Depuis le 1er janvier 2019, le Brésil a comme président un personnage qui n’avait jamais occupé le pouvoir par le vote. Jair Bolsonaro est un homme qui ne fait pas partie des élites, et qui n’a rien fait d’exceptionnel. Cet homme moyen représente une vaste catégorie de Brésiliens. Il faut accepter le défi de comprendre ce qu’il fait là. Et avec quels segments de la population brésilienne il s’est allié pour former un gouvernement unissant des forces distinctes qui vont se disputer l’hégémonie. Bien qu’il existe plusieurs propositions et symboles du passé dans l’élection du nouveau président, la configuration incarnée par Bolsonaro est inédite. En ce sens, c’est une nouveauté. Même si cela est difficile à avaler pour la plupart des Brésiliens qui n’ont pas voté pour lui, en choisissant le candidat opposé ou en votant blanc, nul ou simplement en ne se rendant pas aux urnes. Bolsonaro incarne aussi le premier président d’extrême droite de la démocratie brésilienne. Le « chose » [1]est au pouvoir. Qu’est-ce que cela signifie ?
Quand Luiz Inácio Lula da Silva est arrivé au palais du Planalto pour la première fois, lors de l’élection de 2002, après trois défaites consécutives, ce fut un jour historique. Ceux qui furent témoins du rassemblement de la victoire sur l’avenue Paulista, qu’ils aient voté ou non pour Lula, comprirent qu’à ce moment-là, le sol du Brésil était marqué à jamais. Il n’y aurait pas de retour. Pour la première fois, un ouvrier, un leader syndical, un homme qui avait suivi avec sa famille le parcours classique du « sertão » désertique du Nord-Est vers la ville industrialisée et bétonnée de São Paulo, atteignait le pouvoir. Quelqu’un qui avait « l’ADN du Brésil », comme le dirait sa biographe, l’historienne Denise Paraná.
Le Lula qui avait conquis le pouvoir par le vote était exceptionnel. « Homme du peuple », sans aucun doute, mais exceptionnel. Un leader brillant qui avait dirigé les grèves du complexe ABC [2]de São Paulo à la fin de la dictature militaire [1964-1985] et qui était devenu la figure centrale du nouveau Parti des travailleurs [Partido dos Trabalhadores], créé afin de disputer la démocratie qui revenait après 21 ans de dictature. Indépendamment de l’opinion que chacun en a aujourd’hui, on doit accepter les faits : combien d’hommes ayant eu le parcours de Lula sont devenus Lula ?
Lula était le meilleur parmi les siens, le meilleur parmi ceux que les Blancs du Sud discriminaient en le traitant de « tête plate » [3]. Si son origine et son parcours apportaient une immense nouveauté au pouvoir central d’un des pays les plus inégalitaires au monde, l’idée que celui qui est considéré comme le meilleur doit être choisi pour gouverner traverse la politique et le concept de démocratie. On ne choisit pas n’importe qui pour gouverner le pays, mais celui ou celle en qui l’on trouve les qualités qui le ou la rendent capable de réaliser l’espérance de la majorité. En ce sens il n’y avait pas de nouveauté. Quand une partie des élites s’est vue obligée de partager le pouvoir (pour pouvoir le garder), et après la « Lettre au Peuple Brésilien », signée par Lula, garantissant la continuité de la politique économique, c’était l’exceptionnel qui arrivait à la présidence par le vote.
Ce que l’arrivée de Lula au pouvoir a fait pour le Brésil et comment il a influencé l’imaginaire et la mentalité de ses habitants est quelque chose qui mérite tous les efforts de recherche et d’analyse pour en atteindre la juste dimension. Mais une grande partie a déjà été assimilée par ceux qui ont vécu ces temps-là. Les effets de ce que Lula a représenté pour en arriver là sont à peine perçus par beaucoup car ils ont déjà été intégrés. Ils sont là. Comme l’a dit l’historien Nicolau Sevcenko (1952-2014), dans un autre contexte : “Il y a des choses dont nous ne devons pas demander ce qu’elles feront pour nous, elles l’ont déjà fait ».
