A l’approche des Jeux Olympiques, les dirigeants chinois sont soucieux de présenter l’image d’une Chine moderne. Mais toute manifestation de dissidence interne est perçue comme un désordre. Surtout au Tibet dont les revendications pourraient, à leurs yeux, faire tâche d’huile dans d’autres régions du pays.
Le 9 mars, des moines du monastère de Drepung qui commémoraient la révolte de 1959 qui avait conduit à l’exil du Dalai Lama, étaient arrêtés par la police chinoise. Les manifestations qui se poursuivaient les jours suivants devaient aboutir aussi à des arrestations, mais pas à une répression massive. C’est peut-être ce qui a encouragé les Tibétains à manifester leur mécontentement avec plus de virulence, culminant dans une émeute qui a embrasé le centre de Lhasa le 14 mars, au cours de laquelle on a vu des Tibétains s’en prendre violemment aux immigrants Hans (ethnie qui représente 94 % de la population de la Chine) et aux Hui (chinois musulmans), qu’ils soient commerçants ou de simples passants. La répression massive a alors commencé. Et deux jours plus tard, la télévision chinoise diffusait partout les images des émeutes du 14 mars.
On peut s’interroger sur la passivité de la police qui pendant toute la journée ne s’est pas montrée [1] dans une ville où les militaires sont extrêmement nombreux. Etait-ce dû au fait que le secrétaire du comité du Parti de la région, Zhang Qingli, était à Pékin pour l’Assemblée populaire nationale ? Déjà lors des émeutes de 1989, c’est de Pékin que l’alors secrétaire du Tibet, Hu Jintao, avait déclenché la répression et proclamé la loi martiale. Est-ce à cause de la proximité des JO que les autorités ont hésité à recourir à la répression ? Ou cette passivité était-elle préméditée ? Toujours est-il que dès le 15 mars, une campagne de propagande qui rappelle celle qui a suivi le massacre du 4 juin 1989 se déployait dans tous les médias du pays : la télévision diffusait les images de Tibétains s’en prenant aux Han, la presse dénonçait la « clique du Dalai » qui cherche à saboter l’union des nationalités et à séparer le Tibet de la mère-patrie. Les Tibétains sont au nombre de 2,5 millions dans la Région Autonome du Tibet (RAT), et environ 6 millions dans l’ensemble de la Chine (le reste étant concentré dans le Gansu, le Sichuan et le Qinghai).
Pour les dirigeants chinois, ces manifestations (pourtant prévisibles puisque chaque année au mois de mars on ressent de l’agitation au Tibet) ne pouvaient arriver à un pire moment. Alors qu’ils sont obnubilés par la nécessité de présenter l’image impeccable d’une Chine moderne, harmonieuse, ouverte sur le monde à l’occasion des Jeux olympiques du mois d’août, elles viennent montrer que de fortes tensions agitent la société.
Les communistes chinois considèrent toute manifestation comme un signe de désordre. D’où les mesures prises contre les activistes du mouvement de défense des droits civiques depuis près d’un an : arrestation de militants et d’avocats qui défendent les droits des paysans victimes d’abus (Chen Guangcheng au Shandong, Guo Feixiong au Shandong, Hu Jia à Pékin), condamnation à de lourdes peines des organisateurs de pétition (Yang Chunlin condamné à 5 ans de prison pour avoir fait signer une pétition intitulée « nous voulons les droits de l’Homme, pas les Jeux olympiques »), évacuation des pétitionnaires venus réclamer justice à Pékin lors des réunions de l’Assemblée populaire nationale). Moins que jamais les dirigeants du Parti ne sont prêts à laisser s’exprimer le mécontentement social. Si l’on ne discute pas avec les paysans mécontents, les ouvriers licenciés, les citadins expulsés à la faveur des grands chantiers, peut-on négocier avec des manifestants Tibétains, violents qui plus est ?
D’autant plus que ces manifestations s’attaquent à l’un des deux piliers sur lesquels le Parti fonde sa légitimité : le maintien de l’unité nationale, qui, avec le développement économique, constitue la condition de la réalisation du fuguo meng (Le rêve d’un pays prospère) cette obsession des dirigeants chinois depuis 1840. Pour défendre l’unité nationale, tous les moyens sont permis : grâce aux images des émeutes, on a convaincu la majorité de la population han que les Tibétains sont des sauvages qui ne rêvent que d’en découdre avec leurs compatriotes. Et, apparemment, cela fonctionne ! Les forums internet regorgent de réactions scandalisées devant la « barbarie » des habitants du toit du monde qui, de plus, sont ingrats. En effet, dans une tentative de résoudre les « contradictions entre les nationalités », le gouvernement a investi de très grosses sommes au Tibet, construit des routes, un chemin de fer, convaincu que la modernisation permettrait de diluer les revendications identitaires. Ce calcul s’est révélé erroné et les jeunes Tibétains, frustrés de se voir voler les meilleures places par les immigrants, deviennent toujours plus nationalistes et affirment leur fidélité au Dalai Lama.
Les dirigeants communistes du Tibet en déduisent que c’est lui, qui jouit en outre d’une grande popularité en occident, qui a organisé les émeutes pour les mettre dans l’embarras. Dans leur esprit, si on laissait faire, l’agitation pourrait s’étendre au Xinjiang où les Ouighours (musulmans turcophones) ne sont pas plus satisfaits de la présence han que les Tibétains.
Dans ces conditions, les dirigeants du Parti estiment qu’ils ne peuvent se permettre de se montrer faibles sous peine de voir la Chine suivre le chemin de l’URSS.
De plus, aucun dirigeant n’est assez fort pour faire des concessions. Si un Deng Xiaoping jouissait d’une légitimité suffisante pour proposer aux Britanniques de laisser Hong Kong conserver son système capitaliste pendant 50 ans dans le cadre de la formule « un pays, deux systèmes » sans être soupçonné de trahison, Hu Jintao, lui, ne peut se le permettre : en effet, s’il négociait à chaud avec le Dalai Lama à la suite de ce mouvement, ses collègues du comité permanent du Bureau politique pourraient l’accuser de brader l’unité du pays, et réunir une majorité pour le remplacer. Il est donc impossible aujourd’hui d’arriver à un consensus en faveur d’une attitude modérée dans la question tibétaine.
Un élément d’espoir cependant : Le totem du loup, un roman qui glorifie le mode de vie nomade des Mongols et dénonce l’étroitesse de vue des paysans han, est devenu le plus grand best seller de l’histoire depuis le petit livre rouge. Ce succès serait-il un signe que les Chinois commencent à changer d’avis sur les cultures des minorités nationales ? Avec le développement de la conscience écologique, les citadins de l’Empire du milieu seront peut-être plus sensibles à la nécessité de protéger la spécificité du Tibet.
En partenariat avec le Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI)