FT – Quel bilan peut-on tirer de la présidence de Michel Martelly (2011-2016), et plus particulièrement au regard des droits des femmes ?
À première vue, ce gouvernement donne l’impression qu’il était en faveur de la promotion des droits des femmes : le programme « ti manman cherie » (petite maman chérie) pour les femmes enceintes, l’effort pour appliquer le quota de 30 % de femmes, etc. Mais à y regarder de plus près, on se rend compte que, de manière structurelle, rien n’a été fait. Ni en termes d’actes structurants pour assurer une avancée du droit des femmes, ni par rapport au comportement du président lui-même. Par exemple, lors de la première année de son mandat, en disant que le pays était ouvert au business – « Haïti is open for business » –, il énumérait les différents produits que le pays peut offrir aux touristes : les plages… et les femmes. Elles faisaient donc partie de cette catégorie de choses à offrir.
Martelly n’a pas arrêté de parler des femmes avec beaucoup de mépris, d’irrespect, sans poser les vrais problèmes (les inégalités, les violences, les grossesses précoces, etc.). Non seulement ce n’est pas un sujet qui l’intéresse, mais il ne connaît pas ces dossiers. Le comble a été atteint en juillet 2015, lorsqu’il a agressé verbalement et publiquement une femme, pour bien montrer que les femmes n’ont pas droit au chapitre et que le corps des femmes est une marchandise réservée au plaisir sexuel des hommes [2] . Et, à quelques jours de la fin de son mandat, dans une chanson pour le dernier carnaval, il suggérait ou invitait au viol collectif d’une journaliste. [3], considérée comme une icône de la presse haïtienne !
Quand on prend ces exemples, quand le premier personnage d’un pays affiche ce genre de comportements, on comprend que « ti manman cherie » est un programme qui infantilise les femmes, et qu’il n’a pas été fait dans la dignité. Et on ne peut pas s’étonner que le système judiciaire, qui a toujours été réticent à l’idée de rendre justice aux femmes, victimes de violence, en arrive à classer plusieurs cas de viols – pourtant établis par la SOFA – sans suite. La banalisation du viol participe du comportement du président.
De plus, le ministère de la condition féminine a été hautement instrumentalisé sous son mandat, notamment en rapport avec les élections. La ministre, complètement effacée, a passé une bonne partie de son mandat à simplement exécuter ce que lui disait de faire Martelly. Tout cela a des répercussions dans cette 50e législature ; il n’y a pas une seule femme ! Ce sont deux chambres [Sénat et Parlement] de garçons ; exclusivement « mâles » ! Pour que les femmes aient leur place dans la sphère publique, et que le quota de 30 % soit respecté, il faut absolument, comme les organisations de femmes l’ont proposé, des mesures d’application et d’accompagnement. Cela n’a pas été fait ; on a rejeté d’un revers de main cette proposition.
Donc, on peut parler d’un certain recul des acquis des droits des femmes sous le gouvernement de Martelly. Même en termes de loi ; pas une seule qui n’ait été déposée au parlement ne concerne les femmes ! Il a fallu la mobilisation permanente des organisations de femmes pour qu’enfin la loi sur la paternité et la filiation, votée depuis longtemps, soit publiée dans le Journal officiel et entre en application [4] . D’ailleurs, de manière générale, le bilan de Martelly a été catastrophique pour le pays, et cela a évidemment des conséquences catastrophiques sur la vie des femmes, particulièrement au niveau économique. Ce gouvernement a fait le choix d’investir beaucoup plus dans le textile, la sous-traitance, au détriment de l’agriculture, qui est le plus grand pourvoyeur d’emplois. Or, les femmes paysannes sont la majorité de ce pays !
FT – Pouvez-vous revenir sur le processus électoral, la crise qui en a résulté, et le rôle qu’y a joué la SOFA ?
Fort de notre expérience depuis plus d’une quinzaine d’années, et en fonction de la réalité de nos membres – à 85 % des femmes rurales –, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il est nécessaire d’adresser la question des femmes en politique. Dès lors, on a mis en place l’axe « participation politique des femmes » au sein de la SOFA. Il s’agit d’un travail de renforcement des capacités, de sensibilisation, de plaidoyer, de pédagogie aussi pour changer les mentalités.
