Si Martelly a pu écrire une chanson en quelques semaines, il n’aura pas eu le temps, en quatre ans, d’organiser des élections pour renouveler les collectivités territoriales [1] , le Sénat et la Chambre des députés. Il a par-là même déclenché une série de conflits avec le parlement et la société civile, accumulé des années de retard sur le calendrier électoral, et, finalement, a provoqué la crise actuelle.
Le vendredi 22 janvier 2016 – et pour la seconde fois –, le deuxième tour des élections présidentielles était en effet reporté [2] . Et ce, malgré la pression de la « communauté » internationale – États-Unis en tête – et du gouvernement haïtien. Dans le même temps, Jude Célestin, dauphin de l’ex-président René Préval (2006-2011), prétendument arrivé second, derrière le candidat de Martelly, Jovenel Moïse, intégra le G8 – un groupe de huit partis d’opposition qui rejetaient les résultats de ces élections –, refusant obstinément de faire campagne et de participer à ce qu’il estimait être « une mascarade ». Les organisations des droits humains, les mouvements de femmes et de paysans se mobilisèrent pour dénoncer les fraudes massives lors de ces élections ; fraudes que reconnaissait implicitement même la Commission d’évaluation électorale indépendante (CEEI), pourtant créée par le pouvoir, sous la pression de la rue.
Le 7 février, Martelly quittait donc le pouvoir sans successeur. Un accord in extremis a seulement été trouvé pour désigner un président intérimaire et fixer un calendrier de transition. Les élections, initialement prévues en avril et en mai de cette année, ont ainsi été repoussées à l’automne 2016, afin de permettre une nouvelle évaluation globale et la refonte de la Commission électorale provisoire (CEP) et pour que ne se reproduisent les erreurs et fraudes passées.
Le parti-pris de la banane
Jusque-là inconnu dans le paysage politique, Jovenel Moïse, est le PDG d’Agritrans, une société de production de bananes. Implantée dans la première zone franche agricole en Haïti, elle a bénéficié d’un investissement de l’État à hauteur de 5.8 millions de dollars. D’où son surnom : « nèg banann nan » (l’homme de la banane). Mariage étonnant d’un modèle de développement néolibéral, basé sur la culture à grande échelle (essentiellement destinée à l’exportation vers l’Allemagne principalement), et bénéficiant d’exemptions de taxes, et du label bio attribué à ces bananes, même si, comme nous l’a précisé la filiale dominicaine de Kiwa-BCS, qui a accordé à Agritrans, en août 2015 et pour une période d’un an, cette certification biologique n’intègre pas de normes sociales pour l’Europe. Toujours est-il que Moïse semble peu à peu rattraper par « les affaires ». Les soupçons de fraude s’accumulent : suite aux manquements observés dans l’audit commandité par la Banque interaméricaine de développement (BID), le gouvernement doit rembourser une subvention octroyée à Agritrans pour la construction d’une route allant au Parc industriel de Caracol (PIC), tandis que le ministre des Finances a révélé que l’entreprise serait en faillite [3] ...
La chanson « Ba’l bannan lan » – « donnez-lui la banane », en créole – de Martelly fait référence à son poulain, mais est surtout une manière de régler ses comptes. Ba’l bannan lan s’en prend, en effet, à deux journalistes critiques : Liliane Pierre-Paul, de Radio Kiskeya, et Jean Monard Metellus, de Radio-télévision Caraïbes. Si le double sens, à connotation sexuelle, est monnaie courante dans les chansons de carnaval, l’humour s’avère ici gras et lourd.
Monard est accusé de se mettre de la crème pour se blanchir et de devenir une « demoiselle ». Quant à Liliane Pierre-Paul, il lui est « simplement » conseillé de se prendre une banane... Ces propos machistes ne constituent pas une première. Le 28 juillet 2015 déjà, lors d’un meeting public, le président s’en était pris violemment à une femme qui questionnait les réalisations de son gouvernement, en l’invitant à le rejoindre sur le podium. Un ensemble d’organisations et de mouvements avait alors pris position pour dénoncer le sexisme et le mépris des femmes dont faisait preuve Martelly [4] . Ces attaques ne sont ni gratuites ni inoffensives. Ainsi, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 2015, les locaux de Radio Kiskeya ont fait l’objet de tirs d’armes à feu ; manière d’intimidation.
Une politique spectacle
Du Whashington Post à Libération, la presse internationale a été unanime à relever l’indécence de Martelly à travers sa chanson. Cependant, cette indignation est quelque peu faussée, dans la mesure où elle présente ce scandale comme un accident exotique, dû à la personnalité de l’ex-président, sinon à la culture du pays. C’est occulter le fait que Martelly est le fruit du mariage arrangé d’une situation sociale et de la « communauté » internationale, et que cette dernière frasque participe d’une politique spectacle. De façon générale, les inégalités de genre sont criantes – Haïti, pays le plus inégalitaire du continent latino-américain, était classé, en 2014, 138ème sur les 188 pays [5] – et participent plus globalement des inégalités sociales et d’une mise à mal des conquêtes du mouvement des femmes haïtiennes.
Martelly a mis en scène son mandat présidentiel, multipliant les programmes comme autant de slogans, qui se réduisent, en dernière instance, au « Haïti is open for business ». Il fut le président qui effectua, au cours de son mandat, le plus grand nombre de voyages à l’étranger et qui reçut le plus de dignitaires étrangers. Cet activisme tous azimuts – qui n’est pas sans rappeler celui de Nicolas Sarkozy en son temps – visait à couvrir la situation haïtienne d’un voile de précipitation et d’ambitions [6] . Il s’agissait de donner l’impression que les choses bougent, et vite. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Suite au séisme de 2010, 60.000 déplacées vivent encore dans une quarantaine de camps où, faute de moyens, les conditions d’hygiène se dégradent, et le pays demeure très vulnérable aux aléas climatiques. À la pauvreté structurelle – plus des trois quarts de la population vivent avec moins de deux dollars par jour –, viennent s’ajouter l’épidémie de choléra et la crise migratoire. Ainsi, 322 personnes sont mortes du choléra en 2015 [7] , et la décision raciste de la République dominicaine de dénationaliser des milliers de Dominicains d’ascendance haïtienne a obligé nombre d’entre eux de passer la frontière et de s’installer en Haïti, souvent dans des conditions précaires.
Quatre millions de personnes (plus d’un tiers de la population) vivent actuellement en situation d’insécurité alimentaire. Et la proportion risque de s’aggraver, au vu de la crise politique, du phénomène climatique El niño, et, surtout, de l’augmentation des prix du panier alimentaire. En effet, autour de 60% de la nourriture consommée sur place est importée. La chute de la production agricole, la dépréciation de la gourde (monnaie nationale) par rapport au dollar, l’inflation, l’augmentation des importations, et le contrôle du marché haïtien par quelques grandes familles combinent leurs effets, au point que le coût du panier alimentaire de base a progressé de plus de 7% en moyenne par rapport à 2014 [8] .
Les programmes sociaux – dont l’emblématique PSUGO visant à uns scolarisation gratuite – mis en place par Martelly manquent de transparence et de contrôle. Et de lourds soupçons de corruption pèsent sur sa présidence. Il est probable que les prochains mois soient riches en révélations. Quoi qu’il en soit, ces programmes sont subordonnés au « Haïti is open for business », où convergent les intérêts de l’élite haïtienne – aussi « moralement répugnante » [9] soit-elle – et de la « communauté » internationale – aussi vertueuse (dans ses prétentions) soit-elle. En témoigne encore tout récemment, le décret du 7 janvier 2016, pris par Martelly, en l’absence donc de parlement, pour créer un centre financier extraterritorial (offshore), afin d’attirer les capitaux transfrontaliers sur l’île de la Gonave, transformé à terme en nouveau paradis fiscal.
La politique spectacle de Martelly est donc tout à la fois une manière de gommer la réalité haïtienne, de transformer la direction du pays en un show permanent, et d’approfondir la dynamique néolibérale. Se scandaliser du spectacle et de l’autoritarisme de l’ex-président tient alors de l’hypocrisie. Ceux-ci sont les seuls moyens disponibles pour mettre en place les politiques néolibérales ; politiques que la « communauté » internationale promeut et soutient, mais dont elle refuse systématiquement de reconnaître les conditions de fabrication et les effets. Certes, la « communauté » internationale aurait préféré un relais local un peu moins spectaculairement corrompu et clownesque. Mais il n’empêche, qu’en fin de compte, Martelly a mis en œuvre la politique dictée par celle-ci, et qui lui aura accordé son soutien jusqu’au bout.
L’impasse électorale : trois petits tours et puis s’en vont ?
Les élections en Haïti ont largement été organisées, contrôlées et financées (à hauteur de 75%) par la « communauté » internationale. Alors que les nombreux observateurs haïtiens dénonçaient les irrégularités massives et les fraudes systématiques, elle se félicitait pour sa part de ces « avancées démocratiques », faisant pression pour que le processus se poursuive, que le deuxième tour des élections ait bien lieu... même truqué, même avec un seul candidat ! L’important était d’assurer la stabilité du cadre macro-économique pour que puissent se poursuivre les mesures néolibérales. Si l’ingérence nord-américaine est visible, et à juste titre critiquée, l’Organisation des États d’Amérique (OEA – financée à près de 60% par les États-Unis) et l’Union européenne (UE) n’ont pas été en reste.
