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La question migratoire en Amérique latine et la stratégie de Donald Trump

Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés a publié un rapport sur les déplacements de populations, où l’Amérique latine apparaît dans les principales zones de crise migratoire. Quelle est la situation actuelle dans cette région ? Quels sont les principaux pays touchés par ces phénomènes ? Éclairage par Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et chercheur associé au CETRI.

Le rapport annuel du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés montre un nouveau record atteint en 2018, faisant état de 70,8 millions de déplacements forcés dans le monde. Alors que le focus est souvent placé en Méditerranée, qu’en est-il de l’Amérique latine ? Quelles sont les dynamiques migratoires avec quelles répercussions sur les équilibres économiques et politiques ?

Le pays qui détient le triste record mondial de déplacés forcés est un pays latino-américain : la Colombie, avec 8 millions de déplacés internes, devant la Syrie et la République démocratique du Congo. C’est un chiffre souvent méconnu, à relier au conflit armé colombien qui dans les faits, s’il est officiellement terminé avec les accords de paix de 2016, continue de produire ses nombreuses conséquences dans la société colombienne. Plusieurs pays d’Amérique latine connaissent ces phénomènes de déplacements forcés, de poussées migratoires et de mouvements de réfugiés du fait de conflits armés, de situations de crises économiques et politiques vives, de violences multiformes qui les projettent dans des situations critiques et de ruptures, parfois de quasi-guerres civiles de basse intensité larvées comme cela peut être le cas dans les pays centraméricains, le Mexique ou le Venezuela.

En Amérique latine, la Colombie, le Mexique, les pays d’Amérique centrale (Lel Salvador, le Guatemala – surtout lui -, le Honduras), Haïti, Cuba, le Venezuela (pays d’où provient le plus grand nombre de demandes d’asile en 2018 devant l’Afghanistan) constituent les pays les plus concernés par ces phénomènes.

Ces situations posent de nombreux défis aux États de la région en termes de ressources et de recherche de financements pour gérer l’urgence liée à ces situations de détresse. Sur le long terme, cela les interroge sur leurs modèles de développement économique, social et politique. En effet, à la racine de tous ces maux se trouvent des problèmes structurels non résolus : pauvreté, inégalités, États vulnérables et faibles, violences, corruption, crime organisé inséré à des chaînes de trafics internationaux – notamment aux États-Unis qui constituent le premier marché de consommation de drogues au monde, etc.

D’un point de vue géopolitique, la question migratoire s’impose dans l’agenda politique et est l’un des déterminants importants de la relation entre les pays latino-américains et le grand voisin nord-américain, avec en particulier l’emblématique cas de la frontière mexicaine.

La crise vénézuélienne a généré près de 4 millions de réfugiés, majoritairement dans les pays limitrophes dont la Colombie, elle-même en proie à des conflits et des déplacements internes. Quel impact sur la situation du pays ?

La situation vénézuélienne est très préoccupante puisque le HCR estime que fin 2019, environ 5 millions de Vénézuéliens pourraient avoir quitté leur pays depuis le début de la crise (2013-2014). La majorité d’entre eux se trouve aujourd’hui en Colombie, au Pérou, au Chili et en Équateur. Ce n’est pas la première crise migratoire de ce type en Amérique latine, la plus grande qu’ait connue la région étant celle de la Colombie, qui a produit des millions de déplacés internes, mais aussi de migrants et de réfugiés. Le Venezuela a ainsi accueilli des millions de Colombiens pendant des années, qui y vivent d’ailleurs encore et dont beaucoup sont devenus Vénézuéliens pendant les années Chavez. Une fraction significative des migrants vénézuéliens d’aujourd’hui en fait partie.

La situation est d’autant plus compliquée que les pays latino-américains qui accueillent les migrants vénézuéliens font eux-mêmes face à de nombreuses difficultés économiques depuis quelques années. Il y a eu deux phases dans leur gestion des flux. Les premières années, les contingents de migrants vénézuéliens étaient constitués de populations hautement diplômées et compétentes du pays, relativement argentées (ingénieurs, techniciens, métiers de la santé, etc.). Ces populations ont été finalement une aubaine pour les pays récepteurs. La crise migratoire vénézuélienne a pris une autre tournure lorsque, au gré de l’évolution du conflit politique interne, de sa dureté et de sa polarisation, d’autres secteurs de la population vénézuélienne, plus populaires, ont à leur tour migré. Cette fois-ci, les pays récepteurs ont sonné l’alarme. Aujourd’hui, ils n’ont ni l’envie, ni les moyens financiers, ni les systèmes sociaux nécessaires pour soutenir cette pression migratoire. Ceci explique pourquoi les pays sud-américains, indépendamment de leur position politique vis-à-vis de la situation au Venezuela, ne veulent pas d’escalade ou d’intervention militaire, de manière à éviter une poussée migratoire encore plus intenable.

L’enjeu est particulièrement important pour la société colombienne qui, comme déjà évoqué, doit déjà gérer ses déplacés internes, phénomène en augmentation depuis 2015, ce qui est inouï alors qu’entre temps un accord de paix a été signé. Le problème est que la mise en place de cet accord reste en réalité très lacunaire – on estime qu’à peine 20% de l’accord a été mis en œuvre, tous les problèmes liés au conflit armé sont toujours présents : peu de financements pour les déplacés internes, de ressources pour reloger les gens, de projets de réintégration des populations – dont les membres des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) – dans la société, etc. Tout est en friche. Une bonne partie du territoire colombien est par conséquent toujours capté – et même réinvesti – par le crime organisé, les cartels et les paramilitaires. Ces forces obscures agissent dans le pays et occupent les territoires qui ont été abandonnés par les FARC, faisant régner leurs lois privées, souvent cruelles et violentes. La situation colombienne est ainsi très grave du point de vue humanitaire et fragilise les espoirs de retour à la stabilité d’un pays dont le potentiel de développement économique est frustré par cette insécurité structurelle. À cela s’ajoutent les fortes incertitudes qui pèsent sur l’avenir politique de l’accord de paix de 2016. La confiance est rompue entre le gouvernement et les FARC, chaque jour des assassinats de dirigeants sociaux et de militants politiques et des droits humains et environnementaux ont lieu dans le pays. Chaque jour, la survie de cet accord est menacée. La responsabilité du gouvernement de Ivan Duque – hostile aux équilibres obtenus au sein de l’accord – est directe.

Le Mexique a récemment changé de politique migratoire, annonçant un renforcement du contrôle aux frontières, suite aux pressions économiques de Washington. Plaque tournante de l’immigration latino-américaine, quelles marges de manœuvre a Mexico en matière de gestion des flux ?

Le Mexique est dans une situation politique, économique et juridique très compliquée, qu’il faut savoir mesurer, parce que ses marges de manœuvre sont assez étroites. D’abord, il faut rappeler quelques éléments importants : les flux migratoires illégaux centraméricains et mexicains vers les États-Unis aujourd’hui, si l’on s’en tient aux statistiques fournies par le nombre de personnes arrêtées à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, sont à peu près les mêmes que dans les années 1970. Il n’y a pas du tout d’invasion : environ 500 000 personnes ont été arrêtées en 2018 (comme à cette époque donc) par les patrouilles et la police des frontières nord-américaines ; dans les années 1980-1990, elles étaient 3 fois plus nombreuses. Encore deux fois plus nombreuses au début des années 2000.

Mais le contexte politique a changé, Donald Trump jouant sur la fibre migratoire auprès de son électorat dans le contexte de désindustrialisation partielle que connaît le pays. Ce fut l’un de ses principaux axes de campagne en 2016. Et le président américain est en échec sur son grand projet de mur entre le Mexique et les États-Unis, retoqué par le Congrès qui a refusé de le financer. Alors qu’il démarre sa campagne pour sa réélection en 2020, c’est la saison 2 qui vient de commencer au détriment du Mexique. Les Démocrates l’ont humilié avec le mur ? C’est l’heure de montrer sa détermination et sa force. Les Mexicains se retrouvent ainsi les otages d’un Donald Trump en campagne électorale : contrevenant encore une fois à tous les usages, il impose aujourd’hui au Mexique un dispositif de répression commerciale qu’il lie à la question migratoire (des objectifs chiffrés sont imposés au Mexique dans un délai de 45 jours), alors que les sujets ne sont pas liés. Menaces d’imposition de lourds droits de douane à un pays dont toute l’économie dépend de ses exportations vers le marché américain – phénomène renforcé par l’accord de libre-échange asymétrique qui lie le Mexique au Canada et aux États-Unis – et annonces de nouvelles « déportations » (expulsions) massives de migrants à venir du territoire nord-américain constituent le manche et la tête de la batte de Donald Trump. La situation mexicaine nous instruit une nouvelle fois sur ce qui constitue le cœur de la stratégie de Donald Trump. Ici comme ailleurs, le président américain utilise le marché des États-Unis comme une bombe atomique : « Vous voulez continuer à avoir accès à notre marché pour vos entreprises et vos banques ? Alors obéissez, sinon, je vous en ferme l’accès ».

