Pouvez-vous vous présenter en quelques mots : d’où venez-vous, que faites-vous ?
Je m’appelle Rita Dieujuste. Je suis la première victime du massacre de La Saline et je suis membre du comité des victimes. J’ai six enfants, mais mon premier a été tué lors du massacre. Et j’ai quatre petits-enfants. J’habite et je suis née à La Saline. Je suis marchande. Je vends des vêtements. Je fais ça depuis que j’ai vingt-cinq ans. Cela me rapport de l’argent pour vivre et nourrir mes enfants.
La mairie ou l’État font-ils quelque chose pour La Saline ?
Rien. Ils ne font rien pour l’éducation, pour la santé, pour que les gens vivent bien.
Vous participez aux mobilisations sociales depuis le début ?
Depuis le début ! La Saline est en première position dans la lutte. C’est un quartier populaire qui a toujours résisté, qui a toujours fait partie des démocrates. On est contre le système car il utilise souvent les quartiers populaires, avec de l’argent, pour servir les partis politiques.
Il y a un an, début novembre 2018, est commis le massacre de La Saline. Le sentiez-vous venir ?
Oui, car on n’est pas d’accord avec le gouvernement. On sentait venir quelque chose, on se sentait en danger. Le 17 octobre 2017, le pouvoir est venu fêter Dessalines [2], devant le monument historique qu’on lui a construit. Les gens voulaient que le gouvernement vienne et fasse des choses pour permettre au quartier d’avancer. Mais ils sont venus comme toujours. Sans vouloir rien faire. Alors, ils n’ont pas reçu un bon accueil, et c’est à cause de cela qu’ils se sont fâchés. Ils voulaient qu’on manifeste en soutien du gouvernement et qu’on crie : « Vive Jovenel pour cinq ans ». On n’a pas voulu.
Le gouvernement en place a fait le massacre pour montrer qu’ils ont les pleins pouvoirs, qu’ils contrôlent le quartier. C’est à La Saline que ça a commencé. Ça a été le signal pour les autres massacres, six en tout : deux fois à La Saline, à Carrefour feuille, à Solino (Martissant), à Delmas 6, et, il y a quelques jours, à Bel Air [3]. Tous des quartiers populaires. Jovenel Moïse et sa femme sont les têtes pensantes du massacre de La Saline, mais ils utilisent d’autres personnes, des bandits et des policiers pour le faire.
Les bandits, les auteurs du massacre sont restés neuf jours à La Saline. Ils cherchaient d’autres gens pour les assassiner. Pendant tout ce temps, les deux commissariats, celui juste à l’entrée du quartier et celui dedans n’ont pas bougé. Ils ont eu peur. Ils n’ont pas voulu intervenir dans les affaires du gouvernement.
Comment vous êtes-vous organisés ?
Lors des massacres et lorsqu’ils rentrent dans le quartier, on s’enfuit se réfugier dans les quartiers à côté : Warf Jérémie, les ruelles Dessaline et Dechamps… On ne dormait plus à La Saline : on venait le matin et on repartait le soir. On dort dans le marché. Mais il est au bord de la mer, et des enfants sont morts noyés. Et depuis, plusieurs fois la BOID [Brigade d’opérations et d’interventions départementales ; une des unités de la police] nous a attaqués, avec des matraques et des gaz lacrymogènes. Ils continuent de nous intimider.
On a une chance, une petite chance, d’avoir accès à radio Zénith FM. Lorsque La Saline ou d’autres quartiers populaires se font attaquer, on leur fait passer le message et ils le diffusent. Une fois que l’information passe à la radio, en disant qui sont les agresseurs, quelles sont les personnes de la police qui sont là, etc. ils se replient car ils ne veulent pas que des gens extérieures [à La Saline] les voient. C’est radio Zénith et RNDDH [Réseau national de défense des droits humains] qui nous ont aidés.