La Mission d’observation électorale (MOE) de l’UE n’eut de cesse de minimiser les irrégularités et d’appuyer Martelly dans sa volonté de continuer coûte que coûte la campagne électorale. Ainsi, dans son communiqué du 23 janvier 2016 [10] , au lendemain de l’annulation du second tour, elle condamnait les violences de ces derniers jours, regrettant « que cette détérioration de l’environnement sécuritaire, ainsi que les pressions qui ont suivi le scrutin du 25 octobre, aient fini par priver les citoyens haïtiens de leur droit d’exprimer librement leur volonté politique dans les délais constitutionnels ». Ce serait donc les pressions et les violences de ceux qui s’opposaient à la tenue du second tour – manière de consacrer l’honnêteté et la légitimité des élections précédentes –, et non ce qui avait été rejeté comme « un coup d’État électoral », qui auraient empêché les citoyens haïtiens de s’exprimer librement.
De plus, réitérant son soutien au processus électoral, la MOE UE « souligne la nécessité de respecter les résultats électoraux du scrutin du 25 octobre 2015 qui a placé les candidats Jovenel Moïse et Jude Célestin au second tour des élections présidentielles ». Cela revient, d’une part, à imposer des résultats, qui sont justement au cœur de la contestation actuelle, et, d’autre part, à s’opposer à l’ensemble des organisations et mouvements sociaux, ainsi qu’à la classe politique, en faisant fi des analyses multiples et en démontrant que ces élections étaient entachées d’irrégularités massives.
Aussi, l’UE maintient-elle son double discours, appelant à des élections libres, tout en ignorant les conditions de celles-ci, escamotant le travail des principaux intéressés et garants de cette liberté ; à savoir, les organisations sociales haïtiennes. L’UE se sera ainsi cantonnée à une observation technique décontextualisée. Rien sur la réforme de Martelly, abaissant le nombre minimum de membres pour constituer un parti, de 500 à 20, ainsi que sur les mesures de financement de ces partis politiques (166 furent agréés) ; presque tous des coquilles vides, créées et liées au pouvoir.
Rien non plus sur les accusations de trafic de près de cent mille mandats, permettant de voter plusieurs fois. Rien enfin sur le manque d’institutionnalisation, de transparence et de crédibilité de la CEP, en charge de l’organisation des élections. L’UE pousse l’absurdité jusqu’à financer des élections truquées, en s’opposant, aujourd’hui, à la lutte des organisations haïtiennes pour le respect de la souveraineté, de l’autonomie et de la liberté, qu’elle financera pourtant partiellement, demain, avec des programmes de promotion de la démocratie et des droits humains.
Malgré les pressions de Martelly et de sa clique, mais plus encore de celles de la communauté internationale, une Commission indépendante de vérification et d’évaluation électorale a été mise en place et a remis un rapport dans le temps qui lui était imparti. Elle concluait ainsi : « l’analyse des résultats montre que les élections présidentielles étaient entachées d’irrégularités, de négligences, de fautes professionnelles graves et/ou de fraudes », et appelait à reprendre le processus électoral » [11] . Elle relayait ainsi les doutes et les accusations des organisations sociales haïtiennes... la cécité et la surdité de l’UE. Son obstination aussi, puisque, l’annulation du premier tour des élections présidentielles allant à l’encontre de ses conclusions, elle a décidé de mettre un terme à sa mission d’observation électorale en Haïti.
Les lendemains, certes incertains, dépendent du rapport de forces entre les divers acteurs au niveau national, et entre ceux-ci et les acteurs internationaux. Parmi ces acteurs, les organisations de la société civile haïtienne ont un rôle stratégique ; de leur capacité à dépasser les « luttes internes pour la visibilité et la course pour le financement étranger », à refuser « la recherche de solutions cosmétiques », et à dégager « un consensus en vue d’une position commune » [12] dépend l’avenir de Haïti. Mais ceux qui, fatalistes, se plaignent et regrettent l’instabilité en Haïti – « qui va toujours mal » – passent doublement à côté de la lutte du peuple haïtien. La « stabilité » qu’on cherche à imposer, d’en haut, est celle d’un modèle basé sur les inégalités, la dépendance et le renforcement d’une élite, qui reconduit son pouvoir depuis des décennies, à travers la mise en place de politiques néolibérales et l’organisation d’élections frauduleuses. L’échec de la tenue du second tour de la présidentielle est une victoire des mouvements sociaux haïtiens, qui ont empêché Martelly et la communauté internationale de reproduire le mépris du peuple et les mécanismes de sa sujétion. Victoire certes ponctuelle et fragile, mais qui constitue, ici et maintenant, le seul levier d’un changement social en Haïti.