La question de l’aggravation des inégalités est d’une actualité brûlante. Rapports après rapports [1], des plus officiels aux plus critiques, un même constat sans appel est dressé, chiffré et documenté : les inégalités entre riches et pauvres ont bondi en trente ans pour atteindre un niveau record dans la plupart des pays du Nord comme dans ceux du Sud. Et cela, à l’heure où l’humanité n’a jamais produit autant de richesses.
On ne pourra traiter ici de l’ensemble des inégalités dont souffre le monde actuel – ce qui ne préjuge en rien de l’intérêt qu’il convient d’y porter. Nous faisons donc le choix de centrer le regard sur les inégalités dans la répartition des richesses (comprenant les flux de revenus et les stocks de patrimoine) et ce, pour deux raisons principales. D’un côté, ces inégalités dévoilent un paradoxe éthiquement injustifiable et inacceptable. De l’autre, elles jouent un rôle non négligeable dans la production des autres inégalités sociales.
Ces inégalités ne sont pas inéluctables. Tout comme elles ne sont nullement une conséquence imprévue ou imprévisible du capitalisme néolibéral. Nous ne pouvons dès lors analyser l’ampleur des inégalités de richesses, leur production et leur reproduction, sans inscrire ce regard dans le cadre du rapport de forces qui se nourrit des inégalités extrêmes – et qui les maintient – au nom d’une liberté toute particulière, celle du capital.
Le « système » des inégalités sociales
Définir les inégalités n’est pas simple, car il n’existe pas de définition officielle, ou du moins de définition qui fasse consensus. De plus, les inégalités sont multiples, selon les catégories d’acteurs (entre hommes et femmes, entre classes d’âge et générations, entre nationaux et étrangers, entre espaces sociaux, etc.) et les dimensions observées (la richesse, le pouvoir, le prestige, la santé, l’éducation, la mobilité, etc.) et, généralement, elles sont cumulatives.
Dans leur ouvrage intitulé Le système des inégalités, Alain Bihr et Roland Pfefferkorn proposent des repères pour appréhender les contours des inégalités sociales qu’ils définissent comme étant : « le résultat d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société, des ressources de cette dernière, distribution inégale due aux structures mêmes de cette société et faisant naître un sentiment, légitime ou non, d’injustice au sein de ses membres » (2008).
La notion de « ressources de la société » renvoie à l’idée d’une multidimensionnalité des inégalités sociales, que l’on peut, d’après les auteurs, distinguer selon trois grandes catégories :
- les inégalités dans l’ordre de l’avoir, soit les inégalités dans la distribution des ressources matérielles de la société : les flux de revenus et les stocks de patrimoine, l’espace à occuper et le temps à vivre, etc. ;
- les inégalités dans l’ordre du pouvoir, soit les inégalités dans la distribution des ressources sociales et politiques de la société : la multiplicité et la diversité des rencontres et des réseaux de socialisation, la capacité de défendre ses intérêts et ses droits, d’imposer sa volonté aux autres par différents biais, etc. ;
- les inégalités dans l’ordre du savoir, soit les inégalités dans la distribution des ressources symboliques : les diplômes scolaires, la maîtrise des différents savoirs et des références culturelles, la capacité d’élaborer des connaissances et de donner un sens au monde dans lequel on vit, voire la capacité de l’imposer ou de le proposer à d’autres, etc.
De plus, une inégalité qualifiée de « sociale » est l’œuvre de la société dans le cadre de laquelle on la constate. Cela exclut les inégalités non produites par la société, qu’elles soient « suprasociales » (trouvant leur source dans la nature). [2] ou « infrasociales » (issues de décisions, de comportements, d’attitudes des individus eux-mêmes). A ce propos, réduire les inégalités sociales aux seuls facteurs individuels serait aberrant, pour deux raisons principales : « d’une part, c’est postuler une égalité des chances initiales qui est mythique [...] d’autre part, c’est occulter toute la logique de reproduction sociale des inégalités » (Bihr et Pfefferkorn, 2008). Nous y reviendrons.
Tout regard porté sur les inégalités ne peut faire l’économie d’une compréhension – ou à tout le moins d’une prise de conscience – des rapports qui existent entre les différentes inégalités sociales : « la manière dont elles se combinent, se déterminent réciproquement, se renforcent en cumulant leurs effets, en tendant ainsi à se reproduire au cours d’une même existence ou d’une génération à une autre » (ibidem). C’est ce que les deux sociologues appellent le « système des inégalités ».
Les inégalités sociales ne seraient cependant pas toutes également déterminantes. Ainsi, les inégalités de revenu disponible apparaissent de plus en plus corrélées avec les inégalités dans l’espace des libertés réelles : elles joueraient un rôle de diffusion dans l’ensemble des pratiques sociales, diversifiant ainsi le champ des inégalités (en matière de logement, de consommation, de conditions de vie, d’accès à la santé, d’usage social du temps, etc.). Les épidémiologistes britanniques Richard Wilkinson et Kate Pickett (2013) ont à ce propos démontré empiriquement que plus une société est inégalitaire dans la répartition des revenus, plus sa population souffre de problèmes sanitaires et sociaux.
De plus, les inégalités de revenus rétroagiraient notamment sur les inégalités de patrimoine qui sont, pour des raisons diverses (héritage, profession exercée, etc.), bien plus marquées encore que celles de revenus. En effet, « les détenteurs des plus hauts revenus, dont une bonne part est déjà générée par leur patrimoine de rapport, peuvent en affecter une fraction significative à une accumulation patrimoniale qui accroîtra encore les inégalités de revenu antérieures » (Bihr et Pfefferkorn, 2008).