Un « accord » a donc été passé le 7 juin dernier entre les États-Unis et le Mexique. Côté américain, il permet à Donald Trump de montrer qu’il a réussi à infléchir et à soumettre son homologue mexicain, Andrès Manuel Lopez Obrador (AMLO), en l’obligeant à déployer une politique plus répressive avec l’affectation de 6 000 gardes nationaux mexicains (militaires) à la frontière sud avec le Guatemala, le Salvador et le Honduras. Ce sont en effet les trois pays d’où part le plus gros contingent de migrants vers les États-Unis : en 2018, 210 000 Guatémaltèques (pour plus de 17 millions d’habitants), 175 000 Honduriens (environ 10 millions d’habitants) et 50 000 Salvadoriens (entre 5 et 6 millions d’habitants) ont ainsi été arrêtés par la police américaine.

L’accord passé entre les États-Unis et le Mexique prévoit ainsi plusieurs dispositions : politique mexicaine de répression militarisée à la frontière sud pour empêcher les migrants de passer et augmenter les objectifs d’expulsions et de rétentions (le gouvernement de AMLO a même annoncé qu’il affectait 15 000 hommes supplémentaires à la frontière nord avec les États-Unis) ; dans le même temps, l’accord ne désigne pas la présence sur le territoire mexicain d’une personne non régulière comme un « délit », mais comme une « faute administrative» – cela pour garantir les droits des migrants – ; non-signature du Mexique d’un accord de pays dit « tiers sûr » (à l’image de l’accord de la Turquie avec l’Union européenne), c’est-à-dire que le pays ne devra pas traiter les demandes d’asile des migrants sur le sol mexicain, ce seront bien les tribunaux américains qui continueront à traiter ces demandes, mais les Mexicains s’engagent en revanche à gérer sur leur territoire la situation de ces migrants le temps que les tribunaux américains statuent sur les demandes d’asile…

Cette question du pays « tiers sûr » – qui reviendrait à offrir la possibilité aux États-Unis d’externaliser la gestion de leur frontière sud – est déterminante et sera à suivre. C’est en réalité l’objectif poursuivi par les États-Unis depuis longtemps. Pour le moment, le Mexique y échappe, mais un accord complémentaire signé le 14 juin entre les deux parties signale que si le Mexique n’arrive pas à diminuer le flux de migrants traversant sa frontière nord dans les 45 jours, des discussions s’engageront dans ce sens.

Parallèlement, Washington a annoncé le gel d’une partie significative de ses aides financières – dont ils sont largement tributaires – aux pays du Triangle Nord (El Salvador, Honduras, Guatemala) tant que la situation migratoire perdurera (cela concerne déjà 180 millions de dollars d’aides sur les tranches non distribuées de 2017). Le Guatemala, dirigé pour quelque temps encore par l’ancien humoriste et controversé Jimmy Morales, a annoncé qu’il était prêt à négocier pour devenir ce « pays tiers sûr » centraméricain. Sous son mandat, on estime à 450 000 le nombre de Guatémaltèques qui ont rejoint illégalement les États-Unis (2,7 millions d’entre eux y vivraient en tout… dont 2,3 millions sans papiers…). Le pays connaîtra le second tour de son élection présidentielle, à laquelle Jimmy Morales ne s’est pas présenté, le 11 août. La candidate de centre gauche Sandra Torres présente à ce second tour se prononce contre une négociation de dernière minute du président sortant.

Les États-Unis ont donc deux fers au feu avec le Mexique et le Guatemala .