Marina Silva, vaincue aux trois dernières élections, en perdant à chacune d’elles une part toujours plus grande de son capital électoral, serait une autre représentante inédite d’une certaine population qui n’a jamais occupé le fauteuil le plus important de la République. Différemment de Lula [4], Marina incarne un autre grand segment de Brésiliens, représenté par les peuples de la forêt. Elle porte dans son corps fatigué par des contaminations et des maladies qui ne devraient plus exister au Brésil, une expérience de vie totalement différente de quelqu’un comme Lula et d’autres pauvres urbains. Mais c’est le passé de Marina.
Cette femme noire, alphabétisée à 16 ans, qui a travaillé comme domestique après avoir quitté l’exploitation du latex dans la forêt amazonienne, a commencé une quête de la connaissance académique et parle aujourd’hui plus comme une intellectuelle universitaire que comme une intellectuelle de la forêt. Elle a aussi quitté l’Eglise catholique liée à la Théologie de la libération pour se convertir en une pure évangélique, de celles qui vivent la religion au quotidien plutôt que de l’instrumentaliser lors d’élections, comme tant de pasteurs néo-pentecôtistes. Si Marina avait réussi à accéder au pouvoir, elle représenterait tout ce parcours complexe, mais incarnerait aussi une exceptionnalité parmi les siens. Combien de femmes au parcours similaire à celui de Marina sont devenues Marina ?
Jair Bolsonaro, fils d’un dentiste non-diplômé de l’intérieur pauliste est originaire d’une famille que l’on peut définir comme « classe moyenne basse », il n’est pas que représentatif d’une couche sociale. Il représente plutôt une vision du monde. Il n’y a rien d’exceptionnel chez lui. Chacun de nous a rencontré plusieurs Jair Bolsonaro dans sa vie. Ou a un Jair Bolsonaro au sein de sa famille.
Durant les nombreuses périodes républicaines du Brésil, la candidature et les candidats étaient issus d’un accord entre les élites qui se disputaient le pouvoir – ou le résultat d’une dispute entre elles. Le président le plus populaire du 20e siècle, Getúlio Vargas (1882-1954), qui fut aussi un dictateur pendant une grande partie de sa carrière politique, était également un propriétaire terrien, fils de l’élite gaucha [5]. Si certains présidents furent à peine moyens durant la République, ce furent tous des hommes qui venaient d’une certaine élite qui les soutenait.
Lula fut une exception. Et Bolsonaro est une exception. Mais ils représentent des opposés. Pas seulement par le fait que l’un soit de centre gauche et l’autre d’extrême droite. Mais parce que Bolsonaro rompt avec l’idée d’exception. Au lieu de voter pour celui qu’ils reconnaissent comme le détenteur de qualités supérieures, ce qui le rendrait apte à gouverner, presque 58 millions de Brésiliens ont choisi un homme qui ressemblent à leur oncle ou à leur cousin. Ou à eux-mêmes.
Cette disposition des électeurs a été très exploitée par la campagne électorale réussie de Bolsonaro, qui a parié sur la « vie commune », en faussant le quotidien prosaïque, les improvisations et les pochades dans les communications du candidat avec ses électeurs à travers les réseaux sociaux. Bolsonaro ne devait pas sembler meilleur mais égal. Il ne devait pas paraître exceptionnel mais « commun ».
