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Inde : bilan de la coalition au pouvoir

Pays-continent à l’économie émergente, l’Inde serait-il en train de perdre de sa superbe ? Pour Aurélie Leroy, l’« Inde qui brille » ne serait qu’un leurre et ne concernerait qu’une minorité de privilégiés. 75% de sa population vit encore avec moins de deux dollars par jour, et les inégalités ne cessent de se creuser.

Encensée au milieu des années 2000 pour son dynamisme et sa croissance fulgurante, saluée après 2008 pour « sa traversée météorique de la crise » (Cerium, 2010), l’Inde semble avoir perdu de sa superbe aux yeux de ses anciens adorateurs. Le déferlement de superlatifs élogieux et les honneurs ont cédé le pas à des prévisions plus sombres et à une perte de confiance. Les discours basculent d’un extrême à l’autre, chargés d’excès, mettant au placard selon l’humeur les atouts ou les contradictions de ce colosse aux pieds d’argile.

Les élections générales prévues au printemps 2014 qui renouvelleront la chambre basse du parlement (Lok Sabha) sont l’occasion de prendre de la hauteur et sonnent l’heure du bilan. Bilan de la Coalition au pouvoir. Et bilan de vingt ans de réformes économiques, dont Manmohan Singh, l’actuel Premier ministre qui tirera sa révérence en mai prochain, est le grand architecte.

Aveux de faiblesse

L’état de santé de l’économie indienne, tout le monde en convient, n’est pas au beau fixe. Les indicateurs de croissance sont à la baisse, mais sans toutefois atteindre les seuils planchers des années 1980, époque à laquelle l’Inde faisait figure de pays pauvre. L’économie indienne n’apparaît pas comme étant au bord du gouffre. Elle ne doit pas non plus être mise sous perfusion comme par le passé, mais son modèle est néanmoins questionné. Deux constats d’échec peuvent au moins être posés.

Au tournant des années 1990, les dirigeants ont changé leur fusil d’épaule. D’une économie mixte et socialisante à la Nehru, ils ont opté pour une libéralisation économique et commerciale. Ils ont misé sur le développement d’une partie de la population (« l’Inde qui brille » constituée des classes moyennes urbaines et instruites) et d’un secteur de l’économie (des services de pointe et de haute technologie). Cet investissement sélectif avait pour but de créer un effet d’entraînement qui se propagerait au reste du pays, mais le résultat des courses de la « trickle down theory » - la théorie du ruissellement - est au final désolant. L’émergence d’un segment de la population s’est fait au détriment de l’ensemble, la modernisation du pays aux dépens des services de base et pour couronner le tout, l’État s’est retiré des campagnes. De l’aveu même du président Pranab Mukherjee (juillet 2012), cette stratégie a été un échec : la « trickle-down theories do not address the legitimate aspirations of the poor » [1] . Mécontentement des pauvres, mais frustration aussi des élites dorées, car comble du paradoxe, les principaux bénéficiaires des réformes inspirées par Singh sont aujourd’hui les plus critiques.

La croissance dite inclusive est le second raté notable de la Manmohanomics. Au terme du second mandat de la Coalition de l’Alliance progressiste unie [2] Le Aam Aadmi Party est né du mouvement anticorruption qui s’est mobilisé autour de la figure d’Ana Hazare et qui a secoué l’Inde en 2011 et 2012. Arvind Kejriwal, l’une des têtes pensantes de ce mouvement, a créé le « parti de l’homme ordinaire » en novembre 2012 et s’est distancié d’Ana Hazare qui a refusé l’entrée en politique., on se rend compte de la vacuité retentissante de ce slogan. Non seulement, la croissance a enregistré un net ralentissement depuis 2011 (en 2012-2013, le rythme de croissance n’a été que de 5%), mais en outre, le caractère déséquilibré et excluant des politiques de développement a accentué encore les fractures et disparités existantes. Le parti du Congrès se défend de faire la politique des élites en brandissant la liste des programmes sociaux dont il est à l’initiative, mais personne n’est dupe. Ces programmes ont maintenu la tête hors de l’eau de millions de familles, mais, comme le souligne Christophe Jaffrelot, directeur du CERI (Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po), cette « politique de subvention » n’a pas permis aux masses d’embrayer et de participer à l’émergence du pays. Depuis le processus de libéralisation, les inégalités ont explosé. Les riches se sont enrichis, les pauvres ont stagné et pour certains, se sont appauvris. La fragmentation par classes, castes et communautés religieuses ainsi que la fracture géographique du pays – entre états fédérés, entre villes et campagnes - ont accentué les différences et ont été la source de conflits majeurs, parfois violents. Plus que jamais les pauvres ont un visage. Ils sont pour l’essentiel ruraux, Adivasis (tribus), Dalits (intouchables) et musulmans. Leurs conditions d’existence contrastent avec la minorité privilégiée et témoignent d’un développement à deux vitesses.

Au-delà de la « viabilité » d’une croissance exponentielle, la légitimité et la stabilité démocratique du pays sont ici mis en cause. Des contradictions majeures existent entre « la superpuissance émergente » et les manifestations d’une société inégalitaire, injuste et conflictuelle, dont l’asymétrie des rapports hommes/femmes et la persistance de zones de non-droit sont deux autres points noirs.

Enjeux des élections

À l’approche des élections, les défis sont nombreux, mais la pauvreté, les inégalités et les discriminations constitueront-elles des priorités politiques pour la démocratie indienne ? La future équipe au pouvoir aura-t-elle à cœur de rectifier les déséquilibres régionaux et les contradictions internes ?

Pour sortir de l’impasse, l’Inde doit cesser les grands écarts impossibles, retrouver une dynamique et opter pour une direction. Plusieurs gros chantiers sont à entreprendre pour qui acceptera de les prendre à bras le corps. La fuite spectaculaire des investisseurs étrangers, au cœur des inquiétudes de la classe dirigeante, n’est pas un hasard. Oui, elle s’explique pour partie par une conjoncture et des facteurs extérieurs sur lesquels le pays n’a pas de prises, mais elle trouve aussi son origine dans les faiblesses structurelles de l’économie indienne. Le déficit d’infrastructures et le manque d’approvisionnement énergétique tout comme la corruption endémique qui gangrène tous les secteurs de la vie économique et sociale sont des défis ambitieux que le pays doit relever pour poursuivre son essor.

Pour rééquilibrer les rapports sociaux et apaiser un climat social tendu, l’État doit aussi prioritairement investir les campagnes et les extraire des oubliettes où elles ont été jetées. Le taux de croissance annuel moyen du produit agricole a été de 2% dans les années 2000-2010 – au moment où l’industrie et les services enregistraient des taux qui frôlaient parfois les 10 % –, réduisant considérablement la part de l’agriculture dans l’économie nationale au fil des années. L’agriculture et les 60% de la population active qui en dépendent ont été les parents pauvres du développement indien. La puissance publique doit s’atteler à présent à faire « émerger » cette partie encore « immergée » du pays. Elle seule est en mesure de réaliser les travaux dont les campagnes ont cruellement besoin en matière d’irrigation et d’électricité ; de s’atteler à faire aboutir une juste réforme agraire, d’entreprendre des politiques sociales audacieuses qui dépassent les politiques de subvention actuelles, d’élargir l’accès et d’améliorer la qualité de services de base.

Malheureusement, même si la crise que traversent les campagnes est reconnue par les autorités du pays comme étant « grave », celle-ci n’est pas au cœur des agendas de la campagne 2014. Une fois encore, les classes moyennes urbaines, désenchantées et ouvertement méprisantes à l’égard de la classe politique (et des institutions démocratiques...), mènent la danse et retiennent paradoxalement l’attention des principaux partis. Après avoir tiré profit de 10 ans d’une croissance soutenue, elles sont aujourd’hui en reste et poussent à réformer plus et plus loin, au mieux de leurs intérêts. Hausse de la croissance, retour des investissements, bonne gouvernance et lutte contre la corruption sont ainsi devenus les thèmes centraux de la période préélectorale. Cet alignement des discours de la part du monde politique rend compte de puissants rapports de force qui figent encore trop souvent la société indienne.

Les acteurs sociaux auront fort à faire pour modifier des structures de pouvoir bien ancrées. Toutefois, leur vitalité et leur nombre devraient permettre d’affecter les politiques en cours et d’élargir autant que possible les marges existantes. Sur le plan de l’opposition politique, l’émergence fulgurante d’un nouvel acteur : le parti Aam Admi [3](petit poucet face aux Congrès et au BJP – le parti nationaliste hindou) a démontré lors des élections à Delhi qu’il disposait d’une assise sociale forte et diversifiée. Créera-t-il la surprise et parviendra-t-il à changer les règles de fonctionnement de la politique indienne ? Rendez-vous est pris....

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Notes

[1« La théorie du ruissellement n’a pas permis de répondre aux attentes légitimes des pauvres » (Indian Express, janvier 2014).

[2Une coalition de plusieurs partis, dit de centre gauche et dominé par le parti du Congrès

[3Le Aam Aadmi Party est né du mouvement anticorruption qui s’est mobilisé autour de la figure d’Ana Hazare et qui a secoué l’Inde en 2011 et 2012. Arvind Kejriwal, l’une des têtes pensantes de ce mouvement, a créé le « parti de l’homme ordinaire » en novembre 2012 et s’est distancié d’Ana Hazare qui a refusé l’entrée en politique.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.