Introduction
Il y a une vingtaine d’années encore, les responsables politiques des pays en voie de développement étaient nettement plus circonspects quant à la capacité du libre-échange à soutenir la croissance économique de leurs pays. Lors de la Conférence ministérielle du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) de 1986, tenue dans la station touristique de Punta del Este en Uruguay, le Brésil et l’Inde animaient l’opposition à l’introduction de « nouvelles matières » dans le panier déjà bien rempli du libre-échange. La position du groupe des 10 - le G-10 [1] - était aussi claire qu’elle était ferme. Ils avaient abandonné l’espoir que le GATT puisse fonctionner comme une plate-forme de négociation équitable et étaient décidés à n’accepter l’entrée de nouvelles matières qu’à la condition que les inégalités les plus flagrantes soient corrigées. D’autant qu’ils n’avaient pas grand-chose à gagner d’un accord multilatéral dans les domaines concernés par les nouvelles matières – les mesures concernant les investissements, les services et les brevets. La matière la plus controversée était celle des services, le groupe des dix refusant toute négociation sur celle-ci dans le nouveau cycle.
Malgré la vigueur des oppositions, la réunion ministérielle de Punta del Este déboucha sur le cycle de négociations commerciales le plus ambitieux de l’histoire du GATT : l’Uruguay Round. Le compromis retenu prévoyait que l’accord proposé pour réguler le commerce des services reflète au mieux les préoccupations du G-10. Il devait notamment présenter une orientation claire en faveur du développement et respecter les lois et règlements nationaux. Mais ce sur quoi le cycle de négociations de l’Uruguay a finalement débouché à Marrakech en 1994 est tout sauf cela : les questions de développement sont incorporées dans le préambule et ne sont donc pas contraignantes légalement, tandis que l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) s’immisce en profondeur dans le domaine jusqu’alors souverain de la politique intérieure.
Dix ans après l’entrée en vigueur de l’accord, beaucoup de pays en voie de développement ont abandonné leur position de départ – le refus catégorique – pour adopter une attitude de compromis. Cette évolution n’est pas sans lien avec les pressions permanentes qu’ils subissent pour prendre des engagements irréversibles et réviser leurs offres. Et ce, en dépit du manque de preuves empiriques quant aux bénéfices supposés de la libéralisation des services. Plus alarmant : les dernières négociations au sein de l’OMC semblent indiquer une diminution de la résistance des pays en voie de développement sur le thème des services. Alors que le rythme des discussions s’accélérait en vue de la 6e Conférence ministérielle à Hongkong à la fin 2005, des questions critiques – comme l’accès aux services de base, les garanties environnementales et sociales et le besoin vital de marges de manœuvre politiques pour les gouvernements – demeuraient sans réponse.
Dans cet article, nous nous servirons de la problématique du tourisme pour démontrer que les négociations sur l’ouverture des secteurs de service doivent être menées avec la plus grande des prudences. Analyser l’AGCS à travers le prisme du tourisme a ses avantages, car ce secteur est un domaine clé de cet accord pour plusieurs raisons. 128 pays membres de l’OMC ont pris des engagements dans le tourisme, plus que dans tout autre secteur de l’AGCS. Surtout, le tourisme est considéré comme un des rares secteurs dans lequel les pays en voie de développement ont beaucoup à gagner. Et comme il s’agit d’une industrie complexe et fragmentée, elle est reliée à presque tous les autres secteurs de services repris dans la liste de classification de l’AGCS (Services Sectoral Classification List). Il y a donc beaucoup de leçons à en tirer pour la compréhension de l’AGCS en général.
Cet article s’ouvre sur une double affirmation : les règles de l’AGCS vont au-delà de ce qui est généralement compris comme du commerce et l’accord n’est pas tant impulsé par des représentants de gouvernements que par de puissants lobbies du monde des affaires. La plupart des arguments qui y sont développés reposent sur une certaine vision du tourisme, basée sur les principes de la participation locale, de la protection de l’environnement et de la justice sociale. De plus en plus de gouvernements régionaux et locaux commencent à entrevoir l’importance de cette approche, à mesure que les impacts négatifs de l’industrie du tourisme apparaissent au grand jour. Un tourisme équitable exige une planification rigoureuse à tous les niveaux, à laquelle tous les acteurs doivent participer, en particulier les communautés locales les plus directement et les plus fortement affectées.