L’explosion des inégalités de richesses, un paradoxe inacceptable
Si l’humanité, et notamment les pays dits « développés » et « émergents », n’ont jamais produit autant de richesses, les inégalités dans leur répartition sont à leur paroxysme. On ne compte plus les rapports et études qui font état de cette concentration des richesses dans les mains de quelques-uns. Sous l’angle des patrimoines, le dernier rapport d’Oxfam révèle une nouvelle fois l’ampleur de l’inégal partage des richesses sur la planète.
Selon les calculs de l’ONG, réalisés à partir de données établies par le Crédit Suisse : « En 2014, les 1 % les plus riches détenaient 48 % des richesses mondiales, laissant 52 % aux 99 % restants. (…) Si cette tendance de concentration des richesses pour les plus riches se poursuit, ces 1 % les plus riches détiendront plus de richesses que les 99 % restants d’ici seulement deux ans » (Oxfam, 2015). Derrière la formule « nous sommes les 99 % » [3], désormais largement médiatisée et aiguisée comme un slogan marketing, la réalité des inégalités mérite d’être regardée de plus près pour en saisir toute l’ampleur.
D’une part, ce chiffre des « 99 % » comprend encore une importante partie de riches : la « pyramide de la richesse mondiale » (Crédit Suisse, 2014) nous montre qu’en-dessous des 0,7 % les plus riches (détenant 44 % de la richesse mondiale), 7,9 % ont une richesse personnelle allant de 100000 à 1 million de dollars et détiennent ainsi 41,3 % de la richesse mondiale (soit une richesse cumulée de 108,6 milliards de milliards de dollars). Selon ces données, les 91,4 % restants se partagent donc 14,7 % de la richesse mondiale ; les plus pauvres (70 %) détenant seulement 3 % de celle-ci.
D’autre part, parmi les 1 % les plus riches, certains se portent mieux encore que d’autres. Si l’on s’intéresse à la répartition des revenus aux Etats-Unis [4] , l’étude mondiale World Top Income Database [5] montre qu’en 2012, 90 % des États-Uniens ont gagné en moyenne 30997 dollars, contre 1,3 million de dollars – soit 41 fois plus – pour les 1 % les plus riches, et 6,4 millions de dollars pour le top 0,1 %, soit 206 fois plus que 90 % de leurs compatriotes. Un écart qui s’est considérablement accru dans le temps : en 1990, les mêmes multiples étaient de 21 et de 87 ; en 1980, ils étaient de l’ordre de 14 et de 47 (Lowrey, 2014). Non seulement, les riches se sont éloignés de manière significative de la moyenne, mais un écart plus grand encore s’est creusé entre les ultra riches et les très riches.
L’indice de Gini [6] est l’indicateur le plus utilisé pour mesurer les inégalités mondiales de revenus. Branko Milanovic, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, propose de décliner cet indice en trois versions selon que l’on raisonne sur les pays (Gini 1 et 2) ou sur les individus qui peuplent ceux-ci (Gini 3) : le Gini 1 mesure les inégalités entre pays (un pays = 1), mais est peu satisfaisant dans le sens où un petit pays riche (par exemple, le Luxembourg) pèse autant qu’un grand pays pauvre (comme l’Inde) ; le Gini 2 mesure les inégalités entre pays en fonction de leur poids démographique, mais il comporte encore le défaut de considérer le revenu moyen des individus (et donc, de ne pas considérer les inégalités au sein d’un même pays) ; le Gini 3 mesure les inégalités entre individus (Milanovic, 2012).
Ces deux derniers indicateurs d’inégalités mondiales permettent de pointer une contradiction majeure. Lorsque l’on tient compte de la population relative de chaque pays (Gini 2), les inégalités entre pays tendent à baisser à partir de 1980. La forte croissance connue par les pays du Sud dans les années 1980 et au début des années 1990 (Banque mondiale, 2014) n’a cependant pas bénéficié à tous de la même manière. En effet, lorsqu’on s’intéresse à l’évolution des inégalités entre individus (Gini 3), on observe un accroissement des inégalités globales à partir de 1980 et une stabilisation de celles-ci à un niveau historiquement élevé.
Pris globalement, le fossé entre pays du Nord et pays du Sud semble donc se réduire, mais à y regarder de plus près, on se rend aisément compte que ce « rattrapage » économique est loin d’être uniforme et qu’il est dû à la croissance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) – qui totalisent plus de 41 % de la population du globe. La Chine fait ainsi état d’exception, avec un produit intérieur brut (PIB) par habitant qui a augmenté, entre 1990 et 2012, dix-sept fois plus vite qu’aux États-Unis ou en Europe. La progression de l’Inde fut quant à elle cinq fois plus rapide que les deux grandes puissances (Gil, 2014).
Si la croissance qu’a connue le Brésil dans les années 1990 et 2000 lui a permis « de réduire les inégalités et de développer une classe moyenne de quelque 100 millions de personnes » (Guélaud, 2015a), la première économie latino-américaine est en difficulté depuis 2011 et peine à sortir de sa panne de croissance. Quant à l’économie sud-africaine, elle a enregistré, pour la période 2000-2010, « une amélioration sensible [de ses] taux de croissance économique, avec un taux moyen de croissance de 3,9 % » (Cnuced, 2014). Ce taux de croissance reste toutefois nettement inférieur au taux moyen de croissance du continent, qui avoisine les 5 % depuis 2004 et qui va à l’encontre des clichés et de l’afro-pessimisme des années 1990-2000 (Leroueil, 2011).
Mais surtout, ces tendances ne doivent pas cacher les inégalités extrêmes entre personnes au sein de ces pays. Si depuis 1980, la pauvreté a régressé en pourcentage de la population active sur tous les continents, en termes de pauvreté absolue, deux régions connaissent encore une proportion importante de très pauvres : l’Asie du Sud et l’Afrique subsaharienne. Cette dernière reste la seule région où le nombre de personnes extrêmement pauvres a augmenté durant les trente dernières années (Giraud, 2012), la solide croissance de cette dernière décennie échouant à se traduire en une réduction de la pauvreté, entravée par des inégalités élevées.