On a essayé de travailler en amont de la période électorale. Il y avait de nombreux partis, dont très peu disposaient d’un programme. Il y a eu un exercice d’analyse des discours et des pratiques (pour les partis qui avaient une expérience de pouvoir), et une dizaine de partis ont été identifiés comme plus susceptible d’adhérer aux valeurs de la SOFA. On a rencontré les candidats et on leur a proposé de porter les discours et des lois importantes – sur les violations faites aux femmes, sur l’égalité entre hommes et femmes, sur les droits sociaux et culturels, etc. – pour le mouvement des femmes. En essayant de s’assurer que ce n’était pas un discours creux, que les préoccupations des femmes faisaient bien parties de la campagne électorale.
Au niveau de l’observation électorale, nous étions présentes le 9 août et le 25 octobre 2015, pour nous assurer que le vote des femmes et de la population en général était respecté. Lors de ce dernier scrutin, l’observation fut faite de manière plus systématique, et conjointement avec le Conseil national d’observation électorale (CNO), le Conseil haïtien des acteurs non étatiques (CONHANE) et le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH). Cette coalition a émis un rapport conjoint, avec des recommandations [5] . C’est justement à partir de cette prise de position que l’axe « participation politique des femmes » s’est renforcé et qu’on accepte que la SOFA n’est pas seulement une organisation luttant contre les violations faites aux femmes, mais s’intéresse aussi à la politique.
FT – Comment analysez-vous la contradiction entre les rapports et conclusions des missions d’observation internationale de ces élections, d’une part, et ceux des observateurs nationaux, d’autre part ? Les premiers n’ont eu de cesse de se féliciter du processus, de minimiser les fraudes, exerçant ainsi une pression accrue pour que les résultats contestés soient confirmés et que le second tour présidentiel ait lieu au plus vite.
Les élections en Haïti, c’est un projet et, comme toute gestion de projet, on veut voir les résultats. Les résultats attendus pour la communauté internationale, c’est qu’il y ait un président élu, un parlement, et que les institutions fonctionnent... contre vents et marrées s’il le faut. Mais, en plus, ils ont montré, en 2011, que le projet est orienté, que c’est à eux de choisir les résultats. Ce ne sont pas les fraudes qui les intéressent, mais que tout le processus se déroule comme ils l’ont voulu. Si la « communauté internationale » devait s’en tenir aux recommandations des observateurs nationaux, ils se tireraient une balle dans le pied. L’échec de ces élections, c’est leur échec. Alors, ils jouent le tout pour le tout, pour ne pas montrer qu’ils sont en échec.
Avec la mise sous tutelle de Haïti, l’important pour eux est de s’assurer qu’il y ait une stabilité. Et, pour la « communauté internationale », la stabilité passe par des élections, le renouvellement des hommes politiques, etc. Ils ont essayé de faire comme en 2011. Mais le peuple haïtien s’est mobilisé et à refuser de marcher là-dedans une deuxième fois. C’est aussi pour cela que la « communauté internationale » résiste à l’idée de mise en place de la Commission de vérification : celle-ci doit clarifier certaines choses, dont l’apport technique international au processus électoral.
Enfin, c’est pour se protéger et protéger leurs intérêts que la « communauté internationale » ne veut pas de cette vérification. À écouter diverses personnalités de ces pays et institutions internationales, on ne change pas une équipe qui gagne. Ils ont passé cinq ans à soutenir Martelly. Pourquoi ? Apparemment, parce qu’ils ont obtenu avec lui ce qu’ils n’avaient pas trouvé auparavant ni avec quelqu’un d’autre. Le deuxième tour, avec les résultats actuels et le plus rapidement possible, est la formule qui leur convient le mieux.
FT – Avez-vous eu des échanges avec les observateurs internationaux, notamment l’Union européenne (UE) ? Vous ont-ils présenté leurs rapports ?