La même stratégie a été maintenue après l’élection, comme la table désordonnée du petit déjeuner autour de laquelle il a reçu John Bolton, le conseiller à la Sécurité nationale du président américain Donald Trump. En cela, Bolsonaro ne pourra jamais être considéré comme le “Trump brésilien”. Trump, en plus d’appartenir à un segment bien particulier des élites américaines, a suivi un parcours remarquable. Pas Bolsonaro. En tant que militaire, il s’est seulement distingué par le fait de ne pas respecter les règles en donnant une interview au magazine Veja, pour se plaindre du montant de son salaire. Comme parlementaire pendant presque trente ans, il a réussi à approuver seulement deux projets de loi. Il était plutôt connu comme un personnage burlesque faiseur d’histoires.
Lorsque Tiririca [6]a été élu, par exemple, son large vote a été interprété comme la preuve qu’une réforme politique urgente était nécessaire. Mais Tiririca était un grand clown. Dans un monde devenu difficile pour la profession depuis la décadence des cirques, Tiririca a réussi à trouver sa voie à la télévision, à se faire un nom et à gagner sa vie. Ce n’est pas rien.
Bolsonaro non. Sa grande trouvaille fut de se faire élire comme député et de réussir à continuer à se faire élire député. Ensuite, de placer tous ses fils sur le chemin de cette profession extrêmement rentable et offrant moults privilèges. La “família” Bolsonaro est devenue un clan de politiciens professionnels qui, dans cette élection, a engrangé un nombre stupéfiant de votes. Mais pas pour l’exceptionnalité de leurs projets et de leurs idées.
Le nouveau président du Brésil a passé presque trois décennies comme politicien, connu au Congrès comme le « bas clergé », un groupe dont le volume est important mais qui ne possède aucune influence dans la construction des grandes décisions. Ce surnom est une allusion injuste au clergé religieux qui fait un travail de fourmi, le plus difficile et persistant, donc dangereux au sein des églises. Bolsonaro lui-même avait déjà commenté son manque de prestige. Lorsqu’il a disputé la présidence de la Chambre, en 2017, il a seulement obtenu 4 votes sur les 500 possibles. « Je ne suis personne ici » avait-il affirmé dans un discours en assemblée plénière, en 2011.
Les députés du « bas clergé » du Congrès ont découvert sa force dans les dernières années et également comment ils peuvent s’enrichir en s’unissant en faveur des intérêts dont ils bénéficient. Ou simplement en faisant du chantage avec leur vote. Bolsonaro est de cette trempe. S’il occupait une place au Congrès c’était celle de bouffon. Jusqu’à l’année dernière, peu pensaient qu’il pourrait être élu président. Il semblait impossible que quelqu’un disant tant de barbaries puisse être choisi pour la plus haute fonction du pays.
Ce que l’on n’avait pas perçu, c’est que presque tous avaient un oncle ou un cousin exactement comme Bolsonaro. Rapidement, cette évidence est apparue lors des déjeuners du dimanche ou des commémorations familiales. Cependant cela semblait plutôt une conséquence de ce que les réseaux sociaux avaient anticipé, en révélant ce que pensaient réellement des gens qui jusqu’alors paraissaient raisonnables. L’on n’a pas vu, par négation, combien cette masse de personnes était nombreuse. Les préjugés et les ressentiments refoulés au nom du bien vivre ensemble étaient à présent libérés et renforcés par le comportement de groupes de sites internet. Les réseaux sociaux ont permis de « décomplexés » les complexés, phénomène qui a tant bénéficié à Bolsonaro.
Les cris des gens placés sur les pelouses de l’Esplanade des ministères, à Brasília, furent la partie la plus révélatrice de l’investiture de Bolsonaro le 1er janvier. Euphorique, la foule criait : “WhatsApp ! WhatsApp ! Facebook ! Facebook !”. Qui veut comprendre ce moment historique devra passer des années à analyser la profondeur contenue dans le fait que des électeurs crient le nom d’une application et d’un réseau social internet, tous deux appartenant à Mark Zuckerberg, pendant l’investiture d’un président qui les a choisis comme un canal direct avec la population et leur a donné le nom de démocratie.
