Quelle est votre analyse de la situation actuelle ?
Ce qui se passe dans le pays depuis plus d’un an, suite à une tentative de l’exécutif d’augmenter le prix du carburant, a démarré en réalité avec la forte mobilisation des organisations sociales contre le budget 2017-2018 du gouvernement. C’est un budget qui a été qualifié de criminel dans la mesure où la plus grande part de celui-ci allait aux deux pouvoirs, surtout la présidence et le parlement, au détriment des lignes budgétaires sociales, comme la santé et l’éducation. Tout est parti de là. Les ouvriers avaient commencé à se mobiliser pour réclamer une augmentation du salaire minimum en avril-mai [2017]. La population a compris que le budget servait le pouvoir. L’augmentation du prix du carburant, en juillet 2018, a été la goutte qui a fait déborder le vase.
La mobilisation continue depuis lors, avec de vastes mouvements de protestations, qui prennent, à chaque fois, beaucoup plus d’ampleur. Cela a d’abord été 2-3 jours, puis une semaine et, enfin, depuis septembre, deux mois de pays locked [pays bloqué] [2]. Et jusqu’à présent, on ne peut pas dire que les activités ont véritablement repris. Quelques écoles ont ouvert, mais cela reste très minoritaire et la plupart restent fermées. La population peut commencer à avoir accès au service public, mais cela se limite aux documents administratifs.
Dans le contexte actuel, des élections sont-elles possibles ? Sont-elles souhaitables ?
Des élections devaient avoir lieu en octobre de cette année pour renouveler le tiers du Sénat, la Chambre des députés et les maires. Les mandats de tous ces élus arrivent à terme début 2020. Il fallait donc réaliser ces élections pour s’assurer qu’il n’y ait pas un dysfonctionnement au niveau de l’État, et que les nouveaux élus soient en place en janvier 2020. Mais les conditions, tant du point de vue technique que politique, n’étaient pas réunies pour organiser les élections.
Les conditions légales ne sont pas réunies. Le projet de loi électorale qui a été soumis à l’exécutif n’a jamais été voté par le parlement. Le budget des opérations électorales n’a pas non plus été voté. L’exécutif a choisi de lancer un processus d’enregistrement des citoyens et citoyennes, pour l’émission d’une nouvelle carte d’identité, avec très peu de chance de rendre disponible dans les délais légaux les données devant permettre la constitution registre électoral. En juillet 2019, à peine cent mille personnes étaient enregistrées, alors que les élections étaient constitutionnellement prévues en octobre [3].
Surtout, l’environnement politique n’est pas bon. Les élections se réalisent avec les partis, alors que nous sommes dans un contexte où la majorité des partis n’entendent pas dialoguer avec le pouvoir en place sur quoi que ce soit. Et quand on parle d’élections, on parle de compétition, donc il faut que tous les partis jouissent des mêmes opportunités pour se présenter, or ce n’est pas le cas actuellement entre les partis au pouvoir et ceux dans l’opposition, qui sont engagés dans une dynamique de transition de rupture.
De plus, l’institut électoral a besoin d’un climat de sécurité pour réaliser les élections, alors que des gangs armés occupent une bonne partie du territoire. Cela nécessite des mesures pour la pacification de l’espace national, sinon comment des candidats pourraient mener une campagne électorale ? Je ne pense pas que les élections soient une priorité pour l’opposition, et on ne voit pas clairement du côté du pouvoir des mesures qui donnent un signal clair pour leur réalisation. Dans un contexte pareil, il est très difficile, voire impossible, de penser aux élections, de déclencher un processus électoral.
Quels liens ou contradictions voyez-vous entre les élections et la transition à laquelle aspire l’ensemble du mouvement social haïtien ?
Pour des élections en Haïti, il faut qu’il y ait de véritables leaders de toutes les tendances, disposant de véritables programmes, qui puissent accrocher la population. La population est totalement décrochée parce que les élus utilisent le pouvoir pour leurs intérêts particuliers. Ce qui entraine, au fil du temps, un désintérêt pour participer aux élections et, en conséquence, un déficit de légitimité des élus. Quand on a des élections avec un très faible taux de participation, cela ouvre la voie à ce que les élus fassent ce que bon leur semble [4]. Ils ne se sentent pas redevables. Ils sont là pour faire leur politique, se développer eux-mêmes, au lieu de penser au développement de la communauté et du pays. Il faut nous assurer que les politiques présentent des programmes susceptibles d’accrocher la population, de telle sorte qu’il y ait un engouement pour aller aux urnes.
Cela demande quoi ? Cela demande une autre façon de faire de la politique, de gérer la question du pouvoir dans le pays. Depuis trente ans, les gens se rendent compte qu’à chaque fois qu’ils élisent quelqu’un, c’est la situation de cette personne qui change ; pas la situation des Haïtiens et Haïtiennes. C’est ce signal que les politiques doivent donner pour que la population voie qu’il peut y avoir un changement à travers les élections, même si celles-ci ne constituent pas une panacée. Si ce signal n’est pas donné, même avec des élections de bonne qualité « technique », les résultats seront les mêmes : les élus ne seront pas légitimes, et leurs politiques ne seront pas en adéquation avec les attentes de la population.
Comment voyez-vous l’initiative de la Passerelle [5], et ce rapprochement entre société civile et partis politiques ?
Cela crée un espace où les partis politiques et la société civile se rencontrent pour échanger sur un ensemble de questions. La société civile doit faire entendre sa voix au politique pour que les choses se passent autrement. La société civile a beaucoup bataillé pour avoir un statut de partie prenante et non d’observateur. C’est une très bonne chose. Les organisations de la société civile doivent avoir leur mot à dire sur l’avenir du pays, et il est important qu’il y ait un espace où ces deux entités, société civile et partis politiques, puissent se rencontrer et discuter.
Est-on face à une crise sans précédent, à un combat sans précédent selon vous ?
Depuis 2011, on est face à un pouvoir qui se revendique « bandit légal » [6]. Tout se passe au sein d’un petit clan, de plus en plus serré et fermé. J’ai l’impression que Jovenel Moïse n’a pas réussi à assurer l’équilibre entre les clans au sein de la classe des affaires et de la classe politique, (contrairement aux ?) présidents précédents. Cela fait qu’aujourd’hui, on sent qu’il y a un éclatement. Les classes moyennes s’appauvrissent et une partie du secteur privé se sent lésé, voit ses intérêts menacés, et perçoit qu’il pourrait y avoir un transfert de classe à la baisse ; qu’elle risque de « chuter » vers les classes moyennes inférieures.
Les gens ont l’impression que le pouvoir est géré de façon personnelle, avec pour souci fondamental, le profit personnel. Même ceux qui supportent le pouvoir en place semblent avoir des réserves. Avec le pays locked, les affaires ne marchent pas vraiment, l’argent ne circule pas. Il y a un déficit de plusieurs millions de gourdes, mais qui va payer les pots cassés de ce déficit ? C’est la petite marchande, ce sont toutes les petites bourses qui vont payer une marmite de riz le double du prix qu’il y a deux ou trois ans. Et qui va en bénéficier ? Le même petit groupe qui s’accapare le pouvoir. Une telle situation ne peut entraîner que le mécontentement. On n’a même pas besoin de mot d’ordre, car on vit cette situation dans sa chair ; il suffit d’aller au marché pour sentir dans son corps ce que vit le pays.
Ces trente-trois dernières années [depuis 1986 et la chute de la dictature de Duvalier], je n’ai jamais vécu ce genre de situation où toutes les forces vives de la république, tous les secteurs de la société civile se sont prononcés pour exiger la démission du président. Et, dans mon souvenir, je n’ai jamais vu une telle polarisation, notamment au niveau du Forum économique [regroupement du secteur privé]. Auparavant, il pouvait y avoir des divergences de vues, mais aujourd’hui, la majorité s’accorde pour demander la démission de Jovenel Moïse. Seule une minorité le soutient encore, mais, jusqu’à présent, elle a le dessus.
C’est paradoxal. On a connu de nombreuses crises avec des gouvernements plus populaires qui ont fini par démissionner. Aujourd’hui, après une période aussi intense de manifestations avec autant de voix qui s’élèvent contre le pouvoir en place, on a un gouvernement qui n’a jamais été aussi impopulaire et qui, pourtant, arrive à se maintenir au pouvoir. Il faut se poser la question : pourquoi Jovenel Moïse est-il toujours là ? Est-ce un problème de stratégie, des acteurs en présence, des intérêts communs de ce pouvoir avec les impérialistes ? Autant de questions qui méritent de profondes réflexions pour comprendre exactement ce qui se passe dans le pays.
Comment voyez-vous la suite ?
Il y a un mécontentement généralisé. On est face à une crise très profonde de confiance, car c’est un gouvernement qui a vendu le mensonge, et le mensonge les gens en ont ras-le-bol. Mais la plupart des partis de l’opposition ont eux aussi un déficit de crédibilité. Les Haïtiens n’ont donc pas confiance dans le pouvoir, mais ils n’ont pas non plus totalement confiance dans certains acteurs de l’opposition. Cela crée une situation un peu incertaine, complexe et compliquée. Mais on peut aussi se demander : combien de temps cela peut-il durer ? Avec les blocages, les producteurs ne peuvent pas écouler leurs produits, ce qui a pour conséquence une augmentation des prix. Les gens sont stressés et se sentent en prison. Cette situation ne peut pas durer. Il faut absolument une solution, mais celle-ci sera-t-elle à la hauteur des attentes ?
La solution la plus durable consisterait dans la mobilisation continue des organisations de la société civile. Ce sont elles, qui dénoncent la corruption et l’impunité, qui veulent une transition de rupture, et qui doivent continuer à se mobiliser pour qu’il y ait un véritable procès Petrocaribe ; pas seulement Petrocaribe, mais un procès sur tous les dossiers où il y a un soupçon de corruption. Le pays ne peut pas mourir. On ne peut pas continuer à tuer l’espoir. Il faut que le soleil brille pour ce peuple qui, depuis plus de deux cents ans, demande à être intégré dans la communauté nationale, à ne pas être considéré comme des exclus, des parias, des riens.