les bases sociales des mouvements paysans et des coopératives se sont érodées à mesure que les paysans quittaient les campagnes pour les villes ou perdaient leurs terres et devenaient ouvriers agricoles à la journée. L’affaiblissement du populisme économique sous les coups de l’ajustement structurel a mené au déclin de l’emploi dans le secteur public, qui constituait le nerf du syndicalisme. De réformes en dégraissages, de privatisations en relocalisations, l’ajustement structurel a sapé le syndicalisme du secteur public, tandis que les nouvelles entreprises privées liées au capital international restent sous syndicalisées.

Bien que la bureaucratie d’Etat demeure imposante, ses employés, sous-payés, sont de moins en moins nombreux à se syndicaliser. La plupart survivent en ayant un deuxième ou un troisième emploi dans le secteur informel. Aujourd’hui, la majorité des travailleurs arabes sont aussi indépendants (self-employed). Beaucoup de salariés travaillent dans des petites entreprises où prévalent des rapports de type paternaliste. En moyenne, entre le tiers et la moitié de la force de travail urbaine est active dans le secteur informel non régulé et non syndicalisé. Les tensions entre les chefs et les employés ne sont pas rares dans ces établissements, mais les travailleurs sont généralement plus loyaux envers leur chef qu’envers les travailleurs du magasin d’à côté.

Si la croissance exponentielle des ONG à partir des années 1980 a ressuscité le militantisme civique, force est de constater qu’elles suivent « une politique de la fragmentation » : elles divisent les bénéficiaires potentiels de leur activisme en petits groupes, substituent la charité aux principes de droits et de responsabilité et promeuvent le lobbying au détriment de la politique de la rue. Ce sont ces ONG actives sur les droits humains, les droits de la femme et la démocratie – et non plus sur les écarts de richesse et de revenu – qui ont renouvelé les espaces de mobilisation sociale dans le monde arabe.

A mesure que la population dépend d’activités informelles et que ses loyautés se fragmentent, les luttes pour le salaire et les conditions de travail perdent du terrain face aux préoccupations d’emplois, de travail informel et de coût de la vie. L’urbanisation accélérée entraîne une multiplication des demandes pour les services collectifs, les logements décents, la santé et l’éducation. Dans ces conditions, les couches populaires se tournent moins vers la protestation collective que vers les stratégies individuelles d’« empiètement silencieux ». Les individus et les familles luttent pour répondre à leurs besoins de base – acquérir un terrain à bâtir, avoir accès aux services collectifs, obtenir un job informel ou des opportunités économiques –, sans faire de vagues, bien que sur un mode illégal. Au lieu d’organiser une manifestation de rue pour exiger l’accès à l’électricité, par exemple, les sans droits (disenfranchised) vont chercher à se connecter au réseau municipal sans autorisation.

Dans le monde arabe, la classe politique par excellence demeure donc la classe moyenne formée – fonctionnaires, étudiants, professions libérales et intelligentsia. Ce sont eux qui ont mobilisé la « rue » dans les années 1950 et 1960 sous la bannière des idéologies nationaliste, baathiste et socialiste. L’islamisme a été la dernière de ces grandes visions du monde. Trouvant ses principaux soutiens au sein des classes moyennes paupérisées, les mouvements islamistes sont arrivés pendant plus de deux décennies à activer de larges pans de la population la plus désillusionnée au moyen d’une islamisation « bon marché » – pureté morale et culturelle, œuvres caritatives accessibles et politique identitaire. 

Cependant, à partir du milieu des années 1990, il est devenu clair que les islamistes ne pourraient aller très loin avec une islamisation plus « coûteuse » – mise en place de régimes politiques et économiques islamiques et gestion des relations internationales sur un mode compatible avec la citoyenneté nationale et globale moderne. Les projets politiques islamistes étant entrés en crise là où ils ont été mis en pratique (Iran et Soudan) et les stratégies violentes ayant échoué ailleurs (Egypte et Algérie), une nouvelle vision du projet islamique s’est progressivement développée. Les mouvements islamistes ont été réprimés ou se sont résignés à renouveler leur approche.