Le cas de l’Inde est particulièrement illustratif de cette contradiction : si l’Inde est l’un des pays où le taux de croissance est le plus élevé au monde – 7 % en moyenne annuelle sur la décennie 2000-2010 –, il est aussi celui où le nombre de pauvres est le plus grand, quel que soit l’indicateur retenu (Jaffrelot, 2012). Comme l’analyse Christophe Jaffrelot, « ce paradoxe s’explique par le caractère très inégalitaire d’une trajectoire qui relève d’une logique de croissance sans développement, un syndrome commun à bien des pays émergents » (Jaffrelot, 2012).
Par contre, si l’Amérique latine, avec un coefficient de Gini moyen de 0,51, présente un niveau d’inégalité sociale nettement plus élevé que les autres régions du monde, comme l’expliquent Juan Pablo Jiménez et Isabel López Azcúnaga dans cet Alternatives Sud, « entre 2003 et 2010, la plupart des pays de la région ont connu une réduction de leur indice d’inégalité. Cette période sans précédent, qui correspond par ailleurs à une croissance soutenue, rompt avec [...] cette incapacité, caractéristique des années 1980 et 1990, à poursuivre simultanément les objectifs de croissance et d’équité ». Nous reviendrons plus loin sur les facteurs de cette évolution favorable.
In fine, Branko Milanovic s’est posé la question suivante : durant les vingt années qui séparent la chute du mur de Berlin et la crise financière de 2008, quels ont été les gagnants et les perdants à l’échelle globale d’une mondialisation, avant tout commerciale et financière. [7], en pleine accélération ? En une courbe, saluée au titre de meilleur graphique de l’année 2014 par Paul Krugman, célèbre chroniqueur du New York Times, Milanovic montre sans fard que ce sont les très riches et la classe moyenne des pays émergents (un tiers de la population mondiale) qui ont le plus bénéficié de l’accroissement mondial des richesses pendant cette période. En revanche, les grands perdants de la mondialisation sont les 5 % les plus pauvres, qui ont vu leurs revenus stagner, ainsi que la classe moyenne des pays industrialisés, dont les revenus ont légèrement baissé.
Le capitalisme néolibéral, matrice des inégalités
Les inégalités et leur accroissement continu ces trente dernières années ne sont pas une conséquence imprévue ou imprévisible du capitalisme contemporain. La doctrine néolibérale légitime un processus de distribution des richesses – censées « ruisseler » vers le bas – à la faveur de quelques-uns, encouragé principalement par la dérégulation, la financiarisation, la privatisation, le retrait de l’État des domaines traditionnels de la protection sociale et l’augmentation de la régressivité fiscale. Poser ce postulat implique dès lors, pour comprendre les ressorts des inégalités de richesses, de revenir brièvement sur les forces qui rendirent le néolibéralisme si hégémonique au sein des économies capitalistes.
Si le capitalisme n’a pas « toujours existé », contrairement à l’idée profondément ancrée dans l’imaginaire économiciste et vaillamment relayée médiatiquement, les conditions de son apparition sont débattues par les historiens de l’économie. [8] En définitive, le débat met surtout en évidence les siècles de préparation exigés par l’avènement de ce mode de production. En effet, le capitalisme [9] fait sa percée lors de la révolution commerciale issue des grandes découvertes des 15e et 16e siècles. Mais le signal reste faible à l’époque, dans le cadre d’une Europe dont la société est encore caractérisée par une large majorité paysanne, une faible production et une division inscrite dans le système féodal (Beaud, 2010).
La révolution industrielle (1765-1845) vient alors accomplir cette transformation du mode de production dominant, elle « achève de transformer la propriété des moyens de production en monopole d’une classe sociale : celles des propriétaires de capitaux » (Mandel, 1981). [10] C’est l’avènement du capitalisme industriel. L’augmentation sans précédent des revenus européens et occidentaux entraînée par la révolution industrielle ainsi que la déstructuration des sociétés du Sud fortement liée à l’exploitation coloniale provoquent à leur tour une forte croissance des inégalités Nord-Sud, dont l’ampleur était, jusque-là, bénigne et plutôt à l’avantage du Sud (Zacharie, 2013).
C’est à cette époque que le libéralisme prend son essor, à tout le moins d’un point de vue théorique à travers l’ouvrage fondateur d’Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de richesse des nations. Comme l’explique Thierry Amougou dans cet Alternatives Sud, pour Smith, la cause des inégalités est exogène à la société et au monde et il ne cherche pas à les réduire. Il pose les bases du concept de « main invisible », soit l’existence d’un processus naturel par lequel la poursuite de l’intérêt individuel concourt à l’intérêt général.
Comme le rappelle Michel Beaud, « toute la phase d’industrialisation capitaliste se fait à travers des mouvements cycliques d’une certaine régularité : périodes de prospérité et d’euphorie freinées par une récession ou brisées par une crise » (Beaud, 2010). Pour chacune des crises de la fin du 19e siècle (1873 – 1895), « le signe le plus spectaculaire est d’ordre boursier (effondrement des cours, panique) ou bancaire (faillite d’un grand établissement ou faillites en chaîne) » (ibidem). Le financement de la deuxième révolution industrielle donne alors une place prépondérante aux banques, qui pénètrent dans l’industrie : c’est l’apogée du capital financier, du capitalisme des monopoles (Mandel, 1981), qui durera principalement de 1890 à la Première Guerre mondiale.
