Frédéric Thomas [1]: Que sont les organisations Nèges Mawon (« Noirs marrons ») et Nou pap dòmi (« Nous ne dormons pas »), que vous coordonnez ?
Pascale Solages [2] : Nèges Mawon est une organisation féministe qui existe depuis fin 2015, et qui travaille pour la promotion des droits civils, sociaux, culturels et politiques des femmes. On veut porter un discours à caractère revendicatif très fort, en travaillant dans l’art, la culture et l’éducation, à partir de la création et de formes innovantes comme, par exemple, la réalisation d’un festival féministe, la sensibilisation audiovisuelle et sur les réseaux sociaux, la mise sur pied de programmes éducatifs, qui lient l’information, la formation et les loisirs. À la base de Nèges Mawon, il y a la volonté de créer un espace où l’on puisse vraiment s’asseoir et porter la lutte, à notre façon, avec nos propres armes, nos propres voix de jeunes femmes, de créatrices et d’artistes, de jeunes ouverts sur le monde et les luttes sociales.
Nou pap dòmi est un collectif citoyen de jeunes, né de la lutte contre la corruption suite au scandale Petrocaribe [3]. Plusieurs personnes de Nèges Mawon en font partie. Ce qui lie les deux organisations est leur objectif principal d’une société plus juste, plus égalitaire, avec de meilleures conditions de vie pour l’ensemble de la population, et pour les femmes en particulier.
Nous avons élaboré un document de transition, sur base d’un formulaire mis en ligne, où nous avons soulevé les questions de la Constitution, du président, de l’armée, du parlement et, de manière générale, de tout ce qui participe du système et le reproduit. Près de sept mille personnes y ont répondu, l’ont rempli.
Quel est le profil de celles et ceux qui participent aujourd’hui aux mobilisations contre le président et le pouvoir, le mouvement des « Petrochallengers » ?
C’est un mouvement porté par des jeunes et de nombreuses femmes. Pour beaucoup, c’est la première fois qu’ils se mobilisent. Mais ce n’est pas un mouvement seulement urbain car il est présent partout, y compris dans les zones rurales et même dans d’autres pays, ceux où se trouve la diaspora : au Canada, aux États-Unis, en France.
Il n’y a pas une ligne politique. Le mouvement est né sur les réseaux sociaux, suite à la photo de l’écrivain Gilbert Mirambeau Junior (Cinéaste et écrivain haïtien qui, en août 2018, publie sur twitter sa photo les yeux bandés, brandissant une pancarte en carton sur laquelle est écrit : « Kot Kòb Petwo Karibe ? » (« Où est l’argent de PetroCaribe ? », ndlr), avec le hashtag « petrochallenge ». Toutes les personnes qui reprennent ce hashtag s’impliquent dans le combat, descendent dans la rue, se nomment eux-mêmes « Petrochallengers », font partie du mouvement. Par contre, être Petrochallenger, c’est respecter un certain nombre de principes éthiques : ne pas être corrompu, croire en la justice sociale, avoir une vision du monde et du vivre ensemble qui respecte les droits des personnes, les biens et les vies.
Quels sont les modes d’organisation ?
Les personnes se sont mobilisées de manière spontanée et indépendante. Petrochallenge n’est pas né de quelques leaders. Les gens peuvent se sentir appartenir au mouvement, le porter, défendre son histoire à partir de leur propre voix. C’est ce qui fait la diversité, la richesse et la grande force du mouvement. La première mobilisation s’est faite sur les réseaux sociaux avec un appel pour sortir dans la rue. Chaque groupe s’organisait de manière autonome, dans sa communauté et son quartier, avec ses propres pancartes, mots d’ordre, etc. Il n’y avait pas une organisation structurée de ces mobilisations.
À partir de décembre 2018, cela a commencé à changer car on s’est rendu compte qu’il fallait se mettre ensemble, réfléchir, pour tenir la pression et l’intensité des mobilisations et de la répression. De là est née la décision d’organiser un campement et de passer deux jours et deux nuits devant la Cour des comptes. On a vu l’ambiance et la cohésion des personnes sur place, et le groupe est né en reprenant le nom de l’activité : Nou pap dòmi. Dans le même temps, les groupes ont commencé à se constituer par proximité, par appartenance à des associations proches, en se retrouvant autour d’une vision commune, toujours de manière autonome mais en communiquant entre eux, et en réussissant à créer des mécanismes de coordination minimum.
