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La panacée touristique... creuse les écarts

Dans une tribune au « Monde », le sociologue Bernard Duterme dénonce les méfaits du tourisme international, pourtant vanté chaque trimestre par l’OMT.

« L’avenir radieux du tourisme international », « 2018, nouvelle année faste », « Hausse très supérieure à la croissance économique mondiale ». À chaque parution du « baromètre » trimestriel de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), un même refrain extasié s’impose, acritique, repris en chœur par monts et par vaux, comme s’il s’agissait de la chronique heureuse d’une marche assurée vers la prospérité universelle. Parée de toutes les vertus argentées, cohésives et douces du « développement durable », l’expansion touristique est « la » bonne nouvelle à répétition. Les voyages récréatifs se multiplient, les destinations rivalisent de bons plans, les hôtes se frottent les mains. Dans le meilleur des mondes.

Pourtant, l’OMT elle-même n’est pas dupe : le tourisme international crée certes des bénéfices, mais également d’importants coûts. Des coûts et des bénéfices économiques, sociaux, environnementaux, culturels, voire politiques, rarement bien répartis et dont la somme ne s’annule pas. Pour preuve, dans ses propres initiatives, l’agence onusienne appelle à « transformer le tourisme mondial et la manière dont il est pratiqué (…) pour le rendre socialement, économiquement et écologiquement durable  ». Aveu donc qu’en l’état, son enfant chéri ne l’est pas. Ni équitable, ni profitable, ni soutenable. Dans ses formes dominantes, le tourisme international tend à creuser les écarts. Entre ceux qui en jouissent et ceux qui en pâtissent, entre tour-opérateurs transnationaux et acteurs locaux, entre visiteurs et visités, entre l’homme et l’environnement.

Gagner en « touristicité »

Déjà, la prétendue « démocratisation » du tourisme international ne fait plus illusion. Par la force des choses, car si demain chaque individu sur terre se retrouvait en position d’exercer son droit à la mobilité de plaisance sans frontières, les capacités d’absorption écologique n’y suffiraient pas. Que l’on pense gaz à effet de serre (le secteur en émet déjà 8% du total), déchets des croisières, littoraux saturés, terrains de golf irrigués nuit et jour en zones arides…, le voyage touristique à l’étranger est un luxe et se condamne à le rester. Moins de 7% de l’humanité y a accès, une personne sur quinze. De l’immobilité des majorités, assignées à résidence, dépend la propension des privilégiés à « goûter » le monde, à « faire » telle ville ou telle contrée, au gré de leurs envies.

Et leurs envies explosent. Plusieurs fois par an désormais. Suivre le mouvement (le « tourisme de masse » au risque du « surtourisme ») ou s’en distinguer (le « tourisme de niche » au risque de l’« exclusivisme »), la quête de dépaysement opère. Dépaysement mesuré toutefois, qui rassure, lissé et conforme à l’image simplifiée, enjolivée, folklorisée que le marché de l’exotisme en offre. « De l’authentique en toc » écrit Sylvie Brunel, auteure de La Planète disneylandisée. (voir encadré)

Peu importe, même à ce prix, les pays du Sud se disputent la manne. C’est à celui qui gagnera le plus en « touristicité », qui dépassera le voisin sur l’« Indice de compétitivité touristique » tenu à jour par le Forum économique de Davos. En clair, l’emportera celui qui offrira les meilleures conditions aux investisseurs extérieurs, en matière d’infrastructures publiques, de sécurité et de nivellement par le bas de toute norme sociale, fiscale et environnementale qui risquerait de les dissuader. Vacance de régulation, montée en attractivité.

Dommage, car ce sont précisément ces outils politiques qui pourraient aider à renverser le rapport coûts/bénéfices largement défavorable aux populations visitées, particulièrement en pays pauvres, là où l’asymétrie entre les dépenses des touristes et le niveau de vie des locaux est la plus malsaine. Plusieurs facteurs participent du hold-up : la concentration monopolistique du secteur bien sûr, et, facilitées par la digitalisation du marché, les fuites financières (financial leakages) diverses et variées (qui font encore du paradis fiscal luxembourgeois, le premier pays au monde bénéficiaire des recettes du tourisme par habitant, selon les chiffres 2018 de l’OMT).

Éthique du laisser-faire ?

S’y ajoutent, sur place, les effets d’éviction d’activités sociales et économiques vitales, au profit de petits boulots de « service » aux vacanciers, les poussées inflationnistes en chaîne, la pression sur les ressources, les accaparements privatifs, la « gentrification »… qui rendent progressivement impossible l’accès des autochtones au logement, à la terre, à l’électricité, à l’eau, à l’alimentation... dans les zones « mises en tourisme », dans les régions « touristifiées ».

Au total, le bilan est clairement problématique. Lucides, les acteurs du complexe touristique – l’OMT, ses pays membres et les 529 principaux tour-opérateurs mondiaux – se sont officiellement (ré-)engagés l’année dernière à défendre la « Convention-cadre relative à l’éthique du tourisme », en promouvant des pratiques plus équitables, plus écologiques et plus humaines. Las, le texte onusien juxtapose les injonctions charitables à l’impérissable dogme du laisser-faire. Les États du Sud y sont par exemple invités à « éliminer ou corriger les entraves, impôts et charges spécifiques pénalisant l’industrie touristique et portant atteinte à sa compétitivité ». Exit toute velléité, même timide, de régulation. Pas touche à « L’avenir radieux du tourisme international ».

L’illusion de l’exotisme.
Ce goût pour l’étrangeté de l’autre qu’exploite le tourisme, cette fascination pour l’altérité lointaine, pour la différence fantasmée qui serait inscrite au cœur des ressorts du voyage (ou pour le moins de sa promotion), repose sur une méprise ou une mise à distance des réalités. D’une part, parce que, même s’ils affichent volontiers « l’évasion » ou le « dépaysement » parmi leurs motivations, en réalité, « les individus qui partent sont peu nombreux à aspirer à l’altérité ou à l’authenticité, des notions très socialement situées et à vocation distinctives  » [1]. D’autre part, lorsque ces notions opèrent effectivement comme objets de quête touristique, elles renvoient moins à une population ou à un endroit réels qu’à un point de vue sur ceux-ci, à une manière de les concevoir… produite par l’« exotisation » même des destinations à laquelle s’adonne le marché publicitaire.
Telle est la double illusion de l’exotisme, cet argument commercial, vitrine de l’industrie touristique : la plupart des partants n’y aspire pas ; et le reste préfère à l’étranger lambda sa représentation idéalisée. Sa « staged authenticity », comme la nomma dès les premières heures du tourisme de masse, Dean MacCannel [2]. Son « authenticité mise en scène », résultat d’un processus de construction touristique de l’altérité : l’ailleurs, la différence, l’autre… tels qu’ils doivent apparaître pour gagner l’égard amusé du visiteur. Figures simplifiées, enjolivées, folklorisées de l’indigène accueillant, forcément sympathique dans son authenticité, authentique dans sa sympathie, souvent réduit au rang de décor humain, d’objet de spectacle, de produit bon marché, de prétexte à « selfies aux couleurs locales » ou encore de partenaire pour « de vraies rencontres en terre inconnue ».
Le tourisme fabrique de l’authentique accommodé. De l’authentique adapté aux attentes de ses clients plutôt friands de dépaysement et outillés pour, ou à l’inverse – et ils sont largement majoritaires – plutôt rétifs à l’imprévu et peu équipés pour familiariser avec l’exotique. « Nous touchons là au double jeu du tourisme, volontiers paradoxal puisque écartelé entre l’expérimentation de l’inédit et le voyage en série » [3]. C’est qu’il est exigeant, le touriste. Il réclame ce qu’il est en droit de s’offrir, ce qu’il est venu chercher, consommer, éprouver : de l’attendu ou de l’inattendu, du confort et des découvertes, de la sécurité et des frissons, du repos ou de l’aventure. Du plaisir, physique et spirituel. À défaut, il pourrait « rater ses vacances » [4] . Rater le « j’en ai bien profité », faillir à son propre alignement sur l’injonction, à la fois hédoniste, marchande et impérieuse, à « se faire du bien ».

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Voir en ligne La tribune publiée par Le Monde, 6 mars 19

Notes

[1Cousin S. et al. (2016), « De l’aventurier au campeur : les mutations du tourisme », Esprit, n°7.

[2MacCannell D. (1973), « Staged authenticity : arrangements of social space in tourist settings », American Journal of Sociology, 9.

[3Christin R. (2014), L’usure du monde – Critique de la déraison touristique, Paris, Éditions L’échappée.

[4« On peut tout rater, mais pas ses vacances », affichait Jet Tours – Club Med au début de ce siècle, sur fond de paysages enchanteurs.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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