Au cours de cette période, « on assiste au mieux à une stabilisation des inégalités à un niveau extrêmement élevé, et par certains aspects à une spirale inégalitaire sans fin, avec en particulier une concentration de plus en plus forte des patrimoines » (Piketty, 2013). En effet, aucune diminution structurelle des inégalités n’est observée avant la Première Guerre mondiale. De plus, « la forte réduction des inégalités de revenus qui se produit un peu partout dans les pays riches entre 1914 et 1945 est avant tout le produit des guerres mondiales et des violents chocs économiques et politiques qu’elles ont entraînés […], et n’a pas grand-chose à voir avec le paisible processus de mobilité intersectorielle décrit par Kuznets » (ibidem) dix ans plus tard.
Une troisième révolution industrielle, essentiellement technologique, émerge alors de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide. Les trusts monopolistiques s’émancipant peu à peu du contrôle exercé par le capital financier, on voit naître le néocapitalisme, dans une longue phase d’expansion – les « trente glorieuses » (1945-1975) – caractérisée par le développement des firmes multinationales et la concentration internationale des capitaux (Mandel, 1981). Durant cette période, le capital devient dominant dans la vie économique grâce à un allié de taille, l’État, nouveau garant du profit des monopoles.
En effet, après les conditions dramatiques des années 1930, qui avaient tant menacé l’ordre capitaliste, « la seule issue était de trouver un juste mélange d’État, de marché et d’institutions démocratiques qui garantirait la paix, la stabilité, le bien-être et le consensus social » (Harvey, 2014). Les accords de Bretton WoodsQui jettent les bases d’un système reposant sur la convertibilité en or de la monnaie centrale, le dollar, sur la fixité des taux de change et sur la solidarité entre les signataires, système auquel mirent fin en 1971 les États-Unis en retirant leur monnaie de l’étalon or (du fait d’une diminution de plus en plus rapide de leurs réserves d’or). ainsi que la mise en place de diverses institutions (ONU, Banque mondiale, Fonds monétaire international) concrétisèrent cette recherche d’un nouvel ordre économique mondial. Un « libéralisme intégré » vit alors le jour, désignant l’intervention active de l’État dans la régulation du marché et un certain degré de planification économique, à travers la mise en place de politiques fiscales et monétaires keynésiennes.
S’appuyant pour la première fois sur un travail statistique approfondi Cependant réduit à un seul pays (les États-Unis) et sur une courte période (1913-1948)., la théorie proposée en 1955 par Simon Kuznets postule que « les inégalités de revenus sont (…) spontanément appelées à diminuer dans les phases avancées du développement capitaliste, quelles que soient les politiques suivies ou les caractéristiques du pays, puis à se stabiliser à un niveau acceptable » (Piketty, 2013). Or la période des « trente glorieuses » n’est pas si enchantée que les protagonistes de la modernisation d’après-guerre ont tenté – ou tentent encore – de le faire croire. Si « le libéralisme intégré entraîna des taux de croissance élevés dans les pays capitalistes les plus développés au cours des années 1950 et 1960 (…) la plupart des tentatives d’apporter le « développement » au reste du monde furent un échec » (Harvey, 2014). En effet, « la croissance des décennies d’après-guerre est inséparable d’un échange inégal avec le Tiers-Monde et du pillage des ressources naturelles limitées de la planète » (Bonneuil, 2013).
Progressivement, les politiques keynésiennes se voient remises en question face aux signes manifestes d’une crise sérieuse de suraccumulation du capital : la hausse du chômage et de l’inflation entraînent une phase de « stagflation » qui caractérise la plus grande partie des années 1970. C’est alors qu’entre en scène le néolibéralisme, dont l’ambition consiste à libérer le capital des entraves imposées par le libéralisme intégré.
David Harvey voit dans la néolibéralisation la réalisation pragmatique d’un projet politique visant à restaurer le pouvoir de l’élite économique, ou de la classe dominante, et qui conduisit, par la même occasion, à la remontée des inégalités sociales au sein des États néolibéraux (Piketty, 2013), ainsi qu’à leur aggravation entre le Nord et le Sud. En effet, la restauration de ce pouvoir au sein des pays capitalistes occidentaux « s’est lourdement appuyée sur les surplus réalisés dans le reste du monde grâce aux flux internationaux et aux pratiques d’ajustement structurel » (Harvey, 2014).
Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale deviennent alors, dès le début des années 1980, « des centres de diffusion et d’application du « fondamentalisme libre-échangiste » et de l’orthodoxie néolibérale » (ibidem) dont l’une des émanations les plus emblématiques et désastreuses est précisément « l’ajustement structurel ». Face à l’endettement sans précédent La dette des pays du Sud a été multipliée par 12 entre 1968 et 1980. Sur le contexte qui a mené à ce surendettement, voir notamment les travaux du CADTM (www.cadtm.org). des pays du Sud, ces programmes, qui prétendent à une fonction d’assainissement, consistent essentiellement en une réduction des dépenses publiques « conférant par ce biais davantage de garanties de paiement aux créanciers » (Gottiniaux et al., 2014), parallèlement à l’augmentation des taux d’intérêts sur les nouveaux emprunts destinés à résorber les déficits publics. Les populations de dizaines de pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’AsieEt d’Europe, à partir des années 1990, avec l’effondrement de l’URSS. se retrouvent donc à supporter le coût de la crise avec, trop souvent, la complicité des gouvernements nationaux. [11] En effet, l’État néolibéral aura généralement tendance à soutenir la solvabilité des institutions financières et l’intégrité du système financier au détriment du bien-être de sa population ou de l’environnement.
Thomas Piketty, qui analyse la production et la reproduction des inégalités sous l’angle de la répartition des richesses au niveau mondial au moyen d’un arsenal statistique sans précédent [12], affirme qu’« il n’existe aucun processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement » (Piketty, 2013). Il s’oppose ainsi à la vision enchantée des « trente glorieuses » portée par Simon Kuznets et identifie les principales forces de divergence, allant dans le sens de l’élargissement et de l’amplification des inégalités. Il s’agit, d’une part, du processus de décrochage des plus hautes rémunérations et d’autre part, et surtout, « d’un ensemble de forces de divergence liées au processus d’accumulation et de concentration des patrimoines dans un monde caractérisé par une croissance faible et un rendement élevé du capital » (Piketty, 2013).