Si l’accord n’est pas bon pour les Mexicains, il prévoit tout de même que les États-Unis aideront le Mexique à déployer l’alternative qu’il veut porter sur la question migratoire, c’est-à-dire la mise en place d’un « Plan de développement intégral » à destination des trois pays centraméricains pour traiter les causes structurelles des migrations. Cette stratégie est poursuivie avec force par le gouvernement mexicain, encore plus dans les conditions actuelles. Ce plan a été élaboré en lien avec la prestigieuse Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal) des Nations unies, grande promotrice des politiques de redistribution, de lutte contre la pauvreté et des inégalités et d’intégration régionale pour l’Amérique latine. Cette démarche vise à mobiliser la région et les institutions multilatérales face à l’administration Trump pour faire émerger une autre approche des questions migratoires basée sur celles du développement, de la coopération internationale et de la redistribution des ressources. Plusieurs pays latino-américains (pays du Triangle Nord, Bolivie, Chili, Uruguay) et internationaux (Allemagne, Espagne), ainsi que le secrétariat général des Nations unies et l’Union européenne apportent aujourd’hui leur soutien à ce plan.

Ce que veut rappeler cette initiative, c’est que les causes migratoires sont d’abord la pauvreté, les inégalités, le fait que les États centraméricains sont vulnérables, presque faillis, rongés par la corruption et la violence endémique, criminelle et mafieuse. Cette initiative veut affirmer que c’est par le développement et la sécurisation économiques que ces pays pourront tarir le flux de leurs migrants. Le problème est qu’une bonne partie de la situation de ces pays est liée à une politique américaine menée depuis les années 1990 (sans même parler de la domination économique des États-Unis dans cette zone) : avec les vagues de deportaciones ( déportations) qu’ils ont décidé, les Américains ont cherché à se débarrasser de toutes les bandes et des gangs guatémaltèques, honduriens et salvadoriens présents dans leurs prisons. En renvoyant manu militari toutes ces personnes qui sévissaient aux États-Unis vers leurs pays d’origine, pauvres, détruits par des années de guerres civiles (auxquelles ont participé directement ou indirectement les États-Unis), ils n’ont pas réglé le problème, mais l’ont amplifié, puisque les réseaux criminels et mafieux ont pris d’énormes espaces de pouvoirs dans ces États meurtris et se sont renforcés et élargis dans un périmètre qui s’étend de l’Amérique centrale aux États-Unis (premier marché des drogues, exportateurs d’armes qui affluent en Amérique latine, plus de 2 000 traverseraient quotidiennement la frontière vers le Mexique sans provoquer la même campagne de répression de la part des autorités). Ces réseaux criminels mexicains et centraméricains opèrent depuis ces pays tous les trafics possibles vers les États-Unis, avec leurs interlocuteurs sur place que sont les mafias et les gangs présents sur le territoire américain. Cette politique a ainsi produit des effets désastreux, qui ont à la fois pourri les sociétés locales et développé encore plus la criminalité transnationale, dont font partie le trafic humain et le trafic migratoire. Tout cela s’autoalimente et stimule la pression actuelle.

Le problème est que la seule politique des États-Unis est une politique de financement de la militarisation de la lutte contre la criminalité, le narcotrafic et les migrations. Elle n’a conduit qu’à une explosion de ces fléaux, ainsi qu’à une radicalisation et à une modernisation militaire des acteurs criminels. In fine, elle a empiré la situation sécuritaire de ces pays. Plus que jamais, dans des pays incapables de donner du travail et des perspectives à des habitants soumis à toutes formes de violences quotidiennes, les raisons de partir, au prix de sa vie, sont toujours plus fortes. Ce système ne marche pas. Les États-Unis financent même en réalité une partie des problèmes qu’ils disent vouloir régler.

L’accord États-Unis/Mexique est donc complexe et déséquilibré, il pousse le gouvernement de Mexico là où il ne voulait pas aller : dans la répression et la militarisation, la soumission aux exigences de Donald Trump. Le pari d’investissements et de développement sur le long terme des trois pays centraméricains pour enrayer les flux migratoires est méritoire et juste, mais incertain dans les conditions actuelles. D’autant qu’en cette période de campagne électorale étasunienne, le sujet des flux migratoires risque de fortement animer les relations entre la région et les États-Unis avec le danger que Donald Trump continue à l’instrumentaliser pour séduire son électorat.

Une course contre la montre est engagée pour AMLO. Les quarante-cinq prochains jours seront les plus durs de son début de mandat et en imprimeront la suite.


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