« Ils n’étaient pas pauvres, vous savez, ils n’avaient donc pas à être honnêtes » (J. Conrad, La flèche d’or)
« L’homme qui meurt riche, meurt en disgrâce », voilà l’opinion de l’industriel américain Andrew Carnegie en 1889 quand il écrivit son « Evangile de la richesse » [1]. Ce document est considéré comme étant l’acte constitutif de la philanthropie américaine moderne. Après la fin de la guerre de sécession, l’industrie prit son envol et de grandes fortunes se constituèrent. Des hommes super-riches comme Carnegie, Rockefeller, Ford et bien d’autres décidèrent de créer des fondations et de donner une partie de leur fortune pour des causes « d’intérêt général ». Ils financèrent des musées, des écoles, des parcs et des bibliothèques.
Ce ne fut bien entendu pas l’unique source des initiatives charitables et philanthropiques, mais parler de philanthropie aujourd’hui n’est pas possible sans mentionner cet acte fondateur. C’est en effet à la philosophie d’alors qu’on se réfère toujours pour justifier la philanthropie d’aujourd’hui. Elle visait le « bien commun », convaincue qu’on était de pouvoir « faire le lien entre les riches et les pauvres dans une relation harmonieuse » [2]. Les riches étaient au service des pauvres, leur offrant une sagesse supérieure, l’expérience, une capacité de gestion. Carnegie n’avait rien contre les inégalités, car il les estimait bien préférables à la destitution universelle. Il leur offrait donc une échelle, payée par ses « surplus » de revenu, et ceux ou celles qui le désiraient pouvaient la monter [3].
Cette philanthropie a toujours voulu se distinguer de la charité inspirée par la religion et destinée aux individus. Celle-ci était essentiellement orientée vers les (bons) pauvres et fut, en Europe également, remplacée au tournant du XIXème siècle par la « philanthropie » qui se considérait comme étant une forme « scientifique » de charité, c.-à-d. basée sur la rationalité et non pas uniquement sur la compassion. Elle visait l’humanité dans son ensemble.
On trouve sur Wikipédia la définition suivante de la philanthropie : « le mot désigne une philosophie et doctrine de vie d’inspiration humaniste émanant d’une catégorie sociale de personnes s’estimant matériellement nanties et mettant la cohésion de l’humanité au premier plan de leurs priorités. Née à la fin du Siècle des Lumières, à une époque par conséquent marquée par la déchristianisation et la montée en puissance des États-nations, cette philosophie tient lieu de substitut à la charité et préfigure en partie ce que seront plus tard les politiques publiques d’aide sociale, du moins dans des pays comme la France, marqués par la culture laïque (aide assurée directement par l’État ou par le biais de structures déclarées d’utilité publique. Aux États-Unis, nation où la religion chrétienne interfère en revanche toujours beaucoup avec la politique, les pratiques de philanthropie sont particulièrement vivaces. »
Aujourd’hui, il est relativement vain de vouloir faire la différence entre la charité et la philanthropie, si ce n’est que les fondations philanthropiques travaillent à une échelle nettement plus grande que les initiatives essentiellement locales, et que la philanthropie émane plus que la charité de fondations ou de grandes entreprises et non pas d’individus.
Les objectifs formels de la philanthropie
Comme il a été mentionné ci-dessus, les premières initiatives philanthropiques aux États-Unis étaient plutôt progressistes. Néanmoins, en même temps, elles étaient aussi ouvertement anti-communistes, en faveur d’une accumulation et d’une distribution libres. La philanthropie avait pour but de préserver ce système [4]. On essayait également de réformer les multiples initiatives charitables et de mieux distribuer les aumônes. Ce faisant, un accord fut trouvé pour ne pas donner d’argent directement aux pauvres, mais de favoriser le développement de librairies et autres « bonnes œuvres ». Cependant, de l’avis des syndicats c’étaient justement les pratiques d’exploitation des industriels qui étaient à la base de la pauvreté des travailleurs. Que ces mêmes industriels décident alors de construire des musées et des librairies pour l’épanouissement du peuple n’était pas de nature à améliorer leur sort et n’était pas dénué d’un intérêt bien compris. Ce qui provoqua par ailleurs aussi la réaction de hauts responsables politiques qui dénonçaient les Rockefeller et autres d’éroder la démocratie avec leurs pratiques philanthropiques hypocrites [5]. On leur reprochait, entre autres, le fait de s’arroger le droit de définir l’intérêt général sans penser aux problèmes réels des travailleurs.