Ce second processus constituerait la principale menace pour la dynamique de répartition des richesses à très long terme. Piketty met en exergue une force de divergence fondamentale : lorsque le taux de rendement du capital dépasse significativement le taux de croissance, il existe un risque très fort d’aggravation des inégalités de richesses ; ce qui était le cas jusqu’au 19e siècle et qui, selon l’économiste, a de grandes chances de redevenir la norme au 21e siècle. Et cette force de divergence « n’a rien avoir avec une quelconque imperfection de marché, bien au contraire : plus le marché du capital est « parfait », au sens des économistes, plus elle a de chances d’être vérifiée » (Piketty, 2013).
Selon l’économiste et sociologue français Frédéric Lordon, si le travail colossal entrepris par Piketty et la mise en débat d’une série de questions pertinentes sont incontestables, l’approche proposée reste insuffisante en ce qu’elle conçoit le capital dans sa version strictement patrimoniale, déliée de toute référence au rapport social qui ajoute, au rapport monétaire, le rapport salarial (Lordon, 2015). Ainsi, Piketty ne remet pas en cause les fondements du système capitaliste actuel, qu’il prend comme une donnée, considérant par conséquent la possession de capital comme un « simple » facteur d’inégalité et proposant, comme nous le verrons, une solution nécessaire mais non suffisante.
Légitimer l’inégalité
« Nous constatons tous les jours les conséquences du néolibéralisme, mais si les “vérités” de ce système étaient énoncées explicitement, elles seraient insupportables. Elles doivent donc être converties en des rituels qui proposent, tel un spectacle, une version acceptable des valeurs et contraintes sur lesquelles cette cruauté repose », écrit Nick Couldry (2006), sociologue des médias et de la culture à la London School of Economics. Dès lors, quels sont les principaux arguments mis en scène par les tenants du néolibéralisme – et ses institutions – pour légitimer la concentration des richesses dans les mains de quelques-uns ? Pour faire passer la pilule de l’austérité au détriment du bien-être de la majorité ? Pour façonner un « sens commun » à tous et partout ?
Dans cette livraison d’Alternatives Sud, Francine Mestrum revient sur la construction discursive de la lutte contre la pauvreté au sein des organisations internationales et sur l’évolution, petit à petit, de ce discours vers une prise en compte des inégalités, prolongeant une logique résultant « non pas [...] du constat d’une quelconque injustice, mais bien d’une résistance de « privilégiés » » et échouant dès lors à mettre en place des mesures concrètes permettant de s’y attaquer. Thierry Amougou nous invite quant à lui à un voyage dans l’histoire de l’économie politique et analyse la façon dont ses principaux théoriciens ont appréhendé les inégalités ainsi que les réponses à y apporter. Dans son prolongement, nous allons, à ce niveau, pointer trois lignes principales de défense argumentative développées conjointement par la doctrine néolibérale : la revendication de la liberté, l’égalité des chances et la théorie du « ruissellement des richesses ».
Premièrement, le néolibéralisme considère l’inégalité sociale – l’inégalité « réelle » [13] – comme le sacrifice nécessaire pour garantir l’efficacité économique et la liberté politique. En d’autres termes, « l’égalité réelle serait synonyme d’aliénation de la liberté [...] en portant atteinte au « libre exercice de la propriété privée » et au « libre fonctionnement du marché » : en bridant la capacité et l’esprit d’entreprise, en déréglant les autorégulations spontanées du marché par la réglementation administrative, en se condamnant du même coup à étendre et complexifier sans cesse cette dernière, jusqu’à enserrer l’économie et la société entière dans les rets d’une bureaucratie tentaculaire et en définitive oppressive » (Bihr et Pfefferkorn, 2008).
Or l’inégalité sociale, comme le suggère Harvey (2014), ne serait-elle pas, dès l’origine, la raison d’être du néolibéralisme ? En effet, « la seule liberté que garantisse l’inégalité sociale, c’est celle d’exploiter et de dominer, c’est la faculté pour une minorité de s’arroger des privilèges matériels, institutionnels et symboliques au détriment de la majorité » (Bihr et Pfefferkorn, 2008).
Ensuite, les théoriciens néolibéraux justifient l’inégalité sociale par le modèle, individualiste, de l’égalité des chances ; pour ce faire, ils s’appuient sur les notions de choix, de mérite et de responsabilité. Concrètement, ce modèle affiche la volonté que tous les individus, quelle que soit leur position sociale, puissent avoir « les mêmes chances » dans l’accès à l’éducation supérieure, à l’emploi, etc. ; cette équité dans l’accès résultant dès lors uniquement des talents et des efforts inégaux de ces individus.
D’une part, cette égalité des chances est mythique, dans le sens où elle fait fi des circonstances de départ, c’est-à-dire qu’elle occulte le fait que la société dans laquelle les individus naissent est déjà une société inégalitaire qui les assigne à des positions inégalement dotées en ressources (Savidan, 2007). D’autre part, elle repose sur un « tropisme élitiste » (Dubet, 2010) et tente de dissimuler une valeur forte de la société néolibérale, la compétition dans laquelle les individus sont sommés de faire la démonstration de leur « force ».
« En clair, la méritocratie est une morale de vainqueur considérant que les vaincus méritent leur sort quand la compétition a été juste et équitable. La fixation sur les élites n’est pas une perversion du modèle méritocratique, elle lui est consubstantielle puisqu’elle vise à produire des inégalités justes, des inégalités qui seraient méritées par les vainqueurs et par les vaincus, les uns et les autres ne devant leur destin qu’à eux-mêmes » (Dubet, 2009). Cela signifie qu’on ne favorise pas une société où chacun et chacune aura la chance d’accéder à toutes les positions tout en étant assuré d’une réelle redistribution des richesses, mais que « tout le monde aura les cartes en main pour accéder aux meilleurs positions et la concentration des richesses en sera la récompense » (Arkhê, 2014). Que le meilleur gagne… et tant pis pour les autres.