Bolsonaro représente, oui – et beaucoup –, un type de Brésilien qui s’est senti acculé depuis longtemps. Et particulièrement ces dernières années. Et qui était à l’intérieur de chaque famille, quand ce n’était pas la famille entière. Toutes les familles aiment à se sentir différentes – ou, du moins, meilleures (ou pires, selon le point de vue) que les autres. Dans ces élections, l’expérience d’une confrontation politique déterminée par les affects – haine, amour, etc. – a laissé des marques profondes.
Si cela n’engendrait pas tant de possibilités destructrices pour le pays, le phénomène Bolsonaro serait assez fascinant lorsqu’il est regardé comme objet d’études. Je suggère quelques hypothèses pour comprendre comment le moyen parmi les moyens est devenu président du Brésil. Les enquêtes d’intention de vote ont montré que Bolsonaro était le préféré parmi les hommes et spécialement les Blancs et spécialement parmi ceux qui gagnaient le plus. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu d’intention de vote parmi les femmes, les Noirs et ceux qui gagnent moins. Sinon, Bolsonaro n’aurait pas réussi à se faire élire. Même au Nordeste, la seule région du Brésil où il a perdu derrière Fernando Haddad (PT), au second tour, Bolsonaro a obtenu un vote important.
Le nouveau président représente, principalement, les Brésiliens qui, ces dernières années, ont perdu des privilèges. Ceux-ci ne sont pas toujours bien compris. Il ne s’agit pas seulement de perte de pouvoir d’achat, ce qui est déterminant dans une élection, mais ce qui ouvre la voie à l’expérience d’exister, quelque chose qui fait que celui qui marche se sente plus ou moins fermement les pieds sur terre, connaisse les panneaux de signalisation et comprenne comment se mouvoir pour arriver là où il faut.
Plusieurs irruptions ont perturbé ce sentiment de marcher en territoire connu, en particulier pour l’homme Blanc et hétérosexuel. Les femmes leur ont dit avec une emphase inédite qu’il ne serait plus possible de faire des plaisanteries dans la rue ni de les agresser au travail ou n’importe où. La violence sexuelle a été exposée et réprimée. La violence domestique, presque aussi commune que le riz aux haricots [« une petite claque ne fait pas mal »] a été confrontée à la loi (Lei Maria da Penha). Affirmer qu’une femme était « mal baisée » est devenu un commentaire inacceptable de la part d’un « Néandertalien ».
Dans le même sens, les personnes LGBTI sont devenues plus visibles dans l’exigence de leurs droits, dont celui d’exister et ont commencé à dénoncer l’homophobie et la transphobie. Des personnages publics tels que Laerte Coutinho [7] se sont présentées comme femme sans avoir recours à la chirurgie pour retirer leur pénis. Ce qu’il y a entre les jambes ne définit plus personne. Et la position d’homme hétérosexuel au sommet de la hiérarchie n’a jamais été autant questionnée ces dernières années.
Ainsi, en réaction, ont surgi des propositions telles que créer le « Jour de la Fierté Hétérosexuelle » ou le « Jour de l’homme » et même le « Jour du Blanc ».
Cela n’a aucun sens de créer des dates pour ceux qui ont tous les privilèges mais les propositions montrent que même la perte de ces privilèges semble perturber le monde de ceux qui ont la collection complète d’avantages comme droit inaliénable.
Ce que la plupart des hommes pensaient être un droit – dire ce qu’ils voulaient aux femmes, en particulier – n’était plus possible. “On ne peut plus rien dire” est devenue une phrase classique dans la bouche de ces hommes. Les blagues traditionnelles sur les « pédés », un thème classique de renforcement de l’identité du mâle /macho sont devenues inacceptables. Le « politiquement correct », que Bolsonaro et ses suiveurs ont tant attaqué dans cette élection, a été interprété comme une digression directe à des privilèges considérés comme des droits.
