Comment analysez-vous la situation présente ?
L’exigence d’un changement à la tête de l’exécutif n’a pas changé. Et si elle a évolué, c’est dans le sens d’un renforcement. Dans le même temps, le momentum est en train de changer du point de vue du niveau de mobilisation. Mais la donne reste la même. C’est la confirmation d’un mouvement profond, mais cela pose de nouveaux défis. Il y a aujourd’hui une perte de repères qui est le fruit de l’exaspération sociale ; de l’exaspération sociale et de l’impuissance, du fait que les choses ne changent pas. On a l’impression, surtout au sein de la classe moyenne, d’une lassitude, bien compréhensible, et d’un sentiment que la vie doit continuer. Mais à quoi cela va-t-il mener, on ne le sait pas.
Du côté de l’opposition politique, il y avait des discours concurrents ou parallèles qui tous exigeaient la démission du président. Grâce à l’initiative de la société civile, avec Passerelle, née au mois d’août, ces discours ont convergé. L’objectif était d’asseoir ces partis à une même table pour réfléchir à des solutions pour une alternative. Sinon, il [Jovenel Moïse] ne partira pas. L’expérience de Passerelle, avec toutes ses limitations, cela a été deux choses : d’abord que les partis discutent, négocient et s’accordent devant la nation, Nous espérions un résultat plus solennel et plus consistant, avec des éléments plus précis. Aujourd’hui, le mandat de la Passerelle est terminé. Et nous sommes à la remorque du rythme des acteurs.
Justement, le fait que les acteurs politiques mettent autant de temps à avancer, n’est pas le signe qu’ils n’ont pas pris la mesure du ras-le-bol qu’exprime le mouvement social ?
Il y a des atavismes importants dans notre système politique qui expliquent cette situation ; des atavismes d’un comportement politique qui atteignent même la société civile. C’est-à-dire un comportement que j’appellerais « clientélo-populiste » et qui apparaît comme la seule manière de se présenter devant la société. Cela empêche dès lors de voir les attentes de la société civile. Il y a comme un plafond de verre entre celle-ci et la classe politique.
C’est un mode de fonctionnement, d’abord très fatigant, parce qu’il nécessite énormément d’énergie, qui entraîne nombre de confrontations, et qui prend beaucoup de temps. D’où le retard actuel. Mais cela s’est toujours fait comme ça, même au moment de la chute de la dictature ; c’est un mode de fonctionnement politique que nous n’avons pas encore réussi à dépasser.
Le prix à payer pour arriver à cet accord au sein de l’opposition est-il de laisser hors-champ certaines questions, au premier rang desquelles les questions économiques ?
D’une certaine façon, c’est vrai. Dans le travail de facilitation, on a soigneusement évité la polarisation sur les questions économiques. Mais ces questions sont bien inclues dans les négociations en cours, y compris et surtout dans la feuille de route que la société civile est en train de rédiger. Cependant, ce sont les questions autour des organes de contrôle et de gouvernance, plus que les questions économiques, qui retardent la finalisation de l’accord entre les partis politiques.
Cet accord tient-il compte des revendications féministes et du rôle des femmes dans la mobilisation ?
Là, on est dans la réalité de ce pays, qui est l’un des pays les plus arriérés sur la question des droits des femmes. L’État a signé toutes les conventions internationales, mais elles ne sont pas appliquées ; cela a à peu près la même valeur que l’article de notre Constitution qui dit que tous les enfants ont droit à l’enseignement gratuit. La question féministe est portée par un petit groupe de femmes, très minoritaires, décollées de la majorité des femmes ; décollées non pas de la réalité de ces femmes, mais dans le sens où la majorité des femmes de ce pays ne connaissent même pas la base sur laquelle les luttes féministes se font.
En Haïti, on exalte et on opprime, avec la même force, la petite marchande. Mais c’est une femme qui travaille comme une bête de somme et à qui on ne reconnaît aucun droit, en-dehors de la fête des mères ! Or, je dois dire que dans la feuille de route qui est en train de se finaliser, les droits des femmes ne sont pas mis en avant. C’est difficile nous dit-on, quand il y a autant de priorités…
Pourtant, les femmes sont très actives dans la mobilisation actuelle et il existe une tradition de luttes féministes en Haïti
Si on parle de la force, de la cohérence, des réalisations de ce mouvement, c’est extraordinaire. On a, par exemple, réussi à obtenir une législation sur le viol avant des pays comme le Chili, mais jusqu’à présent, aucun haut cadre accusé de viol ne s’est présenté devant la justice et n’a perdu son poste. Cela fait scandale, on en parle dans les médias, et puis, plus rien.
Y a-t-il une irrigation du mouvement social en cours par les luttes féministes ?
Oui. Les organisations féministes ont été parmi les premières à appuyer le mouvement. Ensuite, elles ont largement contribué à la feuille de route que la société civile est en train d’impulser en ce moment. Le problème est qu’on discute avec les politiques, et que les politiques, toutes tendances confondues, même quand ils sont favorables à la cause des femmes, à un moment donné, quand la négociation devient trop dure, on dit : « ça, on verra après, on ne peut pas risquer la rupture sur un point comme ça… ». Et le point « comme ça », en général, c’est la condition féminine.
On peut faire le lien avec aujourd’hui : j’ai écouté les radios, lu les journaux ; la manifestation des femmes hier, lors de la Journée internationale contre la violence faite aux femmes, n’apparaît dans aucun des grands titres ! Elle n’a même pas été mentionnée, et je ne parle pas d’avoir été chercher une personnalité féministe pour l’interroger à ce propos. C’est cela la réalité d’Haïti. Jusqu’à présent, la violence faite aux femmes ne concerne que les organisations féministes. Il y a des groupes et des mobilisations fortes de femmes dans plusieurs régions du pays, qui sont très actives, mais elles arrivent très vite au plafond de verre.
Et demain ? Comment voyez-vous la suite ? Jovenel Moïse va-t-il s’accrocher encore longtemps au pouvoir, et avec quel soutien ?
Bon, je n’ai pas de boule de cristal. Mais on n’a pas d’autre choix que d’être optimiste. L’optimisme se base en outre sur une analyse : il reste encore deux ans et trois mois au mandat du président, or c’est impossible pour le pays de vivre dans ces conditions tout ce temps. C’est aussi simple que ça. Donc, on obtiendra son départ. Mais à quelle échéance et à quelles conditions ?
Y a-t-il eu une évolution dans les soutiens dont Jovenel Moïse dispose ? Certainement. On a l’impression que l’international lui a un peu tapé sur les doigts. En même temps, il y a une partie, je dirai même le secteur le plus puissant de l’entreprenariat, celui qui contrôle en particulier les douanes, les ports et les banques, et qui, à travers cela, tient l’économie du pays et le parlement, ce secteur, lui, soutient le président et ne l’a jamais lâché. Les groupes du secteur privé qui détiennent moins de capitaux, se sont divisés et une partie a rejoint l’opposition à Jovenel Moïse. Mais les autres, non, et ils n’ont pas dit leur dernier mot.
Certains, au niveau de l’international aussi, parlent d’élections. Mais les gens n’y croient pas. Qu’est-ce que des élections pourraient apporter au pays pour qu’ils y croient ? Aller aux élections dans les six mois, c’est nous redonner du Martelly et du Jovenel réchauffés. Les élections sont une question de violences et d’argent ; cela les gens le savent. C’est cela aussi la nouveauté. Les gens ne font plus semblant d’y croire.