Enfin, et surtout, la « théorie du ruissellement » (trickle-down economics) prétend que les inégalités et l’enrichissement des plus riches profitent à tous, soit par le biais de leur consommation, soit par celui de l’investissement profitant ainsi à l’activité économique dans son ensemble ; dans ce sens, il convient d’alléger la pression fiscale sur les riches. Cette idée, revenue en force après les « trente glorieuses » pour justifier les inégalités galopantes, ne résiste pas aux faits. D’ailleurs, si elle trouve sa filiation dans le concept de la « main invisible », Adam Smith soulignait déjà à l’époque qu’ « aucune société ne peut prospérer et être heureuse, dans laquelle la plus grande partie des membres est pauvre et misérable » (Smith, 1776). Récemment, Wilkinson et Pickett (2013) ont quant à eux confirmé les limites de la croissance économique sur l’augmentation des niveaux du bien-être et du bonheur dans les pays riches : au-dessus d’un certain seuil, l’enrichissement n’améliore plus la qualité de la vie sociale.
Lorsque même la numéro un du FMI, Christine Lagarde, déclare que « réduire les inégalités excessives – en laissant la marée montante porter aussi les « petites embarcations » – n’est pas simplement un impératif moral et politique, c’est aussi une question de bon sens économique », d’aucuns seraient tentés de crier à l’hypocrisie, venant de la directrice générale d’une institution qui promeut depuis les années 1980 la théorie du ruissellement et qui, elle-même, ne paie pas d’impôt sur le revenu – pour un salaire annuel avoisinant les 380000 euros en 2011 (Pouchard, 2012).
Ce discours s’inscrit dans la foulée d’une étude réalisée en 2015 par des économistes du FMI sur « les causes et les conséquences des inégalités de revenus ». Ils y affirment que plus les riches s’enrichissent, plus la croissance est faible : « si la part des revenus des 20 % les plus riches augmente, la croissance du PIB diminue effectivement à moyen terme, ce qui suggère que les bénéfices ne ruissellent pas vers le bas. En revanche, une augmentation de la part des revenus des 20 % les plus pauvres est associée à une croissance du PIB plus élevée » (Dabla-Norris et al., 2015). Ils invitent ainsi les décideurs à « se concentrer sur les pauvres et la classe moyenne », en raison de l’impact qu’a la distribution des revenus sur la croissance.
Gardons-nous de crier victoire quant à un éventuel revirement idéologique du FMI. Car comme l’observe John Quiggin dans son livre Zombie Economics : how dead ideas still walk among us, la théorie du ruissellement « est, peut-être, l’idée zombie ultime, capable de remonter à la surface, peu importe combien de fois elle est tuée par l’expérience, et toujours au service des riches et puissants sorciers de la finance. En effet, aussi longtemps qu’il y aura des riches et des pauvres, ou des gens puissants et d’autres impuissants, il y aura des avocats pour expliquer qu’il est préférable pour tout le monde que les choses restent ainsi » (2012). En effet, ce n’est pas la première fois que l’institution remet en question ses théories économiques (Blanchard et Leigh, 2013 ; Ostry et al., 2014). Mais comme l’observe Arnaud Zacharie (2014), « les récents tournants idéologiques du FMI restent largement inassumés » et profondément cantonnés dans une optique de croissance.
Une élite consciente de ses intérêts...
De qui le néolibéralisme sert-il les intérêts ? Qui se cache, ou plutôt s’affiche, derrière ces « 1 % » ? Comment ces personnes imposent-elles leur pouvoir ? Car sans sous-estimer l’influence des théoriciens néolibéraux, « leurs idées n’ont pris l’ascendant que parce que les forces sociales dominantes les ont faites leurs » (Harvey, 2010). Le néolibéralisme est incarné par une classe dont il a accru le pouvoir. Les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot (2014) affirment l’existence d’un « individu néolibéral sans morale ni principes » correspondant au néolibéralisme et à ses déréglementations tous azimuts, menant au développement débridé de l’activité financière et à l’emprise généralisée de la finance.
En Inde, « la libéralisation a permis à ceux qui disposaient déjà d’un capital – financier, social et/ou intellectuel – de s’enrichir encore tandis que ceux qui n’en avaient pas (ou pas autant) ont stagné » (Jaffrelot, 2012a), creusant davantage l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. Dans cet Alternatives Sud, Rohini Hensman s’attache à démontrer la forte croissance des inégalités produites par la libéralisation économique amorcée en 1991 par le parti alors au pouvoir, l’UPA (United Progressive Alliance). Dans son ouvrage Le monde en feu, la politologue Amy Chua (2007) dresse un panorama des « minorités économiquement dominantes » dans les pays du Sud : les Chinois en Asie du Sud-Est, les Libanais en Afrique de l’Ouest, les Blancs d’origine espagnole en Amérique du Sud, etc.
Si la restauration du pouvoir de classe n’a pas forcément bénéficié aux mêmes personnes, selon les pays, un transfert de pouvoir s’est indubitablement opéré du secteur de la production vers le monde de la finance. Susan George (2010) parle de la « classe de Davos » pour qualifier les gens qui, comme ceux « qui se réunissent chaque année en janvier dans la station de ski suisse, [...] sont nomades, puissants et interchangeables. Certains jouissent d’un pouvoir économique et presque toujours d’une considérable fortune personnelle. D’autres ont un pouvoir administratif et politique, qu’ils exercent essentiellement dans l’intérêt des détenteurs du pouvoir économique, lesquels les récompensent à leur façon ».