Pour un homme pauvre, qu’il soit Blanc ou Noir, humilier les gays et/ou les femmes dans la vie quotidienne peut être la seule preuve de leur « supériorité » alors qu’il affronte ses journées exténuantes et mal payées. Bolsonaro a très bien compris cela. Dans son discours à la foule massée sur la Place des Trois Pouvoirs, ce mardi, le président récemment investi a placé son combat du « politiquement correct » comme l’une des priorités de son gouvernement. Pas l’effroyable inégalité sociale, que, même des présidents conservateurs trouvaient bon de citer, mais la nécessité de « libérer » la nation du joug du « politiquement correct ».
Dès le début du discours, Bolsonaro a affirmé : “C’est avec humilité et honneur que je m’adresse à vous tous comme président du Brésil et je me place devant toute la nation ce jour, comme un jour où le peuple a commencé à se libérer du socialisme, de l’inversion des valeurs, du gigantisme d’Etat et du politiquement correct."
C’est ce Brésilien « enchaîné » qui a voté pour reprendre ses privilèges, y compris celui d’offenser les minorités, comme son représentant l’a fait durant toute sa carrière politique et sa campagne électorale. Pour beaucoup, le privilège d’avoir à nouveau des discussions de comptoir – ou celui de ne pas être réprimé par une nièce féministe « sûre de son bon droit » au déjeuner du dimanche.
Ajouté à cela, les quotas raciaux dans les universités, [8]comme le Statut de l’égalité raciale, conquêtes des mouvements noirs reconnues par les gouvernements du PT, ont profondément atteint les privilèges de race, aussi enracinés que les privilèges de classe et de genre au Brésil, sinon plus encore.
Les Noirs ont commencé à ne plus accepter passivement d’être la majorité dans les pires statistiques, avoir moins de tous et mourir plus et plus tôt. C’est de cette confrontation que vient la phrase sans aucun rapport avec la réalité, mais répétée inlassablement par Bolsonaro et ses suiveurs : l’idée que « le PT a inventé les conflits raciaux ». Bien entendu, tant que les Noirs acceptaient leur place subalterne et mortifère dans la société brésilienne, il n’y aurait pas de conflit. Mais ce temps est terminé et même des postes qui paraissaient réservés aux fils de Blancs, comme les carrières les plus disputées au sein des universités publiques, ont commencé à être occupées par des Noirs.
Pour les familles, Blanches en particulier, un autre changement a profondément atteint un privilège enraciné, qui est au cœur de la formation du Brésil et qui a peu été altéré par l’abolition de l’esclavage Noir. Au début de ce siècle, la PEC – Proposition d’amendement constitutionnel- des domestiques [9] a donné à cette catégorie formée en majorité par des femmes, Noires pour la plupart, des droits du travail que d’autres catégories possédaient mais qu’on leur avait refusé jusqu’alors, comme la limite de la journée de travail et le FGTS – Fonds de garantie pour temps de service.
Beaucoup de familles de classe moyenne ont donc eu peur de ne plus pouvoir garder leur esclave contemporaine [10] qui faisait tout le travail à la maison et/ou s’occupait des enfants des patrons pendant des horaires illimités. Cette mesure a profondément affecté les femmes Blanches de classe moyenne, encore aujourd’hui en grande partie responsables de la gestion domestique malgré les avancées féministes. Les plaintes occupaient tous les espaces. Les droits des employées domestiques étaient compris comme des privilèges quand en réalité c’était le privilège des Blanches d’avoir une femme Noire exploitée et mal payée qui était en jeu.
Les droits de genres, classe et race sont liés. La reconnaissance de ces droits et l’élargissement de l’accès des Noirs aux espaces réservés aux Blancs a eu un grand impact sur le résultat électoral et aussi sur « l’anti-PT ». La haine des bolsonaristes s’exprime non par l’action mais par la réaction : celle de celui qui se défend de ce qu’il pense être une attaque. C’est pour cela qu’ils pensent légitime de lancer les pires et les plus violents mots contre l’autre. Ils croyaient – et croient encore – être seulement en train de se défendre, ce qui dans leur vision du monde justifierait toute violence. C’est aussi pour cela que l’autre est leur ennemi – et pas un opposant.
