Depuis janvier, plus d’un millier de migrants ont disparu en mer et quelque 37.600 autres ont été secourus. En 2016, ils ont été plus de 5000 personnes à mourir ou disparaître en Méditerranée. Les accusations et polémiques récentes doivent alors se lire au miroir de cet afflux, de la faillite des mesures mises en place jusqu’à présent… et de l’échec prévu et prévisible des réponses aux urgences à venir.
Complices objectifs ou boucs émissaires ?
Des navires humanitaires seraient en contact direct avec des trafiquants d’êtres humains en Libye, selon le procureur Carmelo Zuccaro. Une enquête a été ouverte par le parquet de Catane, en Sicile. Cette accusation remet au-devant de la scène les critiques émises quelques mois plus tôt par Frontex, l’agence européenne de contrôle des frontières. Les ONG faciliteraient les trafics, en donnant des indications aux trafiquants quant à la meilleure route à prendre, en frôlant les eaux territoriales libyennes pour secourir les migrants et, enfin, en refusant de collaborer avec les agences européennes dans le travail d’information sur les réseaux de passeurs.
Ces allégations « graves et extrêmement dommageables », selon Médecins sans frontières (MSF), s’inscrivent dans un climat sécuritaire particulier. Frontex est le symbole et bras armé de l’Union européenne (UE), qui a mis le curseur sur la politique d’expulsion et de renseignements, en organisant l’amalgame entre migrations et insécurité, migrants et terroristes. En conséquence, nombre d’ONG voient dans les accusations dont elles sont la cible, la tentation sinon les prémices d’une criminalisation de leur travail.
Ces critiques servent surtout d’écran à la responsabilité de Frontex – et, au-delà, de l’UE – dans la situation actuelle. Les pouvoirs de Frontex n’ont cessés d’être renforcés, alors même qu’elle agit en toute impunité et en l’absence de contrôle, tout en portant atteinte aux droits humains. Engagée dans une fuite en avant, dont Frontex est à la fois l’instrument et le marqueur, la politique européenne répond par une surenchère sécuritaire aussi spectaculaire que vaine. Le Mur qu’elle dresse semble dès lors moins destiné à empêcher celles et ceux « au-dehors » de venir – tant il est inefficace – qu’à rassurer vaille-que-vaille ceux « à l’intérieur ».
Le problème, la solution et l’alternative
En Belgique, le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Theo Francken (N-VA), avait relayé ces accusations, en affirmant que MSF stimule le trafic d’êtres humains, « ce qui entraîne indirectement plus de noyades ». L’ONG a répondu de manière frontale et courageuse à l’ensemble de ces attaques. Elle refuse de se transformer en « police des frontières » et, oui, les trafiquants profitent de la présence des ONG humanitaires, comme ils profitent (et profiteront) de toute opportunité – y compris de Frontex –, en adaptant leur tactique. Et tant mieux si cela permet de sauver plus de vies !
MSF a d’ailleurs retourné l’accusation, en voyant dans l’UE le problème plutôt que la solution : la politique européenne n’aggrave-t-elle pas la situation - qu’elle a elle-même contribué à créer ? Quant à ses propres interventions, MSF rappelle qu’elles ne sont ni la solution ni la cause du problème des milliers de migrants qui tentent de traverser la Méditerranée ; seulement, le moyen de remplir sa mission, soit « sauver des vies ». L’alternative serait de laisser ces personnes disparaître en mer.
L’instrumentalisation politique de cette affaire par Frontex et Theo Francken, qui cherchent à se dédouaner de leur responsabilité dans la faillite de la stratégie qu’ils mettent en œuvre depuis des années, ne fait aucun doute. Pour autant, la réponse-réflexe de MSF – « nous sauvons des milliers de vies » – court-circuite la part embarrassante du débat. Certes, l’UE fait partie du problème, tandis que l’action humanitaire n’est ni une solution ni une alternative. Mais jusqu’à quel point celle-ci ne risque-t-elle pas d’entretenir une situation, de contribuer indirectement à retarder sa résolution, en prétendant que tant que les politiques n’inversent pas cette situation absurde, le dilemme demeure : l’humanitaire ou ne rien faire.
Cette manière toute extérieure de poser l’équation du problème ne rend pas compte du positionnement ambigu de l’humanitaire, qui agit moins « à côté » qu’à la place du politique. D’où la volonté paradoxale de re-politiser une situation, alors que l’essor de l’humanitaire est largement le fruit et le vecteur d’une dépolitisation. Ainsi, la solution politique que MSF appelle de ses vœux est dans le même temps celle-là même que, par la mise en scène de ses opérations régulières, elle contribue à dévaloriser et à repousser comme suspecte, intéressée, inefficace, etc. par rapport à l’action « généreuse », « désintéressée » et « immédiate » des humanitaires, qui, eux, « sauvent des vies ».