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Elections en Thaïlande

Impasse thaïlandaise : confiscation du pouvoir et concentration des richesses

Une fois n’est pas coutume, des élections se tiennent en Thaïlande ce dimanche 24 mars : les premières depuis le Coup d’État de mai 2014. Si ce scrutin était réclamé par une majorité, les perspectives de changement sont maigres. La junte militaire a orchestré un processus électoral fait à sa mesure et destiné à lui octroyer une légitimité aux yeux de la population et de la communauté internationale.

Le général Prayut a beau avoir revêtu l’habit civil et accepté de concourir aux élections, il n’en est pas devenu un candidat comme les autres. Sur le terrain électoral, l’armée n’est jamais parvenue lors des trois derniers scrutins à rivaliser avec ses opposants. Avant de se prêter à l’exercice des urnes, elle s’est donc donné toute latitude pour adapter les règles du jeu et proposer un scrutin fait à sa mesure. Par la voie légale, elle a œuvré à la promulgation d’une nouvelle Constitution en 2017 qui a accentué la mainmise des militaires sur la vie politique et entériné un recul démocratique.

Manipulations de la junte

Pour compenser son déficit de popularité et tenter de conserver la maîtrise du processus électoral, les militaires se sont aussi donné les moyens de neutraliser les voix dissidentes et contestataires – par la persuasion et la répression. Le parti pro-junte a ainsi pu mener une campagne cavalier seul pendant plusieurs mois en débauchant des politiciens locaux et en séduisant des électeurs par l’octroi de fonds. C’est seulement en décembre 2018 dans la foulée de l’annonce des élections que l’interdiction de mener des activités politiques ou d’organiser des rassemblements a été levée pour les autres partis en lice. Ceux-ci sont alors devenus officiellement, mais très tardivement, en situation de faire campagne et d’exposer leurs programmes.

Avant cela, l’opposition politique a été bâillonnée, même si des stratégies de contournement ont émergé. Le nouveau parti Future Forward par exemple, s’est ainsi exprimé au moyen de vidéos diffusées sur Facebook . Il a séduit une jeune génération, connectée et urbaine, en prônant la réconciliation et le dépassement des clivages politiques entre « jaunes » ultraroyalistes et « rouges » étiquetés pro-Thaksin, entre Parti démocrate lié à l’élite conservatrice de Bangkok et le Pheu Thai lié au clan des Shinawatra. Le renouveau et l’espoir insufflés par cette formation à un segment de la population n’augurent toutefois pas de son effet d’entraînement dans les campagnes qui représentent encore une majorité de l’électorat.

Les manipulations de la junte se sont aussi reflétés à d’autres niveaux, et notamment dans les positionnements pris par des organes « indépendants ». La Commission électorale a ainsi recommandé (et obtenu de la Cour constitutionnelle) la dissolution du parti d’opposition Thai Raksa Chart suite à la nomination de la princesse Ubolratana comme candidate au poste de Première ministre de ce parti. Le Conseil national de la radiodiffusion et de la télécommunication a quant à lui décidé de la fermeture pendant deux semaines de la chaîne de télévision Voice TV axée sur l’opposition.

Les élections du statu quo ?

L’attention des médias internationaux est aujourd’hui braquée sur les gesticulations politiques des élites thaïlandaises et sur « la mise en scène électorale », qui pourrait suffire à conférer à la junte une légitimité démocratique indispensable à la relance économique et commerciale de la deuxième économie de l’Asie du Sud-Est.
Les prétentions démocratiques énoncées par les généraux ne peuvent toutefois occulter les résistances de la part des élites traditionnelles pour transformer et démocratiser le pays. Les dynamiques de concentration de la richesse, la fragmentation du pays entre riches et pauvres, entre villes et campagnes, entre « phrai » (serfs, sujets) et « ammat » (aristocrates), entre les régions du Centre manufacturières et du celles du Nord et du Nord-Est agricoles freinent la possibilité d’un développement équilibré et attise le mécontentement des masses exclues. Selon le rapport du Crédit suisse de 2018 sur la répartition de la richesse mondiale , dont la presse thaïlandaise a largement fait échos, la Thaïlande est ainsi le pays le plus inégalitaire du monde devant la Russie, la Turquie et l’Inde. Elle rentre ainsi dans « le club des quatre » où seulement 1% de la population détient plus de moitié de la richesse du pays ; 66,9% dans le cas thaïlandais. À l’opposé, les 10% les plus pauvres ne détiennent rien.

Ces niveaux record d’inégalité – bien plus élevés que dans les autres économies asiatiques « émergentes » – résultent notamment de politiques publiques et d’un modèle de développement de longue date fondé sur l’exploitation et les inégalités. Les bénéfices de la croissance et de l’industrialisation rapide de ces dernières décennies ont été essentiellement captés par l’aristocratie traditionnelle et les nouvelles élites économiques et financières. La priorité donnée à l’industrialisation et aux stratégies de bas salaires/hauts profits ainsi que le désinvestissement de l’État envers les campagnes a conduit à une fracture rurale-urbaine et à l’exclusion de pans entiers de la société confrontés à l’exode, à la massification du secteur informel, à l’absence de protection sociale ou aux difficultés d’accès à l’éducation et aux services de base.

Le retour de la démocratie est réclamé par une majorité de Thaïlandais, mais la tenue d’élection ne permettra pas à elle seule de sortir de l’impasse dans laquelle se trouve le pays. Les inégalités en Thaïlande sont systématiques et fonctionnelles. Elles sont le résultat de normes, de politiques et de pratiques sociales ancrées dans le temps long qui favorisent une confiscation du pouvoir et une répartition inéquitable des richesses et des ressources. Questionner la primauté des valeurs morales défendue par les élites possédantes sur les principes démocratiques et remettre en cause cette « fonctionnalité des inégalités » - visant à tirer profit de l’exploitation d’une majorité dominée - sont des préalables indispensables à la transformation du pays.

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Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.