Un deuxième objectif était l’assistance sociale, plus développée en Europe qu’aux États-Unis. A ce niveau également, l’organisation de colonies de vacances pour les enfants des travailleurs ou la construction de logements sociaux étaient basées sur une philosophie à première vue progressiste, mais en fin de compte assez paternaliste. S’il y avait certainement une peur politique du pauvre au XIXème siècle (la « classe dangereuse »), il fallait le moraliser afin d’abolir la pauvreté. L’instruction servait à lui ouvrir les yeux afin qu’il n’attribue plus sa misère aux autres mais à lui-même. Les principes religieux et de discipline restaient toujours très utiles [6]. La charité, et plus tard la bienfaisance et la philanthropie, avaient une fonction bien politique pour préserver l’ordre social. La préoccupation majeure de la bienfaisance était la rationalité, car mieux valait ne pas donner que donner mal. Il fallait que l’objectif de l’action soit respecté et, pour que l’assistance soit efficace, il fallait l’émanciper de la pitié et des passions et la soumettre à l’épreuve de l’utilité [7]. Ces pratiques disparaîtront avec la mise en place de systèmes de prévoyance et d’assurance.
Un troisième objectif enfin apparaît plus tard, après la deuxième guerre mondiale, notamment par rapport à « la pauvreté des nations ». Dans son discours d’investiture de 1949, le président Truman des États-Unis fit un appel au financement des régions pauvres. Il s’agissait d’une sorte d’extension du plan Marshall en faveur de l’Europe. Il a été à l’origine de la mise en place de programmes de « développement ». L’objectif n’était pourtant pas fondamentalement différent : il s’agissait de l’intérêt bien compris de la nouvelle nation hégémonique qui, tout en s’exprimant pour la décolonisation et en faveur d’une alternative loyale et démocratique à l’exploitation, cherchait, d’une part à défendre le monde libre contre la « barbarie marxiste », et, d’autre part, à s’approprier les ressources naturelles du « tiers-monde ». La Charte atlantique [8], signée en 1941, ne laissait aucun doute à ce sujet. Par ailleurs, les grands projets de coopération au développement, mis en place à partir des années 1960, n’avaient pas d’autre but, bien qu’ils fussent, à l’époque, financés majoritairement par les États.
Ces trois objectifs d’intérêt général, d’ordre social et de « développement » persistent jusqu’à nos jours. Si on peut s’efforcer de trouver des arguments pour les mettre en doute ou pour creuser les beaux discours sur l’aide aux pauvres, il est bon de savoir que derrière toutes les initiatives philanthropiques des fondations de riches demeure une conviction qui n’est pas toujours mis en lumière, à savoir le fait que depuis des siècles, les entrepreneurs se croient les mieux placés pour gouverner le monde. On y reviendra.
Dans ce qui suit, ce sera essentiellement la dernière forme de philanthropie qui sera examinée, celle en faveur des pays et des populations du Sud, même si celle-ci intègre en fait les deux autres. Mais ce n’est qu’aux États-Unis que la philanthropie continue de jouer un rôle important à l’intérieur du pays, par manque de système de protection sociale universelle. Aujourd’hui, les grandes fondations américaines et européennes, et de plus en plus les moyen-orientales et chinoises, travaillent essentiellement dans les pays du Sud. Leur tâche – et leur discours – a été facilitée depuis que la priorité majeure de la coopération au développement est devenue la lutte contre la pauvreté. Celle-ci n’a rien à voir avec les pauvres, mais avec tous les secteurs antérieurement appelés du « développement social » et la mise en place de politiques néolibérales [9].