Tous ces groupes se retrouvent autour d’un but commun, qui est la lutte contre la corruption, et la tenue d’un procès. Ce qui les cimente, c’est le refus d’un système basé sur la corruption et l’impunité, qui a entraîné la dilapidation des fonds Petrocaribe. La lutte doit s’inscrire dans un combat plus large contre les mécanismes qui pérennisent et reconduisent ce système, à l’encontre de l’intérêt de la majorité de la population.
Ce type de mobilisations est-il nouveau en Haïti ?
La mobilisation à travers les réseaux sociaux est quelque chose de nouveau en Haïti, mais on avait vu comment, dans d’autres pays, les réseaux sociaux avaient été activement utilisés lors de manifestations. Les formes d’expression sont aussi nouvelles, comme le fait de camper et de dormir devant la Cour des comptes, ou d’organiser, le 1er janvier 2019, une cantine pour cuisiner et partager la « soupe de l’indépendance », afin de donner un signal clair que l’année commençait avec des revendications intactes.
Nous avons fait aussi des sit-in. Ce n’est pas quelque chose de nouveau, mais nous les avons fait avec des éléments différents : en insistant sur le caractère pacifique, en demandant aux gens de préparer, en groupe, les banderoles, d’être créatifs, en venant avec des sacs poubelles pour nettoyer l’espace après la manifestation, et montrer ainsi, qu’au-delà de la corruption, on se bat pour des services publiques disponibles. Les manifestations « classiques » prennent ainsi des formes nouvelles, à travers le matériel visuel et audio – photos, flyers, capsules vidéos, etc. – que nous utilisons beaucoup pour maintenir la mobilisation, mais aussi, sensibiliser, informer et former.
Quels sont les liens avec les organisations politiques traditionnelles ?
Même si la démission du président, Jovenel Moïse, est une revendication commune avec une partie des acteurs politiques, dont on respecte la légitimité, nous avons voulu garder notre autonomie. Notre bataille ne porte pas sur un gouvernement, mais sur toute personne et mécanisme, à la base de l’impunité et de la corruption, et qui les pérennise. Et on connaît la perception négative de la population envers le secteur politique.
Nou pap dòmi a rencontré les syndicats, et appuyé certaines de leurs activités, mais ils ont leur propre formes d’organisation. Si leurs batailles vont dans le sens de ce que nous revendiquons, nous collaborons, car nous sommes toutes et tous touchés et affectés par la corruption. Pour la réalisation du document de transition, nous avons d’ailleurs eu des réunions de travail avec des groupes constitués, dont les syndicats.
Où en est la lutte aujourd’hui ? Et comment faire en sorte, si vous arrivez à chasser du pouvoir Jovenel Moïse, que le changement ne soit confisqué par les partis traditionnels ?
L’inquiétude existe. Mais aujourd’hui, notre plus grande arme, c’est la conscience populaire. La population a conscience qu’il n’y a plus moyen de se réconcilier, de renouer avec la classe gouvernante qui est dans le mépris total des revendications, et qui ne répond que par la répression, comme le massacre de La Saline [4]. Les vagues de ce cycle de luttes, commencées en juillet 2018, sont de plus en plus rapprochées et intenses. Et ce n’est pas près de s’arrêter car il n’y a pas de solution miracle. Il faut une rupture avec cette classe dominante.
Aujourd’hui, nous disons « C’en est assez ». Mais la démission de Jovenel Moïse n’est qu’une première étape. Nous ne voulons pas seulement d’une transformation électoraliste ou d’un changement de nom ou de personne. C’est pour cela que nous parlons de table rase, de bagay neuf [nouveau commencement]. Les revendications portent sur un système qui ne marche pas, qui ne fonctionne que pour une minorité, qui a tous les privilèges, toutes les richesses, alors que la population n’a rien. Aucun changement ne doit se faire sans nous, ni contre nous. C’est un mouvement qui veut faire table rase de tout ce qui représente le système et le pérennise, en rompant avec les gens et les groupes qui y participent. Nous n’avons pas le choix, c’est une question de survie pour la population et le pays. Nous sommes obligés de nous battre.
Entretien réalisé le 3 octobre 2019 par Frédéric Thomas, chargé d’études au Centre tricontinental– Cetri.