Lundi, le Conseil électoral provisoire (CEP) haïtien a annoncé, dans un climat de tensions national, les résultats préliminaires de la présidentielle, donnant Jovenel Moïse, 48 ans, vainqueur dès le premier tour, avec 55,6 % des voix. Pour Frédéric Thomas, chercheur en sciences politiques au Centre tricontinental de Louvain-la-Neuve (Belgique), ce scénario est dramatique pour un pays qui tentait, tant bien que mal, de reconstruire ses institutions démocratiques. Jovenel Moïse, choisi par l’ancien président libéral, Michel Martelly, compte renforcer la dépendance de Haïti envers l’aide internationale et les Etats-Unis.
Que savez-vous de Jovenel Moïse ?
Il est le dauphin de Michel Martelly, l’ancien président élu en 2010 [peu après le séisme qui a tué 220 000 personnes, le 12 janvier 2010, ndlr], et qui a terminé son mandat en février. Jovenel Moïse est un homme d’affaires qui vient du nord-est du pays. Il est surtout connu pour être le PDG d’Agritrans, une entreprise de production et d’exportation de bananes biologiques, à destination surtout de l’Allemagne, et première zone franche agricole du pays. C’est un méga projet de 987 hectares, pour lequel Moïse a obtenu 6 millions de dollars [5,6 millions d’euros] du gouvernement Martelly. Ce dernier avait déjà pour objectif de créer plusieurs zones franches, Jovenel Moïse l’a repris dans son programme. Comme l’ancien président, le jeune homme d’affaires a fait sa campagne sur son image d’outsider. Agritrans est néanmoins un projet vitrine très opaque qui rappelle l’opacité de la carrière de Moïse. D’après une récente enquête, il posséderait 14 comptes bancaires et ferait l’objet de soupçons de blanchiment d’argent. Il est très probablement l’homme de paille derrière lequel se cache l’élite économique locale, et Michel Martelly.
Comment expliquer qu’un homme d’affaires impliqué dans de telles affaires soit élu dès le premier tour ?
Il faut déjà noter que le taux de participation a été, une nouvelle fois, très faible : 21 %, selon le CEP. Si on le rapporte à la population totale, cela veut dire que Moïse aurait été élu par 10 % des Haïtiens. Cela montre bien le discrédit de la classe politique pour la population. Si Moïse est arrivé premier, c’est que, pour beaucoup, l’espoir réside en dehors de la classe politique. Martelly était aussi considéré comme un outsider [c’est une ancienne star de kompa, ancêtre du zouk, ndlr], comme avant lui, René Préval (2006-2011), et bien sûr Jean-Bertrand Aristide (2001-2004). Les importants moyens financiers du parti de Moïse, le PHTK, ont aussi joué un rôle dans sa victoire.
Quelles conséquences cette élection peut-elle avoir sur le pays ?
C’est une catastrophe. Il faut regarder le bilan de Martelly pour comprendre : on a observé un recul des droits des femmes ; la société civile a dénoncé l’aggravation des menaces et des violences à leur encontre ; l’ex-président fait l’objet de soupçons de corruption à grande échelle. Jovenel Moïse va poursuivre cette politique ultralibérale. Il a une image moins « showbiz » que son mentor, mais les sources de financement de sa campagne sont opaques. On ne sait pas qui il y a derrière lui.
Est-ce une bonne nouvelle pour les Etats-Unis ?
En effet. Michel Martelly, malgré ses frasques, a reçu jusqu’au bout le soutien des Etats-Unis, de l’Union européenne et de l’OAE [Organisation des Etats américains, un espace de coopération entre 35 Etats américains, ndlr]. Jovenel Moïse aussi. Les autres candidats face à lui s’étaient montrés, eux, plus indépendants. Du moins dans les paroles. En octobre 2015, l’Occident avait condamné le choix du Conseil électoral provisoire d’annuler, pour fraude, les résultats du premier tour de la présidentielle qui donnaient déjà Moïse vainqueur. L’UE avait même retiré sa mission d’observation des élections. Finalement, ce scrutin s’est déroulé sans incident majeur et, pourtant, avec beaucoup moins de financements. C’est un très bon signe, mais l’élection de Moïse va signifier un retour en arrière, et la mise à mal d’institutions démocratiques déjà fragiles.
Comment expliquer ce taux de participation très faible ?
L’abstention dans le pays est généralement de cette ampleur. Avec 21 % de participation, cette fois-ci, on a à peu près le même taux qu’en 2015, et un peu moins qu’en 2010. Cela reflète le clivage très grand qui persiste entre les élites politiques déconnectées et la population confrontée à une urgence quasiment quotidienne. Au-delà des élections, il existe très peu d’activités politiques en dehors du gouvernement. Les partis politiques sont des coquilles vides qui s’animent à chaque scrutin. Le cynisme de la population vis-à-vis de leurs dirigeants est donc justifié. Il faut rappeler que Haïti est le pays le plus pauvre et le plus inégalitaire du continent américain