La philanthropie aujourd’hui
Le nombre de fondations philanthropiques a fortement augmenté ces dernières décennies. Elles sont passées, aux États-Unis, de 64 845 en 2001 à 86 726 en 2014. Leurs dons sont passés de 30 milliards US$ à 60 milliards US$. En Europe, les montants sont moins impressionnants, mais le nombre de fondations est plus important : 130 000 en 2015. La Chine a également connu un développement considérable : de moins de 200 fondations en 2013 à 5 454 en 2016. L’Inde et le Pakistan ont des fonds importants financés par la diaspora [10].
Par rapport à l’aide publique au développement, l’apport des fondations philanthropiques reste limité et n’atteint que 5 % de son montant, soit 7,95 milliards de US$ par an en moyenne pour la période 2013-2015. Cette moyenne cache pourtant bien des surprises. Dans le domaine de la santé par exemple, les fondations philanthropiques sont devenues les donneurs les plus importants [11]. Dans une étude de l’OCDE, les auteurs constatent que, sur les 143 fondations examinées [12], la Fondation Bill & Melinda Gates était responsable de 49 % des dons, et un total de 76 % de tous les dons provient de 20 fondations. Les activités sont donc très concentrées et il suffit de regarder les vingt fondations les plus importantes pour avoir une idée de l’ensemble.
Les dons des fondations philanthropiques étudiés par l’OCDE se concentrent sur les pays à revenu moyen, seul 28 % ont été destinés aux pays les moins avancés. 97 % du total est distribué par des intermédiaires, comme les grandes ONG, la GAVI (Alliance globale pour la vaccination et l’immunisation), OMS (Organisation mondiale de la santé), le PATH (Partenariat pour l’innovation dans le secteur de la santé), l’UNICEF, le Rotary international et autres [13].
Quant aux flux Sud-Sud, ils proviennent essentiellement des Émirats arabes unis, du Panama, du Nigeria, de Chine et de Hong Kong.
Ces évolutions correspondent à l’accumulation des richesses des dernières décennies, le nombre de HNWI [14] étant passé de 10,9 millions en 2010 à 16,5 millions en 2016. Le nombre des ultra-riches (UHNWI) [15] est monté de 70 000 en 2002 à 157 000 en 2016 et leur richesse s’accumule aujourd’hui à plus de 70 000 milliards US$ [16]. On s’attend à ce que ce montant dépasse les 100 000 milliards US$ en 2025. A remarquer que pendant et tout de suite après la grande récession de 2008-2009, le montant de l’APD (aide publique au développement) a régressé, contrairement aux dons des fondations privées.
A noter que les chiffres sur les fondations sont à prendre avec des pincettes : ils proviennent d’une étude entreprise par l’OCDE qui reflète le grand manque de transparence des fondations philanthropiques. Si les règles sont un peu plus strictes aux États-Unis qu’en Europe, les fondations sont soumises à des obligations très limitées en matière de diffusion de leurs informations. En 2018, seules 31 fondations avaient publié des informations relatives à leurs dons sur le site de l’IITA (Initiative internationale pour la transparence de l’aide) [17].
Mais qu’est-ce qu’elles font ?
L’étude de l’OCDE distingue trois types de fondation philanthropiques, en fonction des tâches qu’elles assument :
Les fondations comme bailleurs de fonds : la mise à disposition de ressources pour réaliser des objectifs précis en matière de développement, notamment les Objectifs de développement durable.
Les fondations comme acteurs de l’innovation : le développement de nouvelles méthodes et mécanismes dans le domaine du développement, notamment dans le secteur de la santé, de l’agriculture, de l’éducation…
Les fondations comme partenaires du développement international : l’association des fondations avec d’autres secteurs du développement, tels que les États, les organisations internationales, les grandes ONG… [18]
Les fondations philanthropiques sont actives dans un très grand nombre de domaines et il faudrait les examiner une par une pour avoir une idée plus ou moins correcte de ce qu’elles font. Une chose est sûre : si elles avaient un impact nettement plus important que les acteurs « traditionnels » du développement, cela se saurait. Ce n’est pas le cas.
Prenons deux exemples de ce que fait la fondation de loin la plus importante : Bill & Melinda Gates Foundation (BMGF), active dans le domaine de la santé et de l’agriculture.