Mais quel est cette attaque dont ils pensent être victimes ? La suspension de privilèges qu’ils considéraient comme des droits, amplifiée par le désarroi qu’une crise économique et la menace du chômage provoquent. C’était des personnes – principalement des hommes, hétérosexuels et blancs – qui, ces dernières années, ont vu le sol se dérober sous leurs pieds. Exclus des élites intellectuelles, poussés à être « politiquement corrects » car d’autres sauraient mieux qu’eux, ridiculisés dans leur machisme hors d’âge, épouvantés par des femmes dans leur propre maison, ils réagissent. Comme ils se sentent faibles, ils réagissent avec une force disproportionnée.
Ces Brésiliens ne veulent pas un homme meilleur qu’eux à la présidence. Ce qu’ils veulent c’est un homme égal à eux au gouvernement. Dans un monde où les métaphores se littéralisent, Bolsonaro leur rend – littéralement – ce qu’ils sentent qu’on leur a pris. En assumant le pouvoir, Bolsonaro montre que l’ordre du monde revient à la normale. Avec Bolsonaro, ils reviennent aussi au gouvernement de leurs propres vies, sans être questionnés ni avoir besoin d’être questionnés sur des thèmes aussi épineux que la sexualité et leur place dans la famille et la société.
Ce sont surtout des hommes mais aussi des femmes qui sentent que l’oppression est un bon prix à payer pour revenir à un territoire qui, même étouffant est connu et supposé être plus sûr qu’un monde mouvant. Ce sont des Brésiliens qui appartiennent à différentes religions, mais le vote le plus expressif en faveur de Bolsonaro se trouve parmi les évangélistes. Les églises évangélistes néo-pentecôtistes ont multiplié le nombre de fidèles et augmenté leur représentation au Congrès ces dernières années, incarnant l’un des plus importants changements culturels – et politiques – du Brésil.
Comme l’a dit Bolsonaro dans son discours aux masses, tout de suite après avoir ceint l’écharpe présidentielle : “Nous ne pouvons pas laisser des idéologies néfastes diviser les Brésiliens. Des idéologies qui détruisent nos valeurs et traditions, détruisent nos familles, fondement de notre société. Nous pouvons, moi, vous et nos familles, tous ensemble, rétablir des modèles éthiques et moraux qui transformeront notre Brésil”.
Comme ils se sentaient bêtes devant l’intellectualité académique qui leur a toujours tordu leur nez pointu, les bolsonaristes ont adopté leurs propres intellectuels, qui les ont aussi adoptés, tels qu’Olavo de Carvalho [11], qui, grâce à cela, est devenu un auteur de best-seller et exerce désormais son « anarchisme » autoproclamé de manière fort intéressante.
Bolsonaro est ainsi devenu alors celui qui « n’a pas peur de dire ce qu’il pense » ou « celui qui dit la vérité » [12]. Bolsonaro devient un héros car il affronte le « politiquement correct » et libère les sentiments réprimés de ses égaux. Eux, qui commencent à se sentir des merdes face à des femmes de plus en plus assertives et des Noirs qui n’acceptent plus de place subalterne, peuvent enfin revenir au mensonge quant à des privilèges qui sont des droits – et affirmer que c’est cela « la vérité ». Bolsonaro prêche la « transformation » mais il a été élu seulement parce que sa proposition de “changement” travaille sur l’illusion du retour. Cette « nouvelle droite » comprend très bien les angoisses d’une partie de la population des hommes désespérés de ce temps.
