« Salope, t’as une belle paire de seins, mais c’est tout ce que t’as ». Pas très grave ? « Sale pute, tu vas fermer ta gueule ! ». Rien d’alarmant ; parole anodine sur les réseaux sociaux ? Cela ne sert à rien d’y répondre ? Mieux vaut en rire ? Mais la répétition des insultes, les photos publiées sans consentement, d’autres photos de pénis en érection, et les menaces de viol et de mort ? « À toutes, on nous dit, de manière bien intentionnée, « n’y prête pas attention » (…). Toutes, nous continuons à écrire stoïquement, faisant comme si cela était « normal ». Mais, c’est là précisément le problème : ce n’est pas normal, c’est très, très violent » [1] .
L’affirmation de la journaliste féministe colombienne, Catalina Ruiz-Navarro, met en évidence la violence subie, ainsi que son déni. Pourtant, le cyber-harcèlement et l’agression constituent le lot commun des femmes qui prennent la parole. « Et tout ça, pourquoi ? » se demande l’activiste féministe espagnole Barbijaputa. « D’abord parce que nous sommes femmes et ensuite parce que nous sommes féministes »Barbijaputa, « Libertad de persecución », [2] . Et de parler d’une « violence normalisée ».
L’antiféminisme online se place sur le terrain préexistant du machisme et de la misogynie. Mais force est de constater que les réseaux sociaux constituent des catalyseurs de la violence faite aux femmes, tout en offrant de nouveaux répertoires d’actions antiféministes, dont Véronica Engler présente un panorama critique dans un récent article de Nueva Sociedad [3] .
De nouveaux moyens d’exercer la violence
Entre 2003 et 2013, plus de 4000 cas de harcèlement online ont été enregistrés dont, en moyenne, 70% ciblent des femmes (les 18-30 ans en sont les premières victimes) [4]. Au sein de l’Union européenne (UE), une femme sur dix âgée de plus de 15 ans a été victime de cyber-harcèlement [5] . Les « trolls » sont ces messages polémiques et sans lien avec le sujet (en ciblant très souvent le corps et la sexualité (réelle ou supposée) [6] de la personne attaquée, qui cherchent à déranger, à provoquer des réponses émotionnelles négatives et, en fin de compte, à réduire au silence. Car leur appellation exotique ne doit pas tromper, il s’agit bien d’attaques, de domination et de violence.
Au niveau mondial, selon les Nations unies, une femme sur trois a subi une violence physique ou sexuelle, le plus souvent du fait de son partenaire intime. La plupart ne portent pas plainte. À l’enquête de l’Agence des droits fondamentaux pour l’UE, 36% des femmes belges ont répondu avoir expérimenté des violences physiques et/ou sexuelles depuis l’âge de 15 ans [7] . Chaque heure, 68 délits sexuels se commettent au Mexique. La majorité de ceux-ci ne sont pas dénoncés. Ceux qui s’interrogent pour savoir pourquoi « elles » n’en parlent pas, ne le dénoncent pas (plus), devraient plutôt s’interroger sur la culture du déni et du viol [8] , sur le complot de discriminations et d’inégalités, de culpabilisation et d’impunité, qui silencient les femmes ou, à défaut, rend leur prise de parole risquée.
La réalité virtuelle poursuit et redouble d’autant plus cette violence que leurs auteurs profitent de l’anonymat. « Les insultes disent par où nous pouvons passer, et ainsi se construisent sur internet, les mêmes rues obscures que nous évitons quand nous habitons « la réalité » » écrit Ruiz-Navarro. « Mais nous ne nous en rendons pas compte, car nous avons intégré cette auto-vigilance depuis que nous sommes petites. Nous savons parfaitement comment nous obliger nous-mêmes à marcher dans ces lignes invisibles de la société ».
La violence envers les femmes conjugue trois ondes de choc. La première tient à leur surexposition, au ciblage systématique opéré par ces « lignes invisibles ». À l’encontre de ceux qui prétendaient que cela n’a rien à voir avec le genre ou l’origine ethnique, la journaliste féministe, Jessica Valenti rappelait ainsi que les dix écrivains du Guardian dont les articles attirent le plus de commentaires bloqués sont tous des femmes ou des personnes de couleur.
La deuxième onde de choc loge dans la brutalité de l’agression. Mais celle-ci est aggravée par le déni, la minorisation de l’acte et la culpabilisation de la victime. Il semble que ce soit toujours elle, en fin de compte, qui passe en jugement et dont sont scrutés les moindres gestes : ce qu’elle a fait, n’a pas fait ou a laissé faire « tacitement ». Enfin, au moment de décider que faire, comment survivre avec « tout ça », elle sera isolée… et toujours en bute à la culpabilité. Soit qu’elle ne porte pas plainte, et on pourra lui reprocher sa passivité ou sa lâcheté ; soit qu’elle le fasse, au risque qu’on critique alors le recours à la « répression » et son incapacité à gérer « l’incident ». Voire, sous une forme plus militante, mais non moins perverse, on mettra la victime en concurrence avec les inégalités de classe et des rapports sociaux de « race » de l’agresseur, afin de « contextualiser » ou de retourner la position victimaire [9] .
Résistances féministes
Face à ces attaques, les activistes féministes ne sont bien sûr pas restées les bras croisés. Elles résistent et réagissent, réinventant des modes opératoires pour rendre visible cette violence et la dénoncer, se regrouper et se solidariser, tout en repensant les moyens et l’espace online en termes de genre [10] . Et cela dans un contexte où, au nom de la liberté d’expression, twitter, facebook et autres, minimisent systématiquement les exactions et demeurent réticents à toute intervention. Au point que, parfois, certaines prennent congé des réseaux sociaux, telle Valenti, qui, en juillet 2016, après des menaces de viol, visant cette fois sa fille de 5 ans, a préféré fermer ses comptes pour un temps [11] .
Vers où se tourner pour puiser de nouvelles forces, défaire ce nœud de bassesse et de brutalité, renverser le mur de honte et de culpabilité, et reprendre la parole, prélude à l’action ? Peut-être du côté de la colère et de la poésie – de la poésie encolérée – de la féministe black et lesbienne Audre Lorde, qui écrivait dans Sister Outsider :
« La raison du silence, ce sont nos propres peurs, peurs derrière lesquelles chacune d’entre nous se cache – peur du mépris, de la censure, d’un jugement quelconque, ou encore peur d’être repérée, peur du défi, de l’anéantissement. Mais par-dessus tout, je crois, nous craignons la visibilité, cette visibilité sans laquelle nous ne pouvons pas vivre pleinement. (…) Or, cette visibilité, qui nous rend tellement vulnérables, est la source de notre plus grande force. Car le système essaiera de vous réduire en poussière de toute façon, que vous parliez ou non. Nous pouvons nous asseoir dans notre coin, muettes comme des tombes, pendant qu’on nous massacre, nous et nos sœurs, pendant qu’on défigure et qu’on détruit nos enfants, qu’on empoisonne notre terre ; nous pouvons nous terrer dans nos abris, muettes comme des carpes, mais nous n’en aurons pas moins peur » [12] .