La « classe de Davos » (lire à ce sujet l’article de Nick Buxton dans cet Alternatives Sud) toujours extrêmement réduite par rapport à la société, s’observe dans tous les pays, son noyau dur étant donc constitué « par les PDG, les principaux membres des conseils de direction des entreprises et les chefs de l’appareil financier, juridique et technique qui entoure le foyer de l’activité capitaliste » (Harvey, 2010).
Cette élite est consciente d’elle-même et de ses intérêts particuliers, qu’elle fait valoir en occupant des positions à l’influence considérable. Ainsi, les défenseurs de la voie néolibérale dirigent les institutions financières, les institutions étatiques cruciales (ministères des finances, banques centrales) et les institutions internationales (FMI, Banque mondiale, OMC), mais ils occupent également des postes à responsabilité dans l’éducation (universités et think tanks) ainsi que dans les médias. [14]. De plus, « ils ont surtout leurs propres institutions sociales – clubs, écoles d’élite pour leurs enfants, quartiers, conseils d’administration et œuvres de bienfaisance, destinations de vacances, services réservés aux adhérents, événements mondains fermés, etc., toutes choses qui contribuent à conforter leur cohésion sociale et leur puissance collective » (George, 2010).
Par ailleurs, la pression des lobbies est quant à elle particulièrement représentative de l’influence exercée par les acteurs financiers et les multinationales. Au niveau de l’Union européenne, « selon les estimations classiques, ce serait au total plus de 15000 lobbyistes qui seraient présents dans la capitale européenne (pour 21500 employés de la Commission à Bruxelles et 754 eurodéputés) » (Sourice, 2014). Ces pratiques d’influence, tous intérêts confondus, disposent d’un pouvoir inégal face au processus décisionnaire de la Commission et du Parlement. En effet, « l’expérience démontre que les intérêts économiques prévalent souvent sur ceux portés par les syndicats ou les défenseurs de l’environnement » (ibidem).
Par exemple, en matière d’accès aux ressources naturelles, un bras de fer permanent se joue entre les lobbies industriels et les ONG, trop souvent à la faveur des premiers ; les lobbies voulant s’assurer un accès à ces ressources à moindre coût pour assouvir et maintenir le modèle de surconsommation et de surproduction des pays riches, les secondes plaidant pour des mesures fortes qui visent non seulement à protéger les communautés locales, mais aussi à s’assurer qu’elles perçoivent une part équitable des bénéfices des multinationales qui exploitent les richesses de leurs territoires (Simon et Combes, 2011).
… mais inconsciente de ses délits
Si les élites dirigeantes sont conscientes de leurs intérêts, en revanche, elles ne le seraient pas en ce qui concerne leurs délits. « La position privilégiée des élites est renforcée par leurs capacités spécifiques de résistance au stigmate et cela aussi bien dans la façon dont elles se définissent elles-mêmes en tant que non-transgresseurs, que dans la façon dédramatisante dont sont perçues leurs actions illicites » (Lascoumes et Nagels, 2014). Les déviances et délinquances des élites dirigeantes se sont banalisées, dans un contexte où le capitalisme financiarisé et mondialisé encourage à penser ces transgressions comme « des aléas, des débordements maîtrisables et non comme des atteintes à l’ordre public » (ibidem).
Si Pierre Lascoumes et Carla Nagels constatent la fréquence de phénomènes de transgression depuis l’avènement du capitalisme et ses évolutions, le plus souvent, les jugements peinent à dépasser la sphère de la réparation et de la compensation. En effet, les élites dirigeantes sont dans une situation contradictoire « qui est révélatrice de leur position de pouvoir. (…) Ce sont elles qui sont en charge de la production des normes sociales applicables à tous » (ibidem). Cependant, les élites ont une forte capacité à « s’arranger » avec les normes tandis que les autres acteurs sociaux voient leurs transgressions davantage contrôlées. Or « tant que le libéralisme, la libre concurrence et le marché seront les responsables de la vie sociale, les armes des dominants, notamment financières, malmèneront les peuples et la planète » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2014).
En effet, lorsque l’on analyse les flux financiers qui entrent et ceux qui sortent des pays du Sud (voir figure ci-dessous), on voit que ces derniers enrichissent largement les pays du Nord, à travers l’évasion fiscale, le « système dette » et le rapatriement des bénéfices sur les investissements. Ainsi, aujourd’hui, « pour chaque euro que gagnent les pays du Sud, ils perdent un peu plus de deux euros » (Eurodad, 2014). Ce constat est révoltant mais malheureusement peu étonnant vu la régressivité fiscale et la libéralisation des mouvements de capitaux mises en place à la faveur des plus riches.
Avec des transferts financiers aussi déséquilibrés, le Sud n’a d’autre possibilité que de s’endetter à nouveau et de perpétuer le rapport de domination. Et l’endettement des uns ne correspond-il pas à l’enrichissement des autres ? Comme l’affirme la charte politique du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), « tant au Nord qu’au Sud de la planète, la dette constitue un mécanisme de transfert des richesses créées par les travailleurs-euses et les petit(e)s producteurs-trices en faveur des capitalistes. L’endettement est utilisé par les prêteurs comme un instrument de domination politique et économique » (www.cadtm.org).
En 2011, le service de la dette Le service de la dette comprend la somme des intérêts et du capital remboursés sur une période déterminée. extérieure publique des pays du Sud s’élevait à 171 milliards de dollars alors que dans le même temps, le coût de l’évasion fiscale pour les pays du Sud se chiffrait à 400 milliards de dollars. De plus, les riches établis dans ces pays possédaient des comptes (2380 milliards de dollars) dans les banques du Nord équivalent à 14 fois la valeur des prêts accordés par ces banques (Gottiniaux et al., 2014). « Du fait des sommes considérables qui manquent dans les caisses de l’État, ce sont des dépenses vitales qui ne peuvent pas être satisfaites. [...] Le recours à l’endettement extérieur pour compenser cette fuite de capitaux n’a fait qu’accentuer la dépendance de nombreux pays en développement envers les bailleurs internationaux et, trop souvent, leur appauvrissement » (Dulin et Merckaert, 2009).