La coalition des quatre organisations d’observation à laquelle participait la SOFA n’a pas eu vraiment de rapport avec les observateurs internationaux. Le rapport de l’UE est un peu contradictoire. Il reconnaît toutes les lacunes dans les PV électoraux, mais, en même temps, il donne une recommandation contraire [au rejet des résultats]. Il affirme que ce n’est pas grave, qu’on peut faire avec, alors que les critères d’acceptabilité – il existe une liste de tous ces critères – sont formalisés dans des articles de loi [6]. Et, toi [le chef de la mission d’observation électorale de l’UE], tu juges que c’est juste une erreur matérielle ? Comment peux-tu, toi tout seul, décider de cela ? Et dire après cela qu’il faut renforcer la capacitation des membres des bureaux de vote pour remplir les PV ? Mais pourquoi les « erreurs » ont eu un caractère aussi systématique ? Seulement 8 % des PV examinés n’ont pas posé de problème ! Vous gérez les élections, vous avez les fonds… Alors, pourquoi les gens n’ont-ils pas été formés ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu une pré-évaluation ? Cela n’a pas été fait avec rigueur ni sens du sérieux. C’est ça le problème majeur de la « communauté internationale ».
FT – Comment s’est déroulé le processus de sélection qui a abouti à votre désignation en tant que représentante du « secteur femme » ?
Quand on a constitué le nouveau CEP, la SOFA a été désignée comme l’une des organisations pour coordonner le processus pour décider qui devait siéger au CEP pour représenter les organisations de femmes. La SOFA n’a pas procédé par vote, mais a choisi une méthodologie, pour décider de manière sereine et la plus transparente possible : elle a demandé aux organisations de soumettre des candidates, qui répondent au profil et aux critères définis conjointement, et qui sont des figures dont la notoriété ne peut être mise en cause. Un jury a été constitué et a délibéré quant aux 3 candidates choisies. Et c’est ainsi qu’une membre de SOFA – moi-même – a été désignée.
Mais le « secteur femme », comme tout secteur, n’est pas monolithique. Il y a des organisations qu’on ne connaît pas du tout, qui n’ont jamais pris la parole en public pour montrer leur engagement, qui n’ont jamais mené une seule action... mais, au moment de désigner quelqu’un, elles sont présentes et veulent participer. Et, au moment du vote, elles mettent de côté tous les critères, en voulant présenter une femme proche du gouvernement Martely...
Cela est révélateur de l’éclatement du mouvement social, de l’absence de plate-forme pour se rencontrer, du manque de travail en amont et de la situation de précarité du pays. L’institution électorale est perçue comme pourvoyeuse d’emplois, d’avantages et de privilèges, comme un lieu de pouvoir et d’influence... pas comme un lieu à partir duquel accomplir une mission au bénéfice du pays d’abord, du secteur ensuite. C’est pour cela qu’il y a eu tant de tensions et de problèmes. C’est un peu le même problème qu’il y a eu pour désigner le représentant du secteur des droits humains.
FT – Comment faire en sorte pour que le nouveau CEP regagne la confiance de la population, ne reproduise pas les mêmes erreurs passées et soit légitime ?
Il faut que les gens comprennent chaque acte que le CEP va faire. La rigueur doit être de mise et le mode de calcul établi doit valoir pour tout le monde. Il faut de la transparence, et que les gens comprennent, sachent, soient informés. Des figures reconnues peuvent instaurer confiance, mais c’est surtout à travers leurs actes qu’on peut regagner la confiance. Il faut une posture de dialogue et être à l’écoute. Il faut éviter qu’une fois de plus les élections soient source de crise et que les élus soient contestés.
FT – Et qu’en est-il du calendrier électoral ? Dans l’accord signé entre le président sortant et l’actuel président provisoire, Jocelerme Privert, les dates des 24 avril et 14 mai avaient été fixées.
Est-ce que les signataires de cet accord étaient sérieux ? Comment penser pouvoir réaliser des élections sans que le CEP ne soit constitué, et alors que la campagne électorale dure un mois ? Et qu’il faut du temps pour prendre connaissance des dossiers, évaluer la machine électorale… Le CEP doit travailler sur les recommandations pour constituer une Commission de vérification. Sans tout ce travail préalable à faire, on ne peut pas fixer de calendrier électoral.