A noter que la présence du secteur du tourisme dans l’AGCS va à l’encontre de certains engagements internationaux pris par des pays membres dans le cadre d’accords et de protocoles environnementaux multilatéraux. L’article s’achève sur une double conclusion : le fonctionnement de l’OMC doit refléter les priorités de développement de la plupart de ses membres, tout comme les engagements de ces derniers doivent refléter les besoins de la majorité de leurs citoyens et protéger l’environnement. Ce n’est que lorsque ces principes élémentaires auront été acceptés et intégrés au sein de sa dynamique interne que l’OMC pourra réaliser ses objectifs affichés et que le tourisme pourra répondre aux défis environnementaux et sociaux majeurs.
AGCS - au delà des questions commerciales
L’impulsion pour l’inclusion des services et de l’investissement dans le régime du libre-échange est avant tout le résultat de l’avantage comparatif décisif acquis par les Etats-Unis dans ces secteurs au cours des années 1980. Le personnel de l’OMC, tout comme celui de la Commission européenne, reconnaissent aujourd’hui que l’AGCS n’aurait jamais vu le jour sans les pressions et l’appui des multinationales de services des pays développés [2]. En fait, dès 1985, le secrétaire indien au commerce, Prem Kumar, exprimait les appréhensions de l’Inde dans le New York Times : « La libéralisation du commerce des services pourrait ne pas entraîner d’avantages comparatifs pour les pays moins développés et remettre en cause la protection de leurs industries naissantes. Par ailleurs, elle pourrait affecter leur souveraineté nationale et leurs ambitions économiques ».
En gros, l’AGCS constitue le premier accord multilatéral à fournir des droits légalement exécutoires au commerce des services. Le compromis de Punta del Este, bien que non respecté, a beaucoup compté lors de la définition du cadre de base de l’AGCS. L’accord auxquels les pays ont adhéré à Marrakech en 1994 a ceci d’unique qu’il suit à la fois une logique descendante et une logique ascendante. Les principes de « la nation la plus favorisée » et de transparence s’appliquent à tous les secteurs de services de la liste de classification de l’AGCS. Les dispositions du « traitement national » et de l’accès au marché s’appliquent pour le moment uniquement aux secteurs avancés par un pays membre dans sa liste d’engagements.
L’accord s’applique à toutes les formes de mesures gouvernementales régulant le commerce des services. L’article 1[3] du texte légal de l’AGCS qui définit la portée de l’accord indique que « dans la mise en oeuvre de ses obligations et engagements au titre de l’Accord, chaque membre prendra toutes les mesures raisonnables en son pouvoir pour que, sur son territoire, les gouvernements et administrations régionaux et locaux et les organismes non gouvernementaux les respectent ». La liste de classification de l’AGCS consiste en 12 secteurs de services, subdivisés à leur tour en 160 sous-secteurs [3].
Le secteur des services est traditionnellement l’objet d’une régulation particulièrement stricte, car beaucoup de services – la santé, l’eau et l’éducation entre autres - ne sont pas de simples marchandises dont les consommateurs peuvent se passer s’ils n’en ont pas les moyens. L’introduction de ces matières non commerciales dans l’accord a suscité des critiques tellement virulentes que le secrétariat de l’OMC s’est vu obligé de réagir, en éditant, en février 2001, une brochure intitulée « AGCS - Faits et Fiction ». Dans celle-ci, le secrétariat réaffirme le fait que la plupart des services publics sont couverts par l’AGCS, mais il ajoute que les gouvernements restent libres de décider s’ils doivent être privatisés ou libéralisés. Ce n’est cependant, au mieux, que partiellement vrai, car la clause de la « liberté de s’engager » fait totalement abstraction du contexte politique dans lequel les négociations de l’OMC ont lieu. Et les 50 années d’échanges multilatéraux écoulées ont amplement démontré que c’étaient les pays développés qui tenaient les cartes dans ces délibérations. L’inégalité des rapports de force au sein de l’OMC n’a plus besoin d’être démontrée.
