Lire le premier volet de ce dossier consacré à la crise haïtienne
Lire le deuxième volet de ce dossier consacré à la crise haïtienne
L’étonnant n’est pas la colère actuelle, mais qu’elle ne soit pas arrivée plus tôt. Les manifestations de masse de début février et le blocage de toutes les activités – le « pays lock » – trouvent leur origine immédiate dans un mouvement initié en août 2018. Sur twitter, un homme aux yeux bandés brandit une pancarte en carton sur laquelle est écrit : « Kot Kòb Petwo Karibe ? » [Où est l’argent de PetroCaribe ?]. L’homme en question est Gilbert Mirambeau JR., un cinéaste et écrivain haïtien résidant au Canada. Le message va déclencher une campagne dans les médias sociaux, avant de rebondir dans une première manifestation de rue le 17 octobre [1].
Le mouvement #PetroCaribeChallenge est né. Il rassemble nombre de jeunes Haïtiens, qui en ont assez, et exigent des institutions nationales de rendre compte de ce qui a été fait de l’argent de PetroCaribe. C’est sous sa pression que la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) a publié l’audit concernant la gestion du fonds PetroCaribe. L’origine, la dynamique, les revendications et l’importance de la jeunesse dans ces mobilisations ne sont pas sans rappeler le « printemps arabe » et son « Dégage ! » [2] .
Lors de la manifestation du mercredi 17 octobre 2018, huit personnes ont été tuées, soixante-et-une autres blessées, dont plusieurs par balles, selon le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH). Les funérailles de plusieurs de ces manifestants, le 31 octobre 2018, a pris un tournant revendicatif, entraînant à nouveau des affrontements et la répression, qui a fait au moins un mort et huit blessés.
Les journées de mobilisation depuis le 7 février ont fait, elles, officiellement quatre morts et seize blessés, mais le communiqué, en date du 12 février, des évêques catholiques romains en Haïti, parle de « plus de dix morts depuis le 7 février 2019 » [3] … La répression explose parallèlement à l’insécurité. Très inquiétant est ce qui peut être qualifié de « massacre d’Etat », à savoir l’assassinat de septante et une personnes (deux autres sont portées disparues), les viols collectifs de onze femmes et la destruction de nombreuses maisons, le mardi 13 novembre 2018, dans le quartier populaire de La Saline à Port-au-Prince [4] .
Si la lumière n’a pas encore été faite sur ce massacre où semblent être impliqués les gangs armés de connivence avec des politiciens, la montée de l’insécurité ne fait aucun doute. De manière générale, selon la Commission épiscopale nationale de l’Église catholique romaine Justice et paix (Ce-Jilap), 604 personnes ont été tuées par balles, au cours de l’année 2018 [5] .
Racines socio-économiques
À y regarder plus près cependant, force est de constater que le réveil social est plus profond et qu’il remonte à plus loin. Ainsi, en 2017, les ouvriers des usines de sous-traitance avaient, à plusieurs reprises, manifesté en masse pour réclamer une hausse du salaire minimum, et le vote du budget 2017-2018 avait fait descendre dans la rue des milliers de personnes [6]. De plus, l’annonce de l’augmentation du prix de l’essence, qui résultait du dernier accord avec le Fonds monétaire international (FMI), avait provoqué trois jours d’émeutes début juillet, causant la mort de vingt personnes, avant que le gouvernement ne revienne sur sa décision.
Évidemment, cette effervescence sociale trouve ses racines dans les conditions socio-économiques. La pauvreté, qui touche près de 60% de la population, l’insécurité alimentaire affectant plus de 40% des Haïtiens, la vie chère – d’autant plus chère avec la dépréciation de la monnaie locale, l’inflation et la dépendance aux importations – s’aggravent objectivement, mais aussi subjectivement, au regard des inégalités, du mépris de la classe dirigeante et des multiples promesses non tenues du président Jovenel Moïse [7] .
Les recettes proposées pour sortir de la crise participent du problème, pas de la solution. Le cas du riz est emblématique. Élément incontournable du panier alimentaire haïtien, il est aujourd’hui très largement importé (à 80%), en provenance essentiellement des États-Unis (à plus de 90%). Pour faire baisser le prix du riz sur le marché local, le gouvernement cherche un arrangement avec les gros importateurs, et à importer plus de riz.
C’est ce qu’avaient déjà fait, en 2012, l’ancien premier ministre Laurent Lamothe, en signant un contrat d’importation avec le Vietnam, et le président René Préval, lors des émeutes de la faim en 2008. Mais cela revient à prolonger la politique d’importation menée depuis un quart de siècle, plus spécifiquement depuis 1995 quand les droits d’importation sur le riz ont baissé de 50 à 3% (le taux le plus bas de toute la région). Une politique qui a cassé la production locale et transformé Haïti, de pays quasi autosuffisant en nation dépendante et vulnérable [8].
Le sens de la révolte
Les mobilisations actuelles sont réinscrites par les protagonistes dans l’histoire du pays, comme en témoignent les dates anniversaires choisies pour les manifestations : l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines, fondateur de la nation, et la chute de la dictature des Duvalier, respectivement le 17 octobre et le 7 février. Si l’image de la révolution haïtienne est instrumentalisée par le pouvoir pour faire écran aux antagonismes sociaux, le passé demeure un levier populaire puissant pour réorienter le présent.
Il ne faut ni diaboliser ni idéaliser le mouvement actuel. Que des gangs armés, eux-mêmes liés à la classe politique, soient intervenus dans ces manifestations et cherchent à les instrumentaliser semble avéré. Il serait réducteur cependant de réduire la mobilisation à une telle manœuvre. A contrario, ne pas reconnaître les limites du mouvement social de ces derniers mois serait une erreur. Et le romantisme de l’insurrection demande à être complété et corrigé.
Plutôt que de parier uniquement sur le sens inné de la révolte de personnes enchaînées par la faim, la misère et l’oppression, il convient de voir cette lutte comme une course contre la mort, afin de politiser la colère avant que celle-ci ne tourne à vide et ne se retourne contre ses propres sujets, au premier chef les femmes et les plus vulnérables. Cette politisation ne peut être importée. Elle ne peut être que le fruit de l’auto-organisation des acteurs haïtiens eux-mêmes. Notre rôle à nous, ONG et associations de solidarité, est de soutenir et de faciliter celle-ci.
L’impasse actuelle est aussi une occasion. L’absence d’alternance politique crédible oblige à viser d’emblée l’alternative. Et à n’envisager d’issue que sous la pression de la rue. Aussi contradictoire et limité que soit le mouvement social actuel, il demeure un témoignage de la soif de dignité des Haïtiennes et Haïtiens, une source d’espoir, et la chance d’un changement.