La vague d’indignation actuelle, malgré son ampleur, repose sur une prémisse douteuse. La mixité serait systématiquement associée à des représentations positives, bénéfiques et libératrices, tandis que la non-mixité serait contraignante et restrictive. Exemples historiques à l’appui : l’apartheid, la ségrégation raciale, la séparation imposée ont constitué des mécanismes d’oppression qui ont permis, aux quatre coins du monde, la domination d’un groupe sur un autre. CQFD. En finir dès lors avec la non-mixité ? Pas si vite.
Tout d’abord, la mixité n’est pas auréolée de toutes les vertus. L’école est mixte – en termes de genre - en Belgique depuis la fin des années 1970, mais a été rendue obligatoire lorsqu’elle a été inscrite dans le décret mission de la Fédération Wallonie Bruxelles en 1997 [1] . En dépit de ce cadre, ce serait se voiler la face que de penser que mixité signifie égalité. Il y a encore de nombreux formatages dans notre éducation qui font qu’on est éduqué comme des filles et comme des garçons, déterminant et restreignant les horizons des possibles. La famille, elle aussi, est un lieu majoritairement mixte, mais pourtant profondément inégalitaire. Les débats sur les violences domestiques ou la charge mentale [2] sont là pour nous le rappeler.
Ensuite, si, comme le rappelle la féministe Christine Delphy, la pratique de la non-mixité est étouffante lorsqu’elle est subie, il en va autrement lorsqu’elle est choisie.
Dans le cadre du festival afroféministe Nyansapo, c’est dans cette réalité que l’on se situe. La non-mixité doit être comprises comme un outil politique, éprouvé de longue date et aux quatre coins du mondeL [3] . Cependant, en dépit de l’utilité de cette pratique militante, elle a souvent été questionnée par les hommes et les organisations - de gauche comme de droite. D’après Françoise Vergès, la seule nouveauté est que « jamais auparavant une organisation antiraciste ou une élue de gauche n’avaient cherché à faire appel à la loi pour les interdire » [4] .
Cet outil de résistance a été mobilisé par des femmes, mais aussi par des groupes minoritaires de différents horizons ( LGBT, peuples indigènes, etc.) pour faire évoluer les situations dans des directions qui leur étaient favorables. Inscrits dans des sociétés inégalitaires et hiérarchisées, ces derniers ont ressenti le besoin de se constituer en non-mixité pour qu’ils puissent s’exprimer sans besoin de se justifier, sans être soumis au regard de l’autre, sans s’autocensurer, ni crainte de blesser.
Cette forme de lutte permet de contester l’illusion de mixité de nos sociétés et de revendiquer une transformation de celles-ci vers plus de justice. À l’heure du « post-racial », alors que le racisme est globalement condamné par tous, il existe encore une frontière, une hiérarchie « entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas » pour reprendre les paroles de Françoise Vergès. Il y a « un deux poids, deux mesures » permanent. Le racisme n’est pas une erreur de jugement ou une opinion qui serait le fait de quelques égarés. Le racisme pénètre toutes les structures de notre société, de l’Etat et de ses institutions.
Face aux écarts sociaux, aux déséquilibres de genre, face au déni d’un racisme structurel persistant, des individus - qui souffrent quotidiennement d’une double ou triple oppression (sexe, « race », classe) - ont décidé de s’organiser par et pour eux-mêmes. Ils ont milité pour complexifier et décoloniser des mouvements censés les représenter. Ils se sont réapproprié des espaces dont ils avaient été dépossédés et se sont exprimés en leur nom propre. Ils ont abordé ces questions en termes sociopolitiques, et non plus en termes individuels ou moraux, afin de faire bouger les lignes.
Il n’y a là aucune volonté de repli sur soi ou de scission, mais, comme l’affirme un appel collectif de défense du droit à la non-mixité [5] , le besoin (pas l’envie …) d’ « une autonomie et d’une reconnaissance indispensables ». Cette manière d’agir dénote, dérange et est perçue comme un acte d’insubordination à la doxa et au groupe dominant, ce qui leur est reproché.
Les détracteurs du festival n’ont pas manqué d’user des espaces de pouvoir (politiques, médiatiques, institutionnels) dont ils disposaient pour condamner cette pratique collective émancipatrice et pour se poser en donneur de leçons : « Ce n’est pas la bonne manière de rassembler, ce n’est pas la bonne manière de débattre, ce n’est pas une bonne vision de la société, etc. Il y a une pleine légitimité à avoir des initiatives autour du combat contre les discriminations, mais sur la forme, j’estime que c’est une faute [6] ». Comme à d’autres occasions, les défenseurs ont été taxés de « communautaristes », d’ « identitaires », d’« indigénistes », de « radicaux ». Elisabeth Lévy a renchéri en estimant pour sa part qu’ « il s’agissait d’une façon raciste d’aborder l’antiracisme » [7] .
Ces critiques cinglantes et plus largement le débat sur la non-mixité sont révélateurs d’au moins deux choses sur l’état de notre société. Tout d’abord, le cynisme dont jouent « les puissants », lorsqu’ils transforment ceux et celles qui subissent au quotidien les discriminations en « figures de la division » [8] . Le discriminé devenant le faiseur de discriminations. Ensuite, le deux poids deux mesures ou les principes à géométrie variable qui prévalent. La non-mixité blanche ou/et masculine, non déclarée mais effective, qui sied dans les lieux de décision, dans les sphères d’influence ne choque pas, les « clubs d’hommes » ne sèment pas le trouble ; mais la non-mixité des opprimés est vue, elle, comme une aberration et une gageure. Elle fait réagir « ceux qui détiennent le pouvoir car ils ont le désir de tout contrôler »
La non-mixité – choisie, voulue, politique – n’a pas vocation à diviser ; elle constitue une étape circonstanciée, indispensable et structurante sur la voie menant à l’égalité et à la dignité, et contribue à donner corps à un vivre ensemble effectif.
En cela, elle nous concerne toutes et tous.