Les tendances anti-islamiques qui ont fait suite en Occident aux attaques du 11 septembre, ainsi que la guerre contre le terrorisme, ont certainement accentué le sentiment que l’Islam était menacé globalement, et donc renforcé le langage de la religiosité et du nationalisme. A l’occasion de divers scrutins nationaux, les partis islamistes qui, entre autres choses, exprimaient leur opposition aux politiques des Etats-Unis ont réalisé des scores impressionnants. Le Parti de la justice et du développement, au Maroc, obtenait 42 sièges lors des élections de septembre 2002, doublant son résultat précédent.

Un mois plus tard, le mouvement islamiste algérien arrivait en troisième position aux élections municipales, tandis qu’une coalition de partis religieux remportait 53 des 150 sièges parlementaires au Pakistan. En novembre de cette même année 2002, les islamistes gagnaient 19 des 40 sièges au Bahreïn et le parti turc « Pour la justice et le développement » raflait 66% des voix aux législatives. Pour autant, ces victoires électorales indiquent moins un « revival de l’islamisme » (Hilal, 2002 ; Abu al-Khayr, 2003) que son évolution, d’un projet politique de dimension nationale à un langage fragmenté sur la piété personnelle et la menace anti-islamique globale. Si rien ne change par ailleurs, nous sommes sans doute à l’aube d’un tournant post-islamiste (Bayat, 2007).

Quoi qu’il en soit, l’islamisme aura profondément transformé les Etats arabes. Il les a rendus plus religieux (car ils ont cherché à s’approprier l’autorité morale de l’islamisme), plus nationalistes (car ils ont revendiqué leur authenticité arabe et disqualifié la démocratie en tant que notion occidentale) et plus répressifs, car la liquidation des islamistes radicaux leur a donné la possibilité d’accentuer leur contrôle sur les autres formes de contestation. Ce legs des mouvements islamistes complique donc l’activité des oppositions dans le monde arabe d’aujourd’hui.

Renouveau de la rue arabe

Le revival de la « rue arabe » à l’occasion des mouvements de solidarité avec les Palestiniens en 2002 a été proprement spectaculaire. Pendant un court moment, les Etats ont perdu le contrôle de la situation et des groupes de plus en plus nombreux ont manifesté publiquement leur opposition aux régimes en place. Même les étudiants « occidentalisés » et « apolitiques » de l’Université américaine du Caire ont rejoint les frondeurs. Le mouvement de solidarité avec la Palestine a donc montré que la politique de la rue arabe ne se réduisait pas à l’islamisme et a su susciter le réveil des anciennes traditions politiques.

En janvier 2003, alors que les troupes US s’apprêtaient à attaquer l’Irak, un million de Yéménites défilaient dans les rues de Sanaa en scandant « Une déclaration de guerre, c’est ça le terrorisme ». Ils étaient 10 000 à Khartoum, des milliers à Damas et à Rabat et des centaines dans la capitale bahreïnienne de Manama (Al-Hayat, 28 janvier 2003). En Jordanie, 20 000 chrétiens priaient en public pour le peuple irakien et condamnaient la guerre de Bush (Al-Hayat, 15 février, 2003). Les mobilisations, grandes ou moins grandes, contre la guerre d’Irak ont perduré en Egypte et dans les autres capitales arabes, au milieu d’un déploiement massif des forces de police. Et lorsque les Etats-Unis et le Royaume Uni ont effectivement envahi l’Irak, les manifestations de rue ont encore gagné en vigueur.

Cependant, en ce qui concerne la Palestine à tout le moins, la montée en puissance de la rue arabe s’est produite avec l’approbation tacite des Etats arabes. La violence extrême des opérations israéliennes et l’invasion de l’Irak par les forces états-uniennes ont réuni les politiques et la population dans un même sentiment nationaliste. Qui plus est, la contestation de la rue était largement dirigée contre un adversaire « externe », et les slogans contre leur propre gouvernement étaient davantage scandés par les leaders idéologiques que par les simples manifestants. Ce n’est que lors des rallies de 2005 et 2006, au Caire, que la foule a demandé le retrait des lois d’urgence qui depuis vingt ans entravent les rassemblements publics, et la fin de la présidence de Moubarak. Ces marches ont par la suite engendré le mouvement démocratique.

