Haïti, l’histoire en héritage revient sur le traitement médiatique du séisme qui a frappé Haïti le 12 janvier 2010, en se penchant sur trois quotidiens français. Certaines des hypothèses mises en avant dépassent le cadre des journaux étudiés, ainsi que celui des rapports franco-haïtiens.
Critique du discours et de l’image
Stéphanie Barzasi [1] offre une lecture minutieuse des articles, éditos, analyses de trois quotidiens français – Le Monde, Libération et Le Figaro – sur un laps de temps court (jusqu’au 21 janvier 2010). Elle donne à voir la reconfiguration du récit au fil des jours, depuis la description factuelle du désastre jusqu’à l’arrivée de l’aide internationale, en passant par l’impressionnisme des victimes, désarmées, en état de choc. En effet, « très tôt, se mêle au récit de la description des dégâts, celui de l’aide et des secours qui sont annoncés, se préparent, s’organisent, puis, bientôt, arrivent sur place, sauvent des vies » (pages 114-115). Et l’auteure de conclure : « cette trame générale du récit, d’un quotidien à l’autre, à sa hiérarchisation près, est identique » (page 120).
Barzasi note cependant des « particularismes d’orientation » : l’accent plus géopolitique du Figaro, l’aspect plus sensationnaliste de Libération, le caractère relativement plus équilibré du Monde. Au-delà de l’étude journalistique, elle s’appuie sur un appareil critique sociologique, historique – elle revient longuement sur les contours de l’indépendance haïtienne et sur les liens entre la France et ce pays – et analytique (critique du discours, de l’image, de la mémoire), pour mettre au jour les stéréotypes d’une lecture médiatique qui, indépendamment des spécificités, n’en demeure pas moins faite au prisme de préoccupations résolument françaises.
La sémantique religieuse des articles est longuement étudiée. La répétition du terme de « malédiction » [2] – celui de « chaos » opérant la transition vers un registre plus prosaïque – tend à brouiller la compréhension des causes de la catastrophe, à décourager toute explication. L’insistance sur la pauvreté et la faillite de l’État ne ferait alors que prendre le relais de cette fatalité. Selon Barzasi, cette sémantique n’est pas anodine : « elle entretient l’idée diffuse d’une faute qui n’est pas sans rappeler le discrédit qu’ont tenté de jeter les anciens colons sur la nouvelle nation » (page 137).
Un chapitre est également consacré au « discours des images ». Revenant sur certaines des photos les plus connues du séisme, l’auteure s’interroge de manière faussement naïve : « pourquoi cette image ? Pour informer ? ». La réponse réside en fait dans la dialectique victimes/sauveurs humanitaires dont Barzisi tente de dégager les contours. Pour ce faire, elle opère entre autres une double comparaison. D’abord avec la critique réalisée par Bernard Duterme, à propos de la déferlante médiatico-humanitaire qui a suivi l’ouragan Mitch 11 ans plus tôt au Nicaragua [3]. Ensuite avec le traitement journalistique du tremblement de terre de début avril 2009, à L’Aquila, dans les Abruzzes, en Italie. En effet, il n’y eut pas, dans ce cas-là, de représentations des victimes ni des sauvetages. À quoi serait dû cette différence de traitement, sinon à un « dispositif de visibilité » [4], qui redouble et consacre les rapports Nord-Sud, les clichés sur l’incapacité des Noirs et, plus globalement, l’antagonisme entre les victimes par destination – malheureuse populace effarée et impuissante (et quoi de plus impuissant et effaré qu’une femme, pauvre, Noire, du Sud ?) – et les victimes par erreur (celles des Abruzzes comme celle du 11 septembre à New York, dont les médias n’ont eu de cesse de souligner la dignité) ?
Une bataille de récits
L’un des attraits majeurs de Haïti, l’histoire en héritage est de mettre en évidence une bataille de récits. En effet, les interventions des écrivains et intellectuels haïtiens (Dany Laferrière, Jean Métellus, Évelyne Trouillot, ...) fonctionnent comme autant de rectificatifs, de corrections, de mises au point. Rejetant avec force le qualificatif de malédiction – « avant tout chose, redisons-le. Il n’y a pas de malédiction haïtienne. Si malédiction il y a, elle est dans le fantasme d’un Occident » (Jean-René Lemoine, cité page 186) –, ils disent d’autres faits, racontés autrement. Ainsi, ils mettent en avant la solidarité et la dignité du peuple haïtien, reléguant à juste titre la violence et les pillages (surmédiatisés) à des incidents ponctuels et marginaux.
Si ce « contre-discours » n’est pas toujours « dénué d’aspects caricaturaux, lui non plus » (page 226), il n’évacue pas la voix des principaux acteurs, en disputant au registre dominant des images les mille et une actions demeurées hors champ, rendues invisibles et, par prolongement, inexistantes. Serions-nous dès lors condamnés à reproduire sans cesse cette bataille des récits selon le lieu d’où l’on parle, selon que l’on soit Européen ou Haïtien ? Non, en ce sens que ce lieu est moins un espace géographique qu’un positionnement, comme le démontre le contre-exemple du reportage de deux journalistes de TV5 Monde, déjà sur place, dont le récit est retranscrit ici. Barzasi synthétise ce qui fait la différence : un rythme plus lent, le nombre important de témoignages, la prise en compte de l’organisation des soins et des secours par les Haïtiens eux-mêmes, ...
D’une histoire sans image à des images sans histoire
Les prises de parole haïtiennes « remettent l’histoire au cœur de la lecture de l’événement » (page 184). L’histoire est en effet la grande absente d’un discours médiatique qui la fait disparaître, d’abord, sous les coups de la fatalité, avant de la réincarner ensuite, de manière passagère, dans l’urgence humanitaire. De la sorte, les Haïtiens auront été deux fois dépossédés : à une révolution haïtienne sans image ni mémoire, se superposent des images sans histoire ni trace, qui font du pays une terre maudite à l’année zéro. Et qui évacuent opportunément toute question des responsabilités et l’idée même d’un changement social.
Stéphanie Barzasi conclut son essai en affirmant : « ce qui est donné à voir d’Haïti dans la presse française du 14 au 21 janvier 2010 est avant tout une certaine posture de la France à l’égard du pays et une certaine idée que la société française se fait d’elle-même qui entrent en résonance avec les imaginaires du passé, mais dans ce contexte renouvelé qui n’est plus colonial, mais humanitaire » (page 181). Il convient de se demander si cette affirmation ne pourrait être généralisée – l’Occident a compris l’événement au prisme de l’idée qu’il se fait de lui-même – et radicalisée – jusqu’à quel point et dans quelle mesure, l’humanitaire ne renouvelle-t-il pas les rapports coloniaux ? Quoi qu’il en soit, par la pertinence de son analyse critique, ce livre mériterait d’être au programme de toutes les écoles de journalisme.