La présence des services essentiels dans la liste de classification constitue une véritable menace pour ces centaines de millions d’individus dans les pays en voie de développement pour lesquels l’existence de services fortement subventionnés ou gratuits, est une question de survie. Rappelons qu’une des missions principales des gouvernements est de garantir l’accès à ces services de base à tous les citoyens. Malgré ses impacts potentiels, l’AGCS, au contraire de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) et de l’Accord sur l’agriculture, n’a pas suffisamment attiré l’attention de l’opinion publique en Inde et dans les autres pays en voie de développement.
En avril 2001, plus de 400 organisations de 53 pays ont appelé leurs gouvernements à décréter sans délai un moratoire sur les négociations de l’AGCS, à consacrer les deux dernières années de l’agenda à la réalisation d’une évaluation sectorielle exhaustive et à retirer les clauses dans l’AGCS qui leur lient les mains. En août 2001, la Sous-commission des Nations unies pour la promotion et la protection des droits humains a adopté trois résolutions dénonçant l’impact de certains aspects clés du processus de globalisation sur les droits humains. Soumettant pour la première fois l’AGCS aux normes des droits humains, elle recommande que l’OMC incorpore des considérations sur les implications de l’AGCS en termes de droits humains dans la prestation des services essentiels tels que la santé et l’éducation. L’avis selon lequel l’AGCS dans sa forme actuelle ne peut être présenté comme « un accord pour le développement » gagne du terrain à mesure que son parti pris en faveur des multinationales est dévoilé.
Enjeux de la problématique du tourisme
Dans les débats en cours sur l’AGCS, l’attention s’est surtout focalisée sur les domaines non marchands. A raison, certainement. Mais le tourisme, considéré comme un service commercialisable, a échappé à l’attention des organisations qui combattent ce document. Or, par définition, les activités touristiques sont inextricablement liées à d’autres secteurs de service – qu’il s’agisse de la construction, de la distribution, du transport ou des services environnementaux. Cette particularité rend la libéralisation du tourisme extrêmement dangereuse, car les moyens d’une telle libéralisation ne se limitent pas au domaine des « services touristiques » de l’AGCS, mais débordent sur les mandats de négociation relevant de plusieurs autres secteurs de service.
Par exemple, des services comme ceux de la distribution et de la purification de l’eau, le traitement des déchets, l’aménagement paysager (qui relève normalement des « services environnementaux »), la construction et le transport (par la route, le rail, l’air ou l’eau) sont intrinsèquement liés au tourisme mais sont négociés sous différents sous-secteurs du même accord. Un article récent de la Cnuced (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) souligne par exemple le lien entre les services de distribution et le tourisme, reconnaissant que la distribution des services touristiques par Internet est devenu indispensable à la compétitivité internationale des opérateurs touristiques des pays en voie de développement.
Par ailleurs, la liste de classification de l’AGCS comporte des ambiguïtés qui devraient être tranchées. Les pays des Caraïbes, qui cherchent désespérément à réguler les activités non durables des navires de croisière, se demandent où insérer leurs régulations, car les navires de croisières impliqués dans des activités « touristiques » sont classés par l’AGCS comme des « services maritimes ». Les conséquences de la libéralisation des services à travers l’AGCS sur le tourisme intérieur des pays en voie de développement sont donc considérables.
Le commerce multilatéral du tourisme est censé rapporter à la fois des devises étrangères, du revenu et des emplois en quantité, et donc être un vecteur de développement pour les pays du Sud, en particulier pour ceux qui font face à une crise de leurs secteurs primaire et secondaire. Le modèle du « développement par le tourisme » est un avatar parmi d’autres de la conception occidentale du développement, en ce qu’il promet non seulement d’amener des bénéfices visibles en termes d’infrastructure et d’emploi, mais aussi de protéger l’environnement. Il a été « vendu » par les agences multilatérales comme une industrie d’exportation supposée remplir les coffres de devises étrangères et a été adopté avec empressement par la plupart des gouvernements du Sud.
Les arguments économiques avancés à l’origine par l’Inde contre le commerce multilatéral des services sont particulièrement vrais dans le cas de l’industrie touristique. Le tourisme international continue d’être caractérisé par d’énormes déséquilibres au niveau du partage des affaires et des canaux de distribution entre les pays émetteurs et les pays d’accueil, l’essentiel du pouvoir économique et politique étant possédé par les premiers. Il constitue aujourd’hui la plus grande industrie du monde et s’étend rapidement [4]. Son expansion géographique continue et la diversification de ses produits sont telles que la part de l’Europe et des Etats-Unis – les principaux acteurs touristiques – a diminué et devrait continuer à baisser. En 1995, l’Europe représentait 60% de l’ensemble des destinations. En 2003, cette part était tombée à 57,8%.