Pourquoi la rue arabe a-t-elle échoué à s’élever contre sa mise hors-la-loi pour exiger la démocratie et la justice ? Alors que les sans-droits s’en remettent à l’ « empiètement silencieux », les Etats arabes ont largement réussi à neutraliser la classe politique en adoptant un discours nationaliste, religieux et antisioniste. Retranchée dans un « nationalisme panarabe vieille école » et séduite par le langage de la religiosité et de la moralité, l’intelligentsia arabe n’a pu saisir cette opportunité pour arracher des concessions aux Etats autoritaires. 

L’occupation israélienne de la Palestine, avec le soutien matériel et diplomatique des Etats-Unis, a engagé des générations d’intellectuels arabes dans un nationalisme culturel étroit dont les Etats autoritaires de la région ont largement profité. Le chauvinisme (nativism)
a ceci de regrettable qu’il écarte les idées et les pratiques prétendument enracinées dans des cultures étrangères (généralement la culture occidentale), même quand elles sont nobles, et qu’il idéalise les idées et les pratiques nationales quand bien même celles-ci sont oppressantes. Les droits humains, par exemple, sont souvent rejetés en tant qu’importation occidentale ou manipulation de Washington.

D’un autre côté, les gouvernements arabes laissent peu d’espace à la contestation indépendante. Depuis 2000, les manifestations collectives contre les Etats-Unis et Israël ont été tolérées par les autorités, tandis que les actions de rue non officielles ont été réprimées et les militants intimidés ou arrêtés. Le 15 février 2003, alors que plus de dix millions de personnes dans le monde manifestaient contre la guerre en Irak, des milliers de policiers anti-émeute refoulaient quelque 500 militants afin de les séparer des autres manifestants.

Face au défi de l’expression publique dans la rue, les militants arabes ont développé de nouveaux moyens de coordination, sous la forme de campagnes civiques, de campagnes de boycott, de cybermilitantisme et d’art contestataire. La rue étant l’objet d’une surveillance de tous les instants, le militantisme s’est aussi réfugié dans l’antre des institutions civiles – campus universitaires, écoles, mosquées, associations professionnelles et ONG. Dans ce climat hostile aux libertés politiques, les associations professionnelles ont offert un espace aux campagnes politiques, au point de tenir le rôle de partis politiques où prévaut une intense compétition pour le leadership. Leurs quartiers généraux ont servi de bases pour des rassemblements politiques, du travail caritatif et des campagnes de solidarité internationale.

D’autres associations civiles, à commencer par les nouvelles ONG de plaidoyer, ont commencé à promouvoir le débat public sur les thèmes des droits humains, de la démocratisation, des femmes, des enfants et des travailleurs. Début des années 2000, entre 90 et 100 organisations de défense des droits de l’homme opéraient dans le monde arabe, parallèlement aux centaines de centres de services sociaux et aux organisations à caractère social, plus nombreuses encore, qui utilisent progressivement le langage des droits dans leur travail (Azzam, 2003).

Les innovations en termes de mobilisation, de style de communication et de flexibilité organisationnelle apportent un souffle d’air frais qui tranche avec le discours nationaliste sclérosé. Le Comité populaire égyptien pour la solidarité avec l’Intifada palestinienne en est une illustration. Mis sur pied en octobre 2000, le Comité réunit des représentants des différentes tendances politiques égyptiennes – socialistes, nationalistes, islamistes et collectifs de défense des droits humains, de la femme, etc. Parmi les initiatives du Comité, citons la mise sur pied d’un site web et d’une liste de courrier électronique, la réalisation de collectes caritatives, l’organisation d’un boycott des produits américains et israéliens et la promotion d’une pétition pour la fermeture de l’ambassade israélienne au Caire qui a rassemblé plus de 200 000 signatures.

Le Groupe égyptien anti-globalisation et la Campagne nationale contre la guerre en Irak, de même que le Comité pour la défense des droits des travailleurs et certaines ONG de défense des droits humains ont adopté des formes similaires de militantisme (el-Hamalawy, 2003). Ces organisations ont joué un rôle précurseur dans l’émergence d’un nouveau style d’action politique en Egypte, qui s’est affirmé par la suite à travers Kifaya et d’autres mouvements démocratiques (Bayat, 2007).

L’organisation de campagnes de charité ou de boycott est donc devenue un nouveau levier de mobilisation politique. Des milliers de jeunes volontaires et des centaines d’associations se sont impliqués dans la collecte de nourriture et de médicaments pour les Palestiniens. En avril 2002, en l’espace de quatre jours et quatre nuits, des étudiants de l’Université américaine du Caire ont récolté plus de 30 tonnes de produits de première nécessité auprès de particuliers et d’entreprises, qu’ils ont par la suite amenés aux Palestiniens de Gaza par camion. Des millions d’Arabes et de musulmans ont participé au boycott des produits américains et israéliens, en ce compris Mac Donald, KFC, Starbucks, Nike et Coca-Cola.

La coordination des campagnes a aussi reposé sur un usage intensif des technologies de l’information. Le courrier électronique permet aux militants de propager leurs revendications et leurs appels à manifester. Les sites d’information alternatifs sont en passe de constituer un des principaux canaux de formation de réseaux de citoyens critiques et informés. L’usage croissant de Facebook, le site de réseau social, a permis en 2008 à la jeunesse égyptienne de construire le « Mouvement du 7 avril » : clui-ci a mobilisé quelque 70 000 jeunes, universitaires pour la plupart, en faveur de la liberté d’expression, la prospérité économique et contre la corruption. Ces militants ont réussi à organiser des manifestations de rue ainsi qu’une grève générale, le 7 avril 2008, en soutien aux travailleurs du textile en grève.

Parallèlement, la télévision par satellite, qui a connu un boom dans le monde arabe, permet la diffusion d’une information alternative qui tranche avec la stérilité des chaînes nationales. La prolifération des antennes sur les toits de Damas enlève aux panneaux d’affichage gouvernementaux le peu de crédit qu’il leur reste encore. Si les cybercampagnes restent limitées à l’élite (malgré l’augmentation du nombre d’usagers d’internet), l’art politiquement engagé touche un public plus large. La réoccupation de la bande de Gaza par l’armée israélienne en 2002 a ravivé l’héritage politique de personnalités telles que Umm Kulthoum, Fairouz et le Marocain Ahmad Sanoussi. Les artistes – acteurs, peintres et surtout chanteurs – se sont faits les porte-parole de l’indignation générale. En Egypte, des stars de la musique de premier plan telles que ‘Amr Diab, Muhammad Munir et Mustafa Qamar ont produit des albums composés exclusivement de morceaux religieux et nationalistes qui ont connu un succès populaire retentissant.

Bien sûr, l’étendue et l’efficacité de ces nouveaux espaces de contestation restent modestes. Il n’empêche, la tendance grandissante des gouvernements arabes à chercher à les contrôler – en fermant des ONG, en retirant des livres ou des chansons du marché et en arrêtant les créateurs de sites web – témoigne de leur capacité potentielle à compenser les interdits qui frappent la rue arabe. Celle-ci reste cependant le lieu d’expression par excellence de l’opinion populaire, en particulier quand celle-ci est ignorée par les régimes locaux ou les puissances mondiales. La rue arabe n’est ni « irrationnelle » ni « morte », elle connaît des mutations majeures entraînées par le maintien d’anciennes contraintes et l’apparition de nouvelle opportunités liées à des restructurations globales. En tant que moyen et mode d’expression, la rue change, mais les griefs collectifs qu’elle véhicule demeurent. L’islamisme gardera-t-il sa prééminence en matière d’articulation idéologique de ces griefs ?

Traduction de l’anglais : François Polet

Bibliographie

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Notes

[1Voir par exemple Reuel (2002a et 2002b).Mais les auteurs qui ont de la sympathie pour les manifestations arabes peuvent avoir les mêmes appréciations, comme par exemple Khalil (2002) et Fisk (2003).

Etat des résistances dans le Sud - Monde arabe

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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