Le 12 janvier 2010, Haïti était secoué par un séisme de magnitude 7, qui allait faire plus de 220.000 morts et laisser 1,5 million de personnes sans abri. Six ans plus tard, début octobre 2016, l’ouragan Matthew frappait de plein fouet le Sud du pays. Et le monde de redécouvrir un paysage dévasté, comme si rien n’avait changé. Force est de constater, en effet, que les Haïtiens ne vivent pas mieux qu’avant et que Haïti semble toujours aussi vulnérable. Pour autant, il n’y a là ni fatalité, ni malédiction, mais les conséquences d’une situation géographique et de choix (ou de l’absence de choix) politiques.
Exposition et vulnérabilité
Faisant partie des Pays les moins avancés (PMA), classé 163e sur 188 selon l’Indicateur de développement humain (IDH), Haïti est le pays le plus pauvre d’Amérique latine et surtout l’un des plus inégalitaires au monde. Du fait de sa situation géographique [1] , le pays est particulièrement sujet aux catastrophes naturelles : ouragans, séismes, inondations, sécheresse… Ainsi, selon l’Indice mondial des risques climatiques (IRC) 2017 de Germanwatch, Haïti est classé à la 21e place dans l’Index mondial des pays à risque, et fait partie des trois pays « les plus fortement touchés par des événements météorologiques entre 1996 et 2015 » [2] . Or, en raison du réchauffement climatique, la répétition et l’intensité de ces crises augmentent.
Malheureusement, Haïti n’est pas seulement exposée, elle est aussi particulièrement vulnérable [3] . Les effets de la dégradation du milieu naturel, le contexte socio-économique, l’instabilité gouvernementale et la défaillance des services sociaux et des politiques publiques convergent pour faire des aléas climatiques des catastrophes aux impacts considérables. Ce qui explique que des aléas de même ampleur font beaucoup moins de dégâts et de victimes ailleurs, comme l’a encore démontré l’impact différencié de l’ouragan Matthew sur l’île voisine de Cuba [4] . En fin de compte, bien plus que l’aide humanitaire internationale, ce sont la situation socio-économique et les capacités de réponse de l’État haïtien aux crises qui font la différence. Or, ces deux marqueurs sont au rouge.
Les causes sociales, qui ont fait de l’aléa sismique du 12 janvier 2010 une catastrophe de telle ampleur, demeurent largement inchangées. Près de 59% de la population vivent sous le seuil de pauvreté, l’insécurité alimentaire est chronique, seul un Haïtien sur deux (58%) a accès à l’eau potable et aux services d’assainissement, et seulement un sur quatre dispose d’installations sanitaires adéquates. Haïti est l’un des pays les plus déboisés au monde : sa couverture forestière est estimée à moins de 3%. Mais cela n’émeut guère la classe politique, qui n’a consacré à l’environnement que 0,5% du budget 2017-2018 de l’État.
L’agriculture, dont deux Haïtiens sur quatre sont tributaires, offre d’importants potentiels. Pourtant, elle aussi reste négligée. Elle demeure appréhendée par les politiques publiques des gouvernements successifs comme un poids anachronique [5] . Et ce alors même qu’avec l’économie informelle, elle représente plus de 90% des emplois. En conséquence, le pays est devenu très dépendant des importations alimentaires et, à l’heure actuelle, 1,32 million de Haïtiens sont en situation d’insécurité alimentaire sévère.
Un cercle vicieux
D’un côté, les actions d’urgence tendent à se multiplier au rythme des crises et des chocs, peinant à s’inscrire dans un processus durable. Aujourd’hui encore, un million de Haïtiens, affectés par l’ouragan Matthew, sont toujours dans le besoin d’une assistance humanitaire [6] . De l’autre, si une culture de l’anticipation des risques a pu émerger, et des mécanismes de prévention et de réponse se consolider au sein des institutions publiques, ils demeurent malheureusement lacunaires et, le plus souvent, dépourvus de moyens. Bref, de manière générale, les capacités de l’État à répondre efficacement aux crises sont très faibles [7] .
Ce n’est pas uniquement l’efficacité de l’aide humanitaire internationale qui a été remise en question suite au séisme de 2010, mais aussi son positionnement et le type de relations qu’elle instaure. Cette aide a creusé la distance, sinon la défiance entre acteurs locaux et acteurs internationaux. L’État haïtien, déjà fragile, de même que les organisations de la société civile, n’en sont pas sortis renforcés. Dans son ensemble, ce « système » de l’aide a manifesté – de façon plus intense – les même travers que ceux déjà repérés, analysés et critiqués depuis (au moins) le Tsunami de 2004 : la substitution ou le contournement des autorités et acteurs locaux, le manque de coordination, la mauvaise ou non-connaissance du contexte, l’absence d’articulation entre les phases de relèvement et de développement [8] ... Il s’agit donc moins d’une maladresse ou d’un manque de bonne volonté que d’un mode de fonctionnement.
Il semble par ailleurs que’en Haïti, les rapports de l’État et des ONG internationales confluent dans une situation problématique et intenable. Le secteur de la santé en est un bon indicateur. L’État haïtien a très largement sous-traité aux ONG occidentales et aux agences de l’ONU la responsabilité et les services de ce secteur. La part du budget de l’État alloué à la santé n’a ainsi cessé de diminuer, passant de 16,6% du budget national en 2004 – un chiffre supérieur à la moyenne de la région d’Amérique latine et Caraïbes – à 4,4% aujourd’hui, en rapport et à la mesure de l’implication de la « communauté internationale » dans ce secteur en Haïti.
Aujourd’hui, les dépenses publiques en santé par habitant et par an sont de l’ordre de 13 dollars, soit moins que la moyenne (15 dollars) des pays à faible revenu, et bien en dessous de la moyenne de ses voisins directs, la République dominicaine (180 dollars) et Cuba (781 dollars) [9] . La dépendance envers les ONG du Nord et la communauté internationale, alors même que leur financement décroît, hypothèque la durabilité d’une telle « solution » [10] .
Une piste alternative
Soutenu par les bailleurs internationaux, l’État haïtien a mis en place et consolidé un maillage d’institutions à tous les niveaux (comités locaux, communaux [11] , départementaux et national) de gestion des risques et désastres, et de mécanismes d’alerte et d’intervention (plans de contingence, Centre d’Opérations d’Urgence National, Hypothèses de Planification…). Depuis 2001, le système national d’intervention des risques et des désastres est ainsi établi par un Plan national, et c’est la Direction de la protection civile (DPC) qui est en charge de la coordination du système national de gestion des risques et des désastres.
Ce mécanisme complexe est un reflet du positionnement central de l’État et d’une architecture cherchant à inclure tous les niveaux de pouvoirs (du local au national) dont le DPC constitue en quelque sorte la colonne vertébrale [12] . Cependant, l’absence de cadre juridique, de moyens financiers – il dépend largement du financement des ONG et institutions internationales – et d’autonomie opérationnelle (il est intégré au ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales dont il dépend) restreint considérablement le rôle du DPC. Dès lors, les plans de prévention et de réponse aux crises ne sont pas (ou alors partiellement et mal) mis en œuvre.
Par ailleurs, un système d’alerte précoce a bien été mis en place. Mais celui-ci n’est efficace que s’il s’accompagne de moyens (abris, nourriture, accès aux soins) et de capacités, qui manquent en Haïti. Les autorités et communautés locales, pourtant en première ligne [13] , ne disposent pas de moyens et, en raison de la centralisation excessive des pouvoirs, de la déficience des voies de communication et de la situation enclavée de certaines régions, ne sont guère prises en compte.
Ces difficultés mettent en avant l’enjeu central de la « localisation de l’aide » ; enjeu qui a pris une nouvelle dimension dans le cadre du Sommet humanitaire mondial de 2016. La localisation est considérée à la fois comme un objectif de l’aide internationale et un principe de l’État haïtien : « le postulat général de la gestion des urgences en Haïti est le suivant : la gestion des désastres doit autant que possible se faire au niveau local » [14] . Cependant, elle peine à être mise en œuvre, comme en témoignent encore, par exemple, les retours sur l’intervention après l’ouragan Matthew [15] .
L’efficacité de la réponse aux crises dépend globalement de la rapidité, des capacités et de la connaissance du contexte des acteurs locaux, ainsi que des relations que ceux-ci entretiennent avec les pouvoirs publics et les acteurs internationaux. Cela suppose en retour une reconfiguration particulière du mode d’action face aux catastrophes, qui fait des premiers concernés, les Haïtiens et Haïtiennes, pas seulement des victimes, mais aussi et surtout les premiers sauveteurs – les plus efficaces aussi –, dotés d’une expertise, d’une expérience et de droits.