Dans la tentative de retour au passé qui ne peut pas se faire, même avec Bolsonaro au pouvoir, les privilèges perdus ont été taxés d’« idéologie ». Ceux qui idéologisent tout, même l’orientation sexuelle et la religion d’autrui mettent l’entière faute sur l’idéologie. S’ils n’aiment pas les faits, comme le réchauffement climatique, ils le convertissent en « idéologie marxiste ». Ils transforment « politiquement correct » en un gros mot. Toute limite devient un affront à la liberté, en particulier celle d’être violent. Ils traitent de “communistes” ou de "gauchistes” tous ceux qui demandent une nécessité de limites, comme si ces deux mots signifiaient une espèce de péché capital.
Comme ils se sentaient opprimés par des concepts qu’ils ne comprenaient pas, les bolsonaristes ont découvert qu’ils pouvaient donner aux mots la signification qui leur convenait car le groupe les épaulait. Et grâce aux réseaux sociaux, le groupe les soutient. La signification des mots est donnée par le nombre de « like » sur les réseaux sociaux. Vidés de leur contenu, de l’histoire et de consensus, vidés même des contradictions et des disputes, les mots sont devenus des cris, une force brutale.
C’est ainsi qu’un homme médiocre comme Bolsonaro devient un « mythe ». Menacés de perdre la différence qui leur garantit des privilèges qu’ils ne peuvent plus avoir, Bolsonaro et ses suiveurs corrompent la réalité et affirment leur médiocrité comme une valeur. Mâle. Blanc. Sujet masculin.
Mais c’est ce Brésilien qui arrive au pouvoir avec Bolsonaro ? En partie oui. Mais en partie non. C’est le scénario auquel nous assisterons à partir de maintenant. Devenir adulte n’est pas seulement une condition biologique. C’est au sens plus large, reconnaître ses limites et se responsabiliser pour ses propres choix. Bolsonaro, clairement, est un enfant volontariste et mal élevé qui a besoin de l’approbation des plus grands.
En voyant que Bolsonaro pouvait gagner l’élection, plusieurs groupes parmi les élites s’en sont rapprochés et ont soutenu sa candidature. Chacun avec son propre projet. Il y a Paulo Guedes, l’ultralibéral ambitieux et intoxiqué par sa propre importance qui veut marquer l’histoire, en commandant le super ministère de l’Economie. Il y a Sergio Moro, le juge qui a montré qu’il peut violer la loi si elle perturbe son projet personnel, car il pense que son projet personnel est public et il croit savoir ce qui est bon pour la nation, comme le croient tous ceux qui se pensent supérieurs ou super-héros.
Il y a les représentants de l’agrobusiness, un domaine qui, au Brésil, se confond avec les crimes tels que l’accaparement (vol) de terres publiques et de conflits agraires qui engendrent des dizaines d’assassinats par an. Garants du gouvernement de Michel Temer (MDB) et aussi de la candidature de Bolsonaro, les « ruralistes » [13] ne sont pas seulement dans le gouvernement, ils « sont » le gouvernement.
Ce groupe va ouvrir l’Amazonie à l’exploitation [14]– soja, bétail et minerais, et de plus, à des grands chantiers. Cela signifie, entre autres mesures, de changer ou de « réglementer » la Constitution pour ouvrir les terres publiques réservées exclusivement aux Indigènes ou les terres collectives des quilombolas au profit des groupes privés. L’une des premières mesures de Bolsonaro, immédiatement après sa prise de fonction, a été de transférer la démarcation des terres indigènes et celles des quilombolas au ministère de l’Agriculture. Dès le premier jour, Bolsonaro a remis l’avenir des forêts entre les mains de ceux qui les détruisent.
A l’échelle plus subalterne, il y a un ministre de l’Environnement condamné pour l’avoir violé l’environnement, un « ruraliste » choisi par les ruralistes. Il y a une ministre évangélique qui va s’occuper de sujets aussi vastes que les droits humains, des femmes et des Indigènes, à partir d’une lecture littérale de la Bible. Il y a un ministre de la Citoyenneté qui sera responsable aussi du secteur de la Culture mais il a déjà affirmé qu’il n’entendait rien à ce secteur.
