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Haïti : « Les organisations internationales se substituent aux autorités »

Alors que l’ouragan Matthew a frappé le pays, Frédéric Thomas, chercheur en sciences politiques au Centre tricontinental à Louvain-la-Neuve (Belgique), dépeint la situation sociale et politique critique qui perdure depuis des années.

Mardi, Haïti a vu une grande partie de son territoire dévastée par l’ouragan Matthew, un des plus violents de la décennie dans les Caraïbes. Il a causé la mort d’au moins 108 personnes et détruit de nombreuses habitations et infrastructures. Une partie de l’île a été coupée du reste du pays pendant plus de quarante-huit heures et les Nations unies craignent une résurgence du choléra, présent sur l’île depuis le séisme de 2010. Le second tour de l’élection présidentielle, qui devait avoir lieu dimanche, a été reporté à une date inconnue.

Frédéric Thomas, chercheur en sciences politiques au Centre tricontinental à Louvain-la-Neuve, en Belgique, et spécialiste d’Haïti, décrit la situation institutionnelle critique que connaît le pays le plus pauvre du continent américain depuis la fin des années 80, et sa dépendance à la communauté internationale.

Le pays s’est-il relevé du séisme de 2010, qui avait fait plus de 300 000 morts et autant de blessés ?

Six ans après, on observe une légère baisse de pauvreté. Ces chiffres sont contestés car le pays reste très pauvre, surtout en milieu rural. La société est en plus très inégalitaire. En 2010, ce sont surtout des programmes d’urgence qui ont été mis en place et non une reconstruction du pays « en mieux », comme cela avait été annoncé. Depuis, beaucoup d’Haïtiens ont quitté les camps d’accueil pour rejoindre les bidonvilles. Aujourd’hui, alors que vient de passer l’ouragan Matthew, on retrouve la même situation qu’en 2010. Cette dernière explique que le séisme ait fait autant de victimes et de dégâts structurels. Le pays reste vulnérable aux catastrophes naturelles.

Quelle est la situation politique ? Le gouvernement est-il en mesure de tenir le pays face à cette catastrophe ?

Il faut revenir en arrière pour comprendre la situation actuelle. En 2010, après le séisme, des élections ont eu lieu et, sous la pression de la communauté internationale très présente dans le pays, le chanteur Michel Martelly a été élu à la présidence. Il a mené une politique ultralibérale avec une séparation des secteurs entre les ONG, qui s’occupaient des programmes sociaux et de l’éducation, et le gouvernement, qui se chargeait du développement de l’agriculture et de l’exportation du textile vers les États-Unis. La corruption a explosé, et Martelly s’est débrouillé pour retarder l’élection présidentielle de quatre ans.

En 2015, quand l’élection s’est tenue, avec les deux tours fixés au 9 août et au 25 octobre, la situation était problématique voire explosive. Beaucoup de fraudes ont été observées et les résultats ont été invalidés, pour le second tour, contre l’avis de la communauté internationale. Fin janvier 2016, le second tour de l’élection a été encore reporté à cause de violentes manifestations et du désistement d’un des favoris. Depuis, un gouvernement provisoire, avec à sa tête Jocelerme Privert, dirige le pays. Le nouveau Conseil électoral provisoire, chargé d’organiser les prochaines élections, semble sérieux aux yeux des observateurs haïtiens. L’Union européenne, au mois de juin, a renoncé à maintenir son observation du scrutin.

La dépendance d’Haïti envers la communauté internationale date-t-elle du séisme de 2010 ?

Non, depuis la fin des années 80 le pays dépend très largement de la communauté internationale. Actuellement, le budget de l’État provient à 60% de l’aide financière extérieure. Cette situation s’explique à la fois par la forte exposition du pays aux catastrophes naturelles et par sa proximité géographique et politique avec les États-Unis. Haïti est touché, en moyenne, tous les deux ans par un cyclone. Depuis 2004 et le départ du président Jean-Bertrand Aristide après un coup d’État, les Casques bleus des Nations unies sont présents dans le pays.


Est-ce que cette forte présence d’ONG et de l’ONU dans le pays a permis d’améliorer les conditions de vie des habitants ?

Pas réellement, car il n’y a pas de coordination entre ces différents acteurs. En Haïti, le problème est qu’il n’y a pas de structures d’État qui tiendraient des programmes sociaux sur le long terme. Il y a, au contraire, une déresponsabilisation de l’État par ces organisations internationales qui mènent des programmes d’urgence en se substituant aux autorités. S’ajoute à cela la présence du choléra depuis fin 2010 dans le pays. Plusieurs études internationales ont prouvé que ce sont les Casques bleus népalais qui l’ont introduit involontairement, quand des déchets de toilettes ont été déversés dans une rivière. Jusqu’à il y a quelques semaines, l’ONU n’avait jamais reconnu sa responsabilité.

Est-ce que les relations avec la République dominicaine voisine sont toujours aussi tendues ?

Oui, elles le restent car, depuis 2010, il existe une très forte dépendance d’Haïti envers la République dominicaine, surtout avec les produits importés. Les inégalités et la méfiance sont renforcées des deux côtés. Depuis plusieurs années, des dizaines de milliers d’Haïtiens ont été expulsées de l’autre partie de l’île après une décision des autorités dominicaines de ne pas régulariser les ressortissants installés dans le pays.


Quels sont les enjeux autour de l’élection présidentielle, qui devait avoir lieu dimanche, et qui a été reportée à cause de l’ouragan ?

Ce second tour de l’élection est très important pour le pays car il pourrait signifier une reprise en main de leurs institutions, et une prise de distance par rapport à la communauté internationale qui finance à 75% le scrutin. Pour cela, il faudrait qu’il y ait un fort taux de participation, qui ne dépasse pas en général les 30%. Une belle avancée serait aussi que les résultats soient contrôlés localement pour limiter les fraudes.

Parmi les trois candidats favoris, il y a le poulain de Michel Martelly, Jovenel Moïse, qui promet la même politique que lui, c’est-à-dire corruption et augmentation des inégalités. Face à lui, Jude Célestin prône aussi un discours libéral, et Jean-Charles Moïse, du parti de Jean-Bertrand Aristide, soutient une politique nationaliste qui vise à s’appuyer sur les acteurs locaux pour le développement du pays. Mais la classe politique, dans son ensemble, reste déconnectée des enjeux sociaux les plus importants, comme l’économie dans les milieux ruraux et de la petite paysannerie, ainsi que de la société civile haïtienne.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.