On a aussi créé un Comité de femmes victimes. Il y a dix personnes qui se rendent disponibles pour le comité, et j’en suis la porte-parole. On a fait passer nos revendications à la radio. On demande justice pour les victimes du massacre de La Saline. Il faut un procès. On a porté plainte. RNDDH nous aide. Mais comment on va faire si le gouvernement c’est l’État ? Comment on va faire si le président protège ceux qui ont fait le massacre, et s’il est lui-même à la tête du massacre ?
Est-ce que cela a arrêté la mobilisation ?
Non. Tant qu’on n’aura pas justice, on restera mobilisées et on restera face à ce gouvernement. La Saline a toujours été présente. Dans le passé, quand il y avait des manifestations, si La Saline ne participait pas, c’est comme dire qu’il n’y a pas de manifestations du tout ! C’est un quartier de résistance. Déjà, le 11 septembre 1988, le pouvoir a attaqué Aristide à Saint-Jean-Bosco [4]. Mais on a résisté et on continue à résister.
Vous participez au pays locked [pays bloqué] [5], vous participez aussi aux marches ?
Non, on ne peut pas prendre la rue, car on a peur des chauffeurs à l’entrée de La Saline, qui sont payés pour nous attaquer si on sort manifester. Alors, on résiste en bloquant La Saline, en se barricadant. On utilise les barricades pour nous défendre contre le système. Pour notre sécurité. Un semblant de sécurité car ça n’empêche pas les policiers d’attaquer. Mais, depuis le monument Dessalines jusqu’au portail de Saint Joseph, une autre entrée du quartier, on bloque tout : la route pour aller en plaine, vers Port-de-paix, l’accès au centre-ville, les ports... Tout.
Mais quand vous bloquez le quartier, cela veut dire que vous ne pouvez plus travailler, faire le commerce, etc. C’est un sacrifice.
Avec le pays locked, les voitures et les marchandises n’arrivaient pas jusqu’à La Saline. Et les habitants de la zone, lorsqu’ils sortaient, étaient toujours menacés par des bandits. Puis, le système en place a brûlé les marchandises dans le marché. On a tout perdu.
Les gens de La Saline vivent très mal. Ils ne sont pas soignés, ils ne mangent pas ou mal. Il n’y a pas de logement, pas de centre de santé. Les enfants ne sont pas scolarisés. Il y a une école dans le quartier, mais avec l’insécurité, les enfants n’y vont plus. On n’a pas d’argent, pas de travail, pas de marchandises à vendre ; comment faire pour vivre bien ? Le gouvernement ne peut pas, ne veut pas nous donner les moyens d’une vie meilleure.
Il y a eu plusieurs massacres. Beaucoup de morts, de viols, de violence. La vie chère, l’insécurité, l’injustice, et plus de gens qui sont armés dans les rues. C’est très dur. Le gouvernement veut que les habitants de La Saline ne vivent plus, qu’ils soient contrôlés et dirigés par les bandits sur place. Avec l’argent, on utilise les habitants à des fins malfaisantes, pour servir les politiques, pour manifester pour eux. Nous sommes bloqués comme dans un ghetto par la méchanceté du gouvernement.
Mais jusqu’à ce jour, on bloque… C’est un sacrifice pour trouver la justice. On reste face au gouvernement actuel, toujours barricadés, et on le restera tant qu’on n’aura pas la justice.
Est-ce que d’autres acteurs de la mobilisation, à part radio Zénith et la RNDHH, ont marqué leur solidarité avec vous ?
Des membres de partis d’opposition sont venus. Et les petrochallengers [6]. Ils nous aident à combattre l’injustice, à ce qu’on respecte nos droits comme citoyens. Mais le gouvernement en place ne peut pas nous donner la garantie de ces droits.
Quels sont vos espoirs ?
J’ai 47 ans. Mon rêve est de vivre bien, dans un quartier sans insécurité, où mes enfants pourront aller à l’école, vivre sans crainte, disposer de toutes les choses comme la santé, l’éducation, etc. On veut la justice sociale et le droit de vivre bien.