Comment en êtes-vous arrivée à vous engager dans le mouvement social actuel ?
Auparavant, j’avais un engagement plus social, mais politique, pas aussi concret ou ciblé que celui de la lutte anti-corruption. C’est dans ce que je fais, mon livre et mes films que je m’engage. J’ai toujours été dans les luttes pour les femmes ; pas en tant qu’activiste militante, mais en tant qu’artiste. D’ailleurs, mon staff sur mon nouveau film est aussi essentiellement féminin. En ce moment même, je travaille sur un film de fiction, Freda [3] : c’est un portrait de femmes, aujourd’hui, en Haïti, dans le contexte socio-politique actuel. J’ai toujours eu un regard sur les femmes. Je ne fais pas partie « officiellement » de Nou pap dòmi [4], mais je me reconnais en eux.
Est-ce le fruit de votre propre parcours ? Ou le milieu du cinéma haïtien est-il forcément engagé ?
Pas tellement. Je pense que j’appartiens aux rares personnes qui arrivent à faire du cinéma, car cela demande beaucoup de moyens. Ce n’est pas comme au théâtre, la production cinématographique est très limitée. Il y a très peu d’espaces d’expression. Mais ce qui se passe en Haïti, c’est que prendre position comme artiste, c’est loin d’être simple. Prendre position, cela veut dire couper court à toute chance de financement du secteur privé. Cela rend l’engagement extrêmement complexe.
Par exemple, moi, je savais pertinemment qu’en m’impliquant de manière frontale dans la lutte Petrocaribe, je coupais automatiquement court à tout espoir de trouver un financement ici pour mes films. Parce que, d’une façon ou d’une autre, la bourgeoisie en Haïti, le secteur privé n’est pas très détaché de l’État haïtien, et on sait à quel point ils sont en grande partie responsables de ce qui se passe. Donc prendre position, c’est couper les liens avec ceux qui financent les artistes, et ce n’est pas évident, surtout pour les artistes qui ne survivent que grâce à ça. Sans compter que cela dépend aussi d’une personnalité bien particulière pour s’impliquer, et puis voir comment s’engager : dans sa musique, dans ses films ou de façon plus directe…
Justement, d’où vient qu’étant déjà engagée dans votre travail artistique, vous ayez voulu vous engager aussi autrement ?
Au début, c’était très anodin, via les réseaux sociaux. C’est en m’impliquant que j’ai compris à quel point c’était énorme. Je savais, mais pas le degré de vol. C’est en lisant le rapport [de la Cour des comptes], c’est en m’impliquant avec Nou pap dòmi et d’autres jeunes que je me suis rendue compte que le scandale était immense. Donc c’est devenu évident. Comme le disait une journaliste : « Haïti est trop pauvre pour se permettre de perdre 4 milliards de dollars ».
À un moment donné, quand je sais, c’est fini ; je ne peux plus faire semblant. Je me suis donc encore plus impliquée. Pour des raisons professionnelles et familiales, je suis souvent à l’étranger et j’ai commencé à faire des allers-retours pour participer aux manifestations. Après, comme j’ai reçu des menaces, je rendais moins publiques mes participations aux marches, aux activités de dénonciation, etc. Aujourd’hui, cela devient une poudrière. Je suis inquiète pour mes amis et tous ces jeunes engagés. C’est de moins en moins évident de s’affirmer, même s’ils continuent de le faire sans sourciller.
Il semble y avoir une contradiction entre l’intensité des luttes féministes et la réalité des femmes en Haïti ?
Oui, il y a un décalage. Ici, il faut avoir les reins solides pour s’exprimer, même s’il y a énormément de femmes qui se battent. Même dire « je suis féministe » n’est pas évident dans cette société. Même si tu as besoin de cette affirmation concrète, de le crier, tu dois avoir conscience de ton environnement, où la justice est très précaire, sinon inexistante. Il y a des séquelles et des cicatrices qui découlent de ce que tu subis dans cette société.
Cette lutte d’affirmation de soi doit donc impérativement s’accompagner d’une lutte pour l’imposition de l’application de la loi. Amender la Constitution pour qu’elle soit beaucoup plus juste et plus équitable. Si tu n’as pas la justice qui suit derrière… Ce n’est pas une question de moralité, mais de lois. D’où mon obsession de l’application et de la création des lois, et pour que la justice se mette en branle. C’est trop long d’attendre que les mœurs changent, que la perception change.
Est-ce que la lutte actuelle permet de renforcer l’engagement des femmes ?
Non, au contraire, cela les fragilise, parce que la condition des femmes, en Haïti et ailleurs, est liée à la précarité. Il y a un contexte social qui doit être mis en place pour que cette condition évolue. Plus il y a de la précarité, plus ceux qui sont vulnérables, donc les femmes, deviennent encore plus vulnérables. On le voit bien avec le viol qui est une arme de déstabilisation sociale.
C’est difficile de se battre sur plusieurs fronts à la fois. Et, bien sûr, la lutte contre la corruption a été la cause principale qui a dominé les médias et les manifestations cette dernière année. Il y a eu aussi des marches contre le viol auxquelles j’ai participé. Mais de façon générale, c’est compliqué de lier les deux, même s’il y a des activistes qui le font. C’est une société où il y a tellement de combats et de changements à mener à différents niveaux… Prioriser l’un, cela devient complexe parce que tout le monde te dit : « et ça ? » : les enfants, les hommes au chômage, etc. C’est ça qui rend complexe l’articulation, plus encore lorsque tu es dans un système qui te force à t’allier avec ton oppresseur....
Mais je suis convaincu que, la lutte contre la corruption en Haïti, si elle va assez loin, si on arrive à mettre des balises sur le vol, forcément, cela va débouler sur des balises sur les rapports et comportements entre les gens et entre le genre. C’est un début pour faire comprendre aux gens : « quand tu fais ça, cela peut avoir des conséquences ». C’est le plus important dans cette lutte, c’est pourquoi il faut rester centré sur ça : tu traces l’exemple dans ce pays que, dès aujourd’hui, les actes, tels que la corruption, peuvent avoir des conséquences. Et jusqu’à présent, c’est ce qui nous manquait cruellement, parce que quelqu’un pouvait être au gouvernement, voler des millions de dollars, et absolument personne ne lui demandait des comptes.
Commencer à demander des comptes, c’est commencer à responsabiliser les gens, c’est le début d’une société égalitaire, c’est le début d’un État de droit. Cela va avoir des répercussions sur tout. Oui, c’est un idéal. Mais c’est comme le rapport de la Cour des comptes. Tout le monde disait qu’on ne l’aurait jamais, que c’était impossible d’avoir un rapport dix ans après. On s’est battus et on l’a eu. Et moi je continuerai à me battre pour que ce qui paraissait improbable et impossible dans ce pays devienne possible. Surtout ce qui profite à l’avancement de ce pays. Si on laisse tomber ça, cela veut dire qu’on laisse tomber tout, qu’on laisse tomber le peuple – le peuple dont je fais partie, dont je suis une partie intégrante – et cette conscience qui s’éveille.
C’est essentiel pour nous-mêmes, pour notre dignité humaine qu’on se tienne debout, qu’on dise les choses haut et fort. Et que ceux qui nous martyrisent, ceux qui nous volent, ceux qui nous écrasent et nous empêchent d’avancer, comprennent qu’en fait ils n’ont pas réussi à nous transformer en zombies, incapables de se tenir entre nous, et qu’ils comprennent qu’on reste encore ce peuple de combattants.