Initialement prévus le 9 août et le 27 décembre en 2015, les deux tours des élections législatives et présidentielles avaient suscité de fortes contestations et marqué un clivage tranché [1] . D’un côté, l’ex-président Michel Martelly, son dauphin, Jovenel Moïse – surnommé « nèg banann nan » (l’homme de la banane), en raison de la société Agritrans, exportatrice de bananes depuis la première zone franche agricole du pays, qu’il dirige –, prétendument arrivé en tête au premier tour, et la « communauté » internationale. De l’autre, l’opposition politique – y compris Jude Célestin, arrivé deuxième –, les organisations sociales et l’ensemble des observateurs haïtiens.
Si tous reconnaissaient les problèmes, les ratés et les irrégularités, les premiers insistaient pour que le processus électoral aille jusqu’à son terme, soucieux avant tout de la « stabilité » du pays, alors que les seconds, évoquant un « fiasco électoral », en appelaient à une vérification indépendante [2] . Finalement, ce sont ces derniers qui ont obtenu gain de cause. Partiellement au moins, puisque, suite au rapport d’une commission d’évaluation indépendante, seules les élections présidentielles furent invalidées, et ce malgré les pressions et l’opposition croissantes des États-Unis et des institutions internationales. D’ailleurs, mécontente, l’Union européenne (UE) décida de mettre un terme à sa Mission d’observation électorale en Haïti [3] .
Mais les élections de 2015 étaient piégées en amont. Martelly en avait repoussé l’échéance, accumulant un retard, au point qu’une partie des parlementaires et sénateurs avaient achevé leurs mandats sans être remplacés. Il avait, en outre, réduit de 500 à 20 le nombre de membres nécessaires à la formation d’un parti politique, encourageant de la sorte leur multiplication – ils furent ainsi 54 candidats (parmi lesquels quelques femmes seulement) à se présenter au scrutin présidentiel – et la distribution parmi eux de près de cent mille mandats d’observation, au cœur des accusations de fraude. Enfin, par ses manœuvres, il contribua encore plus au discrédit du Conseil électoral provisoire (CEP), en charge de l’organisation du scrutin, et accusé de servir le pouvoir.
Cela, sans compter le passif des élections de 2010-2011. En effet, celles-ci, largement financées par les institutions internationales, furent controversées, suite à « l’arbitrage » de l’Organisation des États américains (OEA), qui imposa un recomptage partiel des votes et, en fin de compte, la modification des résultats du premier tour. Jude Célestin fut rétrocédé à la troisième place, en faveur de Martelly qui put ainsi aller au second tour… et devenir président. Depuis lors, il est largement perçu en Haïti comme « le candidat de la communauté internationale » ; sentiment renforcé par le soutien international dont il a bénéficié au cours de son mandat.
Matthew comme révélateur
Début octobre, l’ouragan Matthew frappa de plein fouet le sud de l’île, faisant, selon le bilan officiel, 546 morts et 128 disparus, affectant plus de deux millions de personnes, causant des dégâts estimés à près de 2 milliards de dollars (20% du PIB), endommageant ou détruisant 25.000 maisons, laissant 1,4 million de Haïtiens en situation d’insécurité alimentaire [4] . Si les dégâts sont de loin plus importants ici qu’ailleurs, cela tient moins à la position géographique de Haïti ou à la force de l’ouragan qu’à la situation du pays, que Matthew a remis en évidence.
Haïti est toujours aussi vulnérable aux aléas climatiques et les causes structurelles – absence de services sociaux, pauvreté, dégradation environnementale, manque de planification et d’infrastructures publiques, etc. – qui ont fait du séisme du 12 janvier 2010 une catastrophe aussi dévastatrice, demeurent prégnantes. Matthew a aussi donné à voir la déconnexion de la classe politique par rapport aux conditions de vie de la population. Concentrée sur la capitale – la « République de Port-au-Prince », qui centralise le peu des institutions et services publics dont dispose le pays –, largement enclavée au sein de l’oligarchie, et bornée par les discours opportunistes de ses machines électorales, celle-ci est en perpétuel porte-à-faux avec les enjeux nationaux.
Les enjeux du scrutin
Sur les 54 partis qui s’étaient présentés aux élections de 2015, ils sont 27 à avoir confirmé leur participation au scrutin du 20 novembre 2016. Parmi ceux-ci, seule une poignée a un programme, mais où l’on chercherait vainement, au-delà des déclarations plus ou moins péremptoires, les propositions de mesures concrètes. Par exemple sur l’appui à l’agriculture et à la paysannerie – 42% de la population du pays –, sur l’éducation – très majoritairement privée –, sur la santé et sur une nécessaire redistribution des richesses de l’un des pays les plus inégalitaires du continent le plus inégalitaire au monde.
Sur les 27 candidats, neuf seulement ont eu plus de 1% de voix, et les quatre premiers totalisaient 80% des voix en 2015 : outre Jovenel Moïse et Jude Célestin, il s’agit de Narcisse Maryse, de Fanmi Lavalas – la formation de l’ancien président Aristide, chassé du pouvoir en 2004 –, et de l’ancien sénateur Jean-Charles Moïse de Pitit Desalin, qui s’est fait connaître par son opposition à Martelly. Si les deux derniers présentent des accents plus nationalistes et une attention (au moins verbale) aux préoccupations sociales, aucun de tous ces partis n’a de véritable assise populaire ni ne représente une réelle alternative. Reste qu’à peu près tout vaut mieux que Jovenel Moïse dont l’élection consacrerait la continuation d’un régime marqué par l’ultra-libéralisme, le népotisme, la politique spectacle et la corruption à tous les étages de l’État.
Mais le principal enjeu est peut-être ailleurs : dans la tenue même de ces élections, dans le taux de participation – tournant autour de 20% lors du précédent scrutin, il est généralement très faible –, dans la transparence, le contrôle et le respect des résultats, qui fassent que les résultats soient acceptés par la majorité. Aussi minimaliste, partiel et partial qu’apparaisse cet enjeu, il n’en signifierait pas moins une triple dynamique.
Il représenterait une réappropriation par les institutions haïtiennes du processus électoral, largement financé et « facilité » par l’OEA et l’UE. Ensuite, il obligerait aussi l’oligarchie à décentrer quelque peu son regard de la scène internationale avec laquelle elle se confond – et dont elle tire financement, avantages et légitimité –, pour le tourner sur l’espace national. Enfin, il offrirait aux organisations sociales un levier pour mieux contrôler la classe politique, ainsi qu’un moyen de desserrer le nœud qu’elle fait avec les institutions internationales. Commenceraient alors à se réaffirmer – à l’encontre du mépris dans lequel on les tient – la souveraineté et la dignité des Haïtiennes et Haïtiens.