La BMGF a été créée en 1998 et, en 2009, elle s’est jointe à l’initiative de Warren Buffett pour créer la « Giving Pledge » (Promesse de don), un appel aux plus riches du monde pour donner la moitié de leur patrimoine à la philanthropie. Les dons sont présentés comme étant une obligation morale, tandis que les investissements sociaux sont présentés comme une possibilité de « faire du bien tout en faisant des bénéfices » [19]. Jusqu’à présent, une centaine de super-riches y ont répondu.
La BMGF soutient des initiatives en matière de « santé globale », c.-à-d. une lutte contre toutes les maladies qui risquent d’atteindre le monde occidental et qui doivent donc de préférence être éliminées à leurs sources. La BMGF est le donneur principal d’initiatives comme le Fonds Global (contre le VIH, le paludisme et la tuberculose) et la GAVI (Alliance Globale pour la vaccination et l’immunisation). Au total, la BMGF a déjà dépensé autour de 20 milliards US$ pour la santé. Elle est aussi parmi les donneurs les plus importants de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), avec une contribution totale de près de 3 milliards US$ [20]. Elle finance un grand nombre d’initiatives telles que l’initiative « Chaque femme, chaque enfant » de l’ONU pour réduire la mortalité infantile et améliorer la santé maternelle.
Les contributions de BMGF vont essentiellement à des partenariats publics privé, et même si elle a fait des efforts pour faire baisser les prix des vaccins dans le Sud, il faut remarquer que le prix pour la vaccination d’un enfant était en 2014 68 fois plus élevé qu’en 2001 [21]. L’objectif formel des initiatives en matière de santé est de promouvoir les progrès scientifiques et technologiques [22].
Bien qu’il n’y ait pas de déclarations formelles dans ce sens, on prétend que Monsieur Gates préfère des approches verticales et qu’il est contre la mise en place de systèmes de santé horizontaux [23]. Ce qui est certain, c’est qu’il s’est prononcé à plusieurs reprises contre l’approche universelle des ODD (Objectifs de développement durable).
Dans le secteur agricole, la préférence est également orientée vers des solutions scientifiques et technologiques, notamment pour la promotion d’une nouvelle révolution verte en Afrique.
La BMGF est à l’origine de la création d’AGRA (Alliance pour une révolution verte en Afrique) et elle est, avec la Banque mondiale et les fondations Ford et Rockefeller, un donneur important du CGIAR (Groupe de Conseil pour la recherche agricole), qui attribuent la défaillance du système agricole en Afrique au mauvais fonctionnement des marchés [24]. Une coopération avec le secteur privé est, par conséquent, à leurs yeux, une des démarches les plus logiques. De grandes sommes vont également à la FAO (Organisation de l’ONU pour l’agriculture et l’alimentation) et au Programme mondial pour l’alimentation.
Les différentes initiatives sont concentrées dans le secteur de la biotechnologie, notamment la production d’organismes génétiquement modifiés, dans le but d’innover par rapport aux productions et de les adapter au changement climatique.
Cette croyance en le marché et en le secteur privé fait que pas mal d’investissements vont directement aux grandes entreprises telles que Monsanto [25].
Il va sans dire que, par ces biais, l’influence sur les gouvernements africains et sur les organisations internationales financées est importante.
Philanthropie, business et politique
La BMGF est parmi les plus grandes fondations mais elle n’est pas une exception. Au contraire, elle est un exemple emblématique. Les quelques faits mentionnés ci-dessus montrent clairement que les activités des fondations philanthropiques se rapprochent plus du « business » que de la charité.
Elles travaillent directement avec les sociétés multinationales pour les financer et gagner elles-mêmes, directement et indirectement, un joli profit. En 2014, BMGF a fait des dons pour 5 milliards US$ tandis qu’elle a fait 7,4 milliards US$ de bénéfices [26]. Avec ces mêmes entreprises, elles exercent une influence directe sur les gouvernements, au Nord comme au Sud, et sur les organisations internationales. Comme les grandes fondations sont souvent vues comme les ambassadeurs des organisations internationales, dans une grande mesure, elles dominent aussi la recherche, notamment dans le secteur pharmaceutique. De plus, en regardant les conseils d’administration des sociétés transnationales, des fondations philanthropiques et des multiples programmes des organisations internationales, on rencontre toujours les mêmes noms de personnes qui passent de l’un à l’autre [27]. La philanthropie, le business et la politique se rencontrent constamment dans une relation très étroite.