Il y a aussi les ministres chers à Bolsonaro, tels que le ministre des Affaires étrangères Ernesto Araújo, qui a accepté la tâche de construire la base intellectuelle de l’idéologie de Bolsonaro. Dans un article publié dans une revue américaine, le diplomate, qui semble mépriser la diplomatie, a lancé une espèce de nationalisme religieux : “Dieu à travers la nation”. Et il y a le ministre de l’Education qui pense que le coup d’Etat qui a mené le Brésil à 21 ans de dictature doit être commémoré. L’effacement de l’histoire, sacrifiant les faits au nom de l’idéologie, est une des missions du gouvernement Bolsonaro.
Et il y a, enfin, celui qui est peut-être le groupe le plus significatif, composé par 7 militaires, occupant les postes clé du gouvernement. Ces groupes ne sont pas toujours d’accord sur ce qui est le meilleur pour le Brésil. Il est probable que sur certains points ils puissent être radicalement en désaccord.
Comment le petit garçon gâté va se retrouver face à la réalité, maintenant que la campagne est terminée ? Comment cela va se passer lorsque la corrosion des jours va menacer la passion des masses ? Et, à l’opposé, comment les adultes au salon vont-ils faire avec cet enfant plein de volontés, quand il ne va pas pouvoir être manipulé – ou manipulé par un groupe adversaire – et menacer leur projet de pouvoir ? Comment se fera cette négociation ? Quels sont les risques de rupture ?
Comme tout médiocre, Jair Bolsonaro rote son ignorance comme si c’était de la sagesse. Mais, comme tout médiocre aussi, au fond, bien au fond, il se suspecte d’être médiocre. Et cherche désespérément l’approbation des adultes.
Pour le moment, Bolsonaro est enchanté par un intellectuel lié à l’Ecole de Chicago qui lui dit combien il est spécial. Un héros de l’Opération Lavage Express (Operação Lava Jato) qui lui fait de grands éloges. Et, surtout, des généraux qui font le salut au capitaine. Mais la réalité est implacable avec les illusions.
Pour aggraver la possibilité de conflits, il y a aussi la famille de Bolsonaro, avec son trio de petits princes, trop gâtés par le père, qu’il appelle encore ses grands gamins de « petits bonhommes ». En extase devant le pouvoir, ils ont déjà montré combien ils aiment la scène et combien ils sont capables d’embrouilles. En père typique de ce moment historique, Bolsonaro protège ses petits. Dans ce cas, de sa propre médiocrité. Les Bolsonaros Juniors semblent certains qu’ils sont exceptionnels et que la réalité va se plier à leur volonté. Sinon, ils pourront toujours appeler « un caporal et un soldat » pour faire le boulot [15].
L’expérience du Brésil qui commence est fascinante. Mais seulement si nous vivions sur Mars et si la plus grande forêt tropicale au monde n’était pas menacée. A un moment, Jair Bolsonaro va se regarder dans le miroir et il verra seulement Fabrício Queiroz, le Policier Militaire et ancien assistant de son fils qui n’arrive pas à expliquer d’où vient l’argent qu’il a déposé sur le compte de la Première dame. A un moment, Jair Bolsonaro pourra se regarder dans le miroir et verra seulement l’image la plus exacte de lui-même. Épouvanté par la vérité, qu’il ne pourra pas appeler “fake news”, il courra dans les rues pour écouter les Queiroz crier : “Mythe, mythe, mythe !”. Mais le cri peut être englouti par la réalité des jours. Nous saurons alors, dans toute son ampleur, ce que signifie Bolsonaro au pouvoir.
Texte originellement publié sur El País Brasil, également disponible en espagnol.
Texte traduit par Karine Lehmann
Relecture par Jean Sant-Dizier pour Autres Brésils