Cette diminution n’est pas sans lien avec l’augmentation constante du nombre de voyages vers l’Asie, l’Afrique et le Moyen-Orient. Avec la « nature » et la « culture » pour leitmotivs, les voyageurs en quête d’expériences exotiques que seuls les pays en voie de développement peuvent offrir sont de plus en plus nombreux. Mais cette fréquentation des destinations au Sud s’explique aussi par un autre phénomène : le développement d’une demande de loisir et de « vacances exotiques » au sein des classes aisées des économies émergentes – la Chine et l’Inde en tête. Les indicateurs sont clairs : on assiste à un déplacement des activités touristiques vers le Sud. Qu’il s’agisse des vestiges archéologiques des civilisations Inca ou Maya d’Amérique du Sud, des « hauts lieux de la biodiversité » d’Asie ou de la vie sauvage d’Afrique ; les couleurs, la culture et les cuisines des pays en voie de développement exercent leur magnétisme sur les touristes internationaux. Grâce au projet de l’AGCS, toute destination, qu’elle soit proche ou à l’autre bout de la planète, pourra être contrôlée par des multinationales du Nord. C’est dans ce contexte inégal que les promesses de développement de l’AGCS faites aux pays du Sud doivent être comprises et critiquées.
En Inde, le débat sur le rôle du tourisme dans le développement se cristallise autour des raisons qui attirent les touristes et donc l’industrie. Le principal « produit touristique » du pays – son patrimoine naturel exceptionnel, qui s’étend à travers les forêts, les montagnes, les zones côtières et les rivières – constitue aussi et avant tout l’espace vital d’innombrables communautés. Même les zones protégées, où les activités commerciales sont par définition interdites, sont aujourd’hui considérées comme des zones touristiques potentielles [5]. L’implantation d’activités touristiques généralement intensives en ressources dans ces zones donne lieu à des conflits d’intérêts entre les besoins des communautés locales, qui cherchent à préserver ces espaces naturels, et les besoins d’une industrie de consommation, qui considère la nature comme une simple marchandise économique.
Tourisme et exploitation abusive des côtes
Les dix Etats côtiers et les deux groupes d’îles de l’Inde connaissent une pression foncière grandissante du fait de l’urbanisation galopante et du développement des activités portuaires. Jusqu’il y a quelques années, l’utilisation abusive des zones côtières du Gujarat, du Karnataka, du Maharastra, de Pondichéry et du Tamil Nadu était due à l’industrialisation intensive, alors que les impacts négatifs du tourisme sur les environnements côtiers et les communautés se concentraient plutôt au Kerala et à Goa. Encore considéré il y a peu comme une « industrie sans fumée », le tourisme apparaît aujourd’hui comme un facteur de dégradation majeur de l’ensemble du littoral indien.
Le destin du petit village de Kovalam dans le Kerala constitue un exemple tragique de ce que le tourisme non planifié peut infliger aux populations locales et à l’environnement. Aujourd’hui, ce village de pêcheurs n’existe plus. Son territoire est occupé par des hôtels et des restaurants implantés sauvagement, dont la plupart ont été construits à 10 mètres à peine de la mer, en violation flagrante des dispositions du règlement de la zone côtière [6]. On compte plus de 150 hôtels, restaurants et cahutes dans une seule circonscription du panchayat [7]. La construction de bâtiments a considérablement accéléré le processus d’érosion marine et la progression de la mer atteint cinq mètres par an. Les hôtels rejettent leurs eaux usées dans un égout à ciel ouvert qui ruisselle le long de la plage. Le tourisme a provoqué une inflation qui a entraîné une augmentation du prix de la terre et des produits de base. Le tourisme est aujourd’hui en train d’abandonner Kovalam, considéré comme une « destination usée », et s’étend aux villages des alentours, déplaçant une deuxième fois les communautés qu’il avait expulsées de Kovalam. L’intérêt des opérateurs touristiques pour les zones alentours relativement peu touchées, comme Vizhinjam, Chappath, Pulinkudