Des femmes ont, de tout temps et en tous lieux, été parties prenantes des luttes de libération, des révolutions, des combats sociaux, démocratiques et citoyens, mais les mouvements qui portaient ces changements ont-ils, à leur tour, soutenu les femmes en défendant des relations plus égalitaires ?
À l’heure des bilans force est de constater que rares ont été les lendemains qui chantent. Les combats qui prétendaient transformer radicalement la société, ici comme ailleurs, s’appuyaient, en tout état de cause, sur des rapports sociaux de sexe et une division sexuelle du travail résolument traditionnels. À ces désillusions historiques, s’ajoute l’idée tenace selon laquelle les mouvements sociaux et les organisations dites progressistes seraient hermétiques à la domination masculine [2] – pourtant présente à tous les niveaux de la société (famille, école, travail) – et se consacreraient exclusivement à la production de solidarités et de dynamiques émancipatrices.
Dans le seul contexte belgo-français, les cas médiatisés d’agressions sexuelles dans des partis verts et de gauche (affaires Baupain [3] et DSK), d’attitudes sexistes, notamment dans des organismes d’intérêt public (Publicité du Forem sur les auxiliaires de ménage [4] , campagnes du PTB [5] ), de résistances masculines face à des revendications et pratiques féministes (commissions non mixtes à Nuit debout [6] ) sont loin d’être analysés pour ce qu’ils sont, à savoir les « symptômes d’une culture machiste » (Kaufer, 2016). Ces exemples emblématiques, tout comme les nombreux témoignages, plus confidentiels, de sexisme ordinaire issus de milieux présentés comme ouverts et progressistes - universités [7] , mouvements sociaux, monde associatif, ongs - restent encore majoritairement perçus comme des « dérapages » qui seraient le fait d’individus malveillants, plutôt que les expressions d’un rapport de pouvoir inégalitaire entre hommes et femmes.
Osez le genre !
Le militantisme a été lent à la réflexion, et c’est le genre qui l’a poussé à s’interroger. Cette approche a été, initialement, comprise comme une démarche visant à pointer et à visibiliser la sous-représentation des femmes dans cet espace. L’origine de ce déséquilibre était, selon ce point de vue, extérieure aux organisations, et à chercher dans des structures sociales et économiques patriarcales plus globales (moindre insertion sociale, charge familiale et domestique, etc.). Si cette analyse quantitative sur la place des femmes dans les mobilisations est positive - en soulignant la prégnance des inégalités-, elle ne contredit toutefois pas le présupposé selon lequel ce type d’organisations serait « neutre » d’un point de vue du genre.
Cette compréhension consensuelle de l’approche genre a été largement intégrée par les acteurs de la sphère associative et militante, et a encore cours aujourd’hui. Ainsi, pour se conformer aux prescrits d’éventuels bailleurs de fond et en réponse aux revendications féminines, la solution pratique et « à faible coût » consiste à « rajouter des femmes », à « rajouter du genre », comme un plus qui colorerait avantageusement le militantisme et serait, en outre, un gage additionnel de légitimité.
À cette approche genre version étriquée, se dresse une autre vision plus large et subversive. Il s’agit ici non plus de réfléchir le monde féminin et le monde masculin isolément, mais bien dans leurs relations à l’autre. Et de mettre en évidence les « arrangements sociaux » qui existent entre les deux. Le constat est alors quasi immédiat. Les mouvements sociaux, les organisations militantes ne sont plus des espaces aseptisés, vierges de tous rapports de dominations sur base de la classe, de la « race » ou… du genre. Là, comme ailleurs, se produisent et se reproduisent des inégalités sexuées. Il convient donc d’identifier et d’analyser les causes à l’origine de cette hiérarchisation pour, ensuite, mieux les combattre. Le genre, bien loin d’être un concept creux et apolitique, peut se révéler un outil d’une force politique redoutable pour qui le veut et en use à bon escient.
Le monde militant : sexiste par abstention ?
Afin d’éviter que le monde militant ne devienne sexiste par abstention, et afin que les structures agissent en cohérence avec les propos égalitaires proclamés, plusieurs questions méritent d’être posées.
Sous-représentation des femmes
Concernant la sous-représentation des femmes d’abord. Elle est globalement constatée, voire déplorée, en interne. Des objectifs de féminisation/de parité des instances tentent, dans certains cas, de remédier à cette asymétrie, mais avec un succès limité.
Premier obstacle : l’« illégitimité » du procédé. La stigmatisation de la « femme quota », mais aussi le burn out des « femmes à responsabilité », soumises au diktat de l’engagement total, sont deux dérives à prendre en considération dans cette politique de féminisation des structures.
Deuxième obstacle : l’absence de femmes comme candidates aux postes à responsabilité. La disponibilité pour le travail militant n’est pas la même selon les sexes et trouve, notamment, son explication dans les trajectoires familiales (répartition du travail domestique et de la charge parentale). Ce n’est dès lors pas une figure de style que d’affirmer : « le privé est politique ». Pour dépasser le stade du constat fataliste, les organisations gagneraient à s’interroger sur le rôle qu’elles peuvent jouer dans la production – ou non - de cette disponibilité. La rigidité ou les contraintes des horaires de réunions ou d’activités (soir, week-end, heures supplémentaires, travail à temps plein pour gravir les échelons), souvent inconciliables avec les imprévus et la gestion des temps familiaux, exclura de facto certains segments des travailleuses et militantes, encore trop souvent contraintes de devoir raboter leur temps de travail [8] pour parvenir à mener de front leur double ou triple journée [9] .
Division sexuelle du travail et sexisme ordinaire
Outre cette question du nombre des femmes, les organisations qui se disent « sensibles au genre » peuvent pousser plus loin la réflexion en mettant à plat deux questions : celle de la division sexuelle du travail et celle du sexisme ordinaire.
Le travail militant est, dans certains cas, structuré sur une base différenciée et hiérarchisée [10] . Pas toujours intentionnellement, mais lorsqu’on prend en compte le travail réel (nettoyer la salle de réunion, dessiner les banderoles, distribuer les tracts, faire le café, passer à la poste, organiser les anniversaires, appeler le plombier, etc.) – et pas le seul travail prescrit – une division s’opère sous prétexte de compétences qui seraient « naturellement » plus féminines ou masculines. Si certains diront que cela concerne seulement des activités à la marge – mais qui ne le sont pas d’un point de vue symbolique, – faisons remarquer que cette structuration du travail s’opère aussi entre des rôles d’ « attention getting » (attirer l’attention), socialement dévolus aux hommes, et ceux d’ « attention giving » (octroyer l’attention), socialement réservés aux femmes (Cervera Marzal, 2015). Les prises de parole, les présidences de réunions ou d’assemblées, les interventions lors de conférences seront dans les faits plus assumées par les hommes tandis que l’écoute attentive en réunions, la distribution de tracts écrits par les militants, la modération de débats plus attribuées aux femmes.
Le sexisme ordinaire est un autre volet qui témoigne des rapports de domination à l’œuvre dans ce type d’espace. Les flatteries lourdes et insistantes, les sobriquets paternalistes (ma belle, ma jolie), les blagues, commentaires et comportement sexistes (couper la parole, par exemple) font partie des violences symboliques quotidiennes vécues par de nombreuses femmes, selon des modes et des intensités variables (qui sont en partie fonction de leur « bagage », de leur expérience et de leur « exposition »).
La division sexuelle du travail et le sexisme ordinaire reflètent des déséquilibres existants. Le problème, c’est qu’ils ne sont pas nécessairement perçus ni reconnus (par les hommes, mais parfois aussi par les femmes) et qu’ils ne constituent, que rarement, une priorité à combattre. Les revendications féministes sont souvent apparues secondaires dans les milieux mixtes « de gauche » et les hommes ont souvent attendus des luttes féministes qu’elles s’effacent devant les luttes généralistes, jugées prioritaires.
On se trouve au final dans une situation où la cohérence cède le pas au faux-semblant. Des engagements féministes sont parfois affirmés – au travers de campagnes, de discours et d’actions menées – mais la fabrique des inégalités, en interne, n’est aujourd’hui que très peu questionnée [11] .
Construire l’égalité
Face à une situation jugée insatisfaisante, des formes de résistance se mettent en place. Des initiatives individuelles sont prises, mais sans que celles-ci ne permettent à elles seules une transformation positive des rapports de genre. Au niveau collectif, il est paradoxal de constater que les femmes utilisent rarement le « credo » égalitaire affiché par l’organisation pour contrer des comportements sexistes, comme si la critique – la « dénonciation » – déforcerait le front de la lutte…. et/ou « le sens de leur engagement » (Cervera Marzal, 2015).
S’extraire de l’auto-censure est donc un premier pas important. Pour ce faire, des mécanismes sont à mettre en place, comme des espaces de discussion collective (physiques ou virtuels), des temps, des procédures pour aborder ces questions.
Une autre piste est de fixer des règles de gestion de la mixité. Cela peut aller de la parité à tous les niveaux de responsabilité, à la tenue de réunions non mixtes pour prendre confiance en soi et mettre à distance, physique et symbolique, la domination masculine, ou encore à la gestion de tours de parole et de « présidence » lors des réunions.
Le genre doit trouver sa place dans les orientations politiques d’une organisation, tout autant que dans ses modes d’action et son fonctionnement interne. C’est seulement, à cette condition, que le militantisme échappera au patriarcat (Roux, 2005).