Dans ces conditions, l’intérêt porté par la Banque mondiale aux coûts des services d’envoi de fonds des migrants, se réjouissant de leur réduction depuis « l’objectif 5 x 5 ». [15] adopté par le G20 à Cannes en novembre 2011, laisse perplexe (http://blogs.worldbank.org/). En effet, ces fonds, qui représentent près de trois fois l’aide publique au développement (APD) que reçoivent les pays du Sud (Gottiniaux et al., 2014), sont le fruit du travail de migrants qui, en plus de contribuer à l’activité économique, de consommer biens et services et de payer des impôts dans le pays d’accueil, sont contraints de consacrer une part importante de leur revenu à aider des populations victimes du rapport de domination évoqué précédemment. Se féliciter que cet argent soit un peu moins ponctionné par les organismes de transfert d’argent est à la limite du cynisme et renvoie aux débats qui ont cours – notamment, au moment où nous bouclons cet Alternatives Sud, lors de la troisième Conférence internationale sur le financement du développement organisée à Addis-Abeba – sur la « privatisation de l’aide publique » (Guélaud, 2015b) vers laquelle tendent les institutions financières internationales.
Pour une redistribution juste des richesses et du pouvoir
Un financement durable du développement et une redistribution juste des richesses et du pouvoir nécessitent un vaste programme : augmenter l’aide publique au développement, développer un commerce plus juste, réformer les institutions financières internationales, taxer la spéculation financière, agir sur les inégalités entre hommes et femmes, etc. Dans cette perspective, l’agenda mondial post-2015 pour le développement durable se veut universel et global, mais il doit, comme insiste le Groupe de réflexion de la société civile sur les perspectives du développement global dans cet Alternatives Sud, viser un partage équitable des coûts et des responsabilités, à travers l’identification d’« objectifs pour les riches ».
De nombreuses mesures, complémentaires, sont nécessaires, mais le « système dette » demeure l’un des obstacles majeurs à la réduction des inégalités entre pays du Nord et pays du Sud, et au sein de ces pays. Or il est tout à fait possible pour le pays débiteur de décider, unilatéralement, d’annuler ou de suspendre le paiement de sa dette publique « illégitime » (voire « illégale » et/ou « odieuse ») [16], à ses conditions et sous contrôle des citoyens du pays, et d’en tirer avantage pour améliorer les dépenses publiques relatives, par exemple, à l’éducation, à la santé ou aux infrastructures, permettant une amélioration des conditions de vie de la population. C’est ce qu’a fait l’Équateur en 2008-2009, après une longue campagne sur l’illégitimité de la dette qui s’est déroulée dans le cadre de grandes mobilisations sociales (Toussaint, 2014) ; c’est une question de volonté politique et d’arguments juridiques.
En matière de justice fiscale, la trajectoire des pays latino-américains mérite notre attention. En effet, les efforts des gouvernements progressistes latino-américains en matière de dépenses sociales sont régulièrement présentés comme l’un des facteurs déterminants de la récente diminution des inégalités – certes encore élevées – dans cette région. Mais ils sont insuffisants. Juan Pablo Jiménez et Isabel López Azcúnaga (dans cet Alternatives Sud) soulignant la portée redistributive limitée des recettes fiscales, principalement handicapée par une pression fiscale basse et volatile, la régressivité de l’impôt, de hauts niveaux d’évasion et un usage extensif des dépenses fiscales. Et les auteurs de plaider pour le renforcement de l’impôt sur le revenu des personnes physiques.
Plus largement, les organisations de la société civile présentes au dernier Forum social mondial ont exigé des gouvernements la mise en place d’un organe fiscal intergouvernemental sous les auspices des Nations unies, d’une transparence fiscale concernant les entreprises multinationales, de politiques fiscales progressives pour faire face à l’inégalité au sein des pays et de règles fiscales internationales équitables pour que les multinationales paient ce qu’elles doivent. [17] Thomas Piketty voit quant à lui comme solution majeure l’instauration d’un impôt mondial et progressif sur le patrimoine privé, qui « permettrait d’éviter une spirale inégalitaire sans fin et de réguler efficacement l’inquiétante dynamique de la concentration mondiale des patrimoines » (Piketty, 2013). Il précise que la mise en pratique d’une telle proposition relève d’une utopie, mais d’une utopie utile.
Si Eric Toussaint, président du CADTM, soutient cette proposition, il réfute la priorité absolue qu’il faudrait accorder à cette mesure et insiste sur la nécessité qu’elle s’inscrive – avec l’annulation de la dette illégitime et la réduction radicale de la partie de la dette non identifiée comme telle – dans un véritable programme de changements globaux. Il insiste sur le fait que « nous ne pouvons nous contenter d’un partage plus équitable des richesses, si celles-ci sont produites par un système prédateur qui ne respecte ni les personnes ni les biens communs, et accélère sans trêve la destruction de notre écosystème » (Toussaint, 2014).
Et Frédéric Lordon de nous inviter à poser la question de la configuration présente du capitalisme et des forces sociales et dynamiques permettant « de défaire, par la transformation des structures, le rapport de forces qui permet au capital de prendre en otage la société tout entière » (Lordon, 2015). Car le modèle capitaliste néolibéral ne souffre pas seulement de « quelques ratés ». Sa logique délétère est à bout de souffle. Et cette nécessaire transformation des structures passera par la souveraineté populaire et par la mobilisation citoyenne, au Nord comme au Sud.