Certes, la coopération entre le monde des entreprises et l’ONU a toujours existé, même si elle n’a pas toujours été fructueuse. En 1997, Ted Turner de CNN a donné un milliard US$ à l’organisation sous forme d’actions. Seulement celles-ci ont rapidement perdu leur valeur et l’ONU a dû créer la « Fondation ONU » pour combler les trous [28]. L’intensification des contacts a commencé sous Kofi Annan, qui a mis en place le « Global Compact » [29], une association d’entreprises qui en échange d’une série de promesses en matière de « responsabilité sociale et environnementale des entreprises » étaient autorisées à utiliser le logo des Nations Unies. Or ces promesses ne sont en rien contraignantes et, comme dans l’ensemble du secteur commercial, les abus sont multiples. Les fabricants de cigarettes ont déjà été expulsés du groupe, mais les mines de charbon et les fabricants de boissons alcooliques y sont toujours [30]. Plus de dix mille entreprises ont déjà signé le « contrat » qui est devenu comme une sorte de porte d’entrée à l’ONU.
Toutefois, le secteur est en manque de transparence. Non seulement il n’y a aucune obligation de publier les données sur leurs dépenses et dons, mais on assiste aussi dans les différentes organisations de l’ONU à une réelle prolifération de forums et de plateformes pour les entreprises [31]. Il est très difficile de savoir qui s’occupe de quoi avec quels fonds.
Ce qui est certain, c’est que l’influence des fondations philanthropiques et, par leur intermédiation, du secteur privé est bien réelle. Par manque de financements par les États, les organisations internationales n’ont d’autre choix que d’accepter les fonds philanthropiques et d’ouvrir leur gestion à leurs représentants. C’est ainsi que les programmes de l’ONU, tels que les Objectifs du développement durable, ont subi l’influence du monde des entreprises et des fonds philanthropiques. Aujourd’hui, une coopération directe entre l’ONU et le Forum économique de Davos a été mise en place.
Si, à Rio en 1992 on a créé les « major groups » pour aider l’ONU à préparer ses différentes activités, ce n’était pas, en première instance, pour faire plaisir aux ONG, mais surtout pour pouvoir intégrer le secteur privé dans le groupe « Business et Industrie ». Aujourd’hui, la Chambre de Commerce international a même un statut d’observateur à l’Assemblée Générale ! [32]
L’agenda d’action d’Addis Abeba, adopté à la Conférence sur le financement du développement, mentionne explicitement et à plusieurs reprises le rôle important du secteur privé. Les Objectifs du Développement durable mentionnent dans leur point 17 les « partenariats », au pluriel, qui seront nécessaires pour réaliser l’agenda, y incluant par conséquent le secteur privé. Par ailleurs, les entreprises ont également utilisé le « Global Compact » pour s’approprier l’agenda des ODD. Celui-ci est présenté comme une bonne stratégie pour la croissance et plein d’opportunités pour les entreprises. Sous le slogan « faire des objectifs mondiaux du business au niveau local », un grand nombre de plateformes a été créé, avec l’appui des fondations Ford et Hilton notamment [33].
Quant à la Banque mondiale, à travers son IFC (International Finance Corporation), ses portes sont grandes ouvertes à une coopération avec le monde des entreprises. Sur son site web [34], elle déclare vouloir promouvoir l’impact social et environnemental, tout en veillant à la rentabilité des activités. En 2013, un total de 80 fondations ont coopéré avec le Groupe de la Banque mondiale. Il coopère également avec des universités afin de produire des discours convaincants sur leurs activités.
La philanthropie a également sa place à chaque Forum économique de Davos, à tel point que certains parlent de « Bonobanalisation » de l’événement. [35]
Si ces quelques faits ne suffisent pas à convaincre du rôle du secteur privé et, par son biais, des fondations philanthropiques sur l’agenda et l’action des organisations internationales, il est toujours utile de se référer aux Conférences sur le développement et l’environnement. Non seulement les grandes multinationales y sont visiblement présentes dans les lieux de conférence, mais elles disposent de surcroit de leur propre « business council » pour conseiller les gouvernements [36]. Selon l’AFP, les grands pollueurs de ce monde ont envoyé des milliers de délégués aux grandes conférences où se font les négociations sur l’environnement. Avec des délégations souvent plus grandes que celles des nations, ils organisent des réunions parallèles et s’efforcent de minimiser les risques du changement climatique [37].
Le gouvernement du Chili, qui doit organiser la COP25 (Conférence des parties) fin 2019, a fait un appel direct au secteur privé pour la financer. Il a aussi lancé un appel aux fondations pour la gestion de toutes les ressources, y compris celles mises à disposition par le gouvernement… Cet accord se fait pour « promouvoir la croissance économique, la transition productive et le leadership environnemental » [38].
Existe-t-il un capitalisme sans but lucratif ? [39]
Vu ce qui précède, il est légitime de se demander dans quelle mesure les fondations philanthropiques sont effectivement engagées dans des activités présentées comme étant d’intérêt général, ou si elles ne sont que la fenêtre par laquelle le secteur privé entre directement dans la politique. Le fameux livre de Naomi Klein sur la « Stratégie du Choc » donne de très nombreux exemples d’entreprises et de fondations « humanitaires » qui profitent de chaque catastrophe pour mettre en œuvre des politiques néolibérales [40].
Tout d’abord, elles émanent directement du secteur privé et sont financées par les bénéfices des grandes entreprises. Ensuite, dans tous les pays, les dons philanthropiques sont, dans des mesures différentes, déductibles de la fiscalité. En ce sens, indirectement, ce sont toujours les États qui paient souvent la plus grosse partie des « dons » faits par les entreprises, sans aucun contrôle sur les objectifs [41].
Force est de constater, dès lors, que non seulement la philanthropie, le business et la politique sont intimement reliés entre eux, mais qu’en plus le financement est retiré de la taxation et donne aux fondations une image positive qu’elles ne méritent pas.
En fait, les gros montants versés aux fondations ne sont que le « surplus » des revenus des super-riches, comme le disait déjà Monsieur Carnegie au XIXème siècle, et ces fondations ne sont que l’autre face de la médaille des inégalités croissantes dans le monde. Plus les pauvres du monde entier sont dépossédés de leurs moyens de subsistance par les activités d’extraction de toutes sortes, plus les riches ont les moyens de financer des actions qui ont pour but officiel de les aider mais qui ne le font pas, ou en tout cas pas mieux que les programmes de l’APD. Il est rare que cela représente plus de 0,1 % de leur revenu. Il est intéressant de constater que plus on est riche, moins on est généreux [42].
Si, comme la section précédente semble l’indiquer, la philanthropie n’est que le visage humain d’un business qui prive l’État de ses ressources, elle est elle-même organisée de plus en plus comme une entreprise, avec des catalogues pour le grand public, une concurrence entre fondations et une recherche d’investissements à « impact social » [43]. Pour cela, elle peut compter sur l’aide des fonds de gestion de patrimoines [44]. Quant aux entreprises, leurs actions de mécénat ou de philanthropie peuvent également les aider à amadouer leur personnel et lui faire oublier toutes les questions délicates concernant les bénéfices, les dividendes et les salaires. Toujours à la recherche de l’intérêt général, cela s’entend. Comme le dit Monsieur Warren Buffett « faire des bénéfices est plus facile que de les donner efficacement » [45].
Que faut-il, dès lors, en conclure ?
Tout d’abord, il y a un réel problème de transparence. Si le « développement » doit répondre à un programme national ou éventuellement régional dont les différents éléments doivent nécessairement être cohérents, il est clair que ni la fragmentation de l’aide publique au développement, ni (encore moins) les actions des fondations philanthropiques ne répondent à cette exigence. Leurs programmes ne font pas l’objet de décisions démocratiques au niveau des gouvernements ou des populations pour lesquelles on prétend les conceptualiser. Leur évaluation fait défaut au niveau de ces mêmes populations. Ils sont le fait des directions des fondations elles-mêmes qui, normalement, ne permettent aucune interférence des autorités publiques. Ces dernières sont privées des politiques et des ressources dont elles devraient être les initiatrices et les bénéficiaires.
De ce fait, les actions des fondations philanthropiques ne peuvent qu’affaiblir les gouvernements nationaux ainsi que les organisations internationales. Les populations et la société civile deviennent plus redevables envers les donneurs étrangers qu’envers leurs propres gouvernements. En ce sens, l’aide au développement venue de l’étranger, et plus particulièrement des fondations philanthropiques, mine la démocratie. Ce ne sont pas les populations, ni les autorités publiques qui décident des programmes à mettre en œuvre. Les gouvernements perdent leur légitimité, d’autant que, par manque de ressources, ils sont obligés de limiter leur budget, notamment dans le secteur social et, pour les pays riches, dans la coopération au développement. Rien de plus illustratif à cet égard que l’invitation du gouvernement roumain au Comité économique et social de l’Union européenne de formuler un avis sur la philanthropie européenne, directement en rapport avec l’État-providence et pris comme un « engagement social » et preuve d’une citoyenneté active [46].
Il est tout aussi évident que les aides données aux populations des pays pauvres ne correspondent en aucune façon aux droits des populations. Ceux-ci ne sont jamais pris en compte et, en lieu et place de droits, ce sont des conditions qui seront imposées aux receveurs de l’aide. Il y a beaucoup d’exemples d’aide retirée du moment où les receveurs, par exemple des universités, ne remplissent plus les conditions de l’aide qu’ils ont reçue. Si les fondations de Charles et David Koch ou de Robert F. Smith aident les groupes communautaires ou les étudiants à rembourser leurs dettes, elles demandent en même temps aux universités sponsorisées de promouvoir une économie de marché aussi libérale que possible [47]. Les fondations sponsoriseront certaines activités, mais en refuseront d’autres, comme l’aide à l’inscription au registre électoral, la lutte pour les droits civiques, etc [48]. Les fondations sponsorisent pour aider les pauvres, pas pour une recherche sur les causes de la pauvreté [49].
De fait, les aides des fondations philanthropiques dépolitisent le développement et la prévoyance sociale. Ceux-ci sont réduits à des dossiers « techniques » où ni la démocratie, ni des choix politiques n’ont leur place, tandis que les fondations sont elles-mêmes en plein dans des activités à but politique.
Sans vouloir généraliser, car il y a toujours des fondations ou des entreprises qui ont une réelle volonté de faire du bien, serait-il exagéré de dire qu’en fait la philanthropie n’a que deux grands objectifs qui sont tous deux liés au pouvoir que procure l’acte de donner ?
Tout d’abord, le bonheur et la qualité de vie. Les super-riches aiment donner et même, selon leurs propres mots, rendre à la société ce qu’elle leur a donné. Que ce soit dans des proportions minimes, cela reste ignoré. Mais en donnant quelques miettes, les super-riches se légitiment et confirment leur utilité sociale. Leurs dons mettent dans l’ombre leurs patrimoines dans les paradis fiscaux, leurs pratiques d’exploitation, leur accumulation illimitée, qui ne peut se faire sans déposséder ceux qui n’ont rien que leur force de travail ou le lopin de terre qu’ils travaillent. Il n’y a rien dans les mécanismes des fondations philanthropiques qui fait penser au don/contre-don théorisé par Marcel Mauss [50]. En aucune façon il n’est question de solidarité, basée sur la réciprocité. En ce sens, on pourrait dire que les fondations philanthropiques font toujours de la charité, le don unilatéral qui, par définition, donne de la supériorité et du pouvoir au donneur. Il ne contribue en rien à la cohésion des sociétés mais, au contraire, à la persistance des inégalités et de la ségrégation. Voilà ce qui les rend profondément heureux.
S’ajoute à cela une autre dimension plus directe du pouvoir. Si certaines fondations, comme celle de la famille Mercer ou des frères Koch [51], ont des objectifs directement politiques, indirectement et plus en général, les fondations justifient leurs activités par la conviction que les entrepreneurs sont les mieux placés et les plus capables pour gérer les affaires du monde [52].
En 1970, à la toute première réunion du Forum économique de Davos – qui s’appelait à l’époque Forum européen du management –, l’objectif déclaré était de voir le monde à travers le prisme des grands gestionnaires, vus comme une nouvelle forme de noblesse. Ce qui était recherché était moins le pouvoir direct que l’influence [53].
Ce que cette nouvelle vision du monde implique est prêché tous les ans à Davos, mais aussi à travers la Banque mondiale. Tout ce qui se passe aujourd’hui, souvent mis en œuvre par des mouvements progressistes qui pensent avoir trouvé quelque chose de nouveau – est expliqué dès l’an 2000 dans son rapport sur l’entrée dans le nouveau Millenium [54]. On y explique le besoin de repenser la gouvernance, de décentralisation, de renouveau des villes et le municipalisme émergeant, le tout avec une participation pleine et entière du secteur privé et, bien entendu, de la « société civile » [55]. La mise à disposition de services sociaux et d’une assurance de revenu y est directement liée à la philosophie du début du 20ème siècle, dans laquelle ils sont procurés par le secteur privé et les communautés locales.
En 2010, le Forum économique de Davos présente son rapport sur le « Redesign », une autre proposition pour repenser la gouvernance avec l’aide du secteur privé [56]. Si les auteurs acceptent que les États et leurs systèmes inter-gouvernementaux restent le « cœur » du système, ils plaident pour une nouvelle structure institutionnelle dans laquelle les partenariats auront un rôle nettement plus important.
Dans la mesure où les organisations de la société civile, convaincues d’avoir trouvé de nouvelles « niches » d’activité, participent à ce jeu du municipalisme et du localisme – renforcées par l’accent mis sur les « identités » en lieu et place des structures – elles contribuent à affaiblir les États, les politiques sociales structurelles et finalement la démocratie. La coopération avec les fondations philanthropiques ne peut que renforcer cette tendance. Ne faudra-t-il pas parler bientôt, non seulement de « main mise sur l’Etat » (State capture) mais aussi de « main mise sur la société civile » ?
En 2019, ce que ces évolutions signifient, commence à se clarifier. Avec les politiques néolibérales mises en place dès les années 1980, des transferts colossaux ont eu lieu du secteur public vers le secteur privé. Les richesses se sont accumulées et jamais avant, dans l’histoire, les inégalités n’ont été aussi importantes.
A part le FMI, les organisations internationales n’ont jamais eu de pouvoir réel et, aujourd’hui, leur autorité morale commence également à s’effriter. Les États perdent leur pouvoir par manque de moyens, ce qui entame leur légitimité et érode la démocratie. La pauvreté extrême diminue, certes, mais les populations qui vivent tout juste au-dessus de la ligne de pauvreté augmentent. Lentement, les classes moyennes disparaissent.
En fait, après trente ans d’activité du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), qui lance son programme de « développement humain » en 1990, on voit que, derrière ce concept alléchant, se cachait un agenda international plus perfide : l’abandon des projets de développement national, l’affaiblissement des États, leur mise au service des marchés, l’introduction des sociétés transnationales dans les systèmes de « gouvernance ».
La « société civile » – y compris les fondations philanthropiques, grandes et petites ONG – était invitée à participer, à condition bien naturellement d’abandonner toute perspective structurelle sur les relations de pouvoir bien réelles. Aujourd’hui, elle s’auto-organise, s’entraide et pense avoir trouvé dans les « communs » une stratégie de transformation sociale.
Mais le vrai pouvoir, invisibilisé, est entre les mains des riches, des grandes entreprises et des fondations philanthropiques. A travers les activités de lobbying à tous les niveaux, ils développent leur force de frappe dans tous les domaines « d’aide » et en font un business. Les pouvoirs institués, les gouvernements et les parlements, tout comme la société civile, sont impuissants.
Gouverner le monde, voilà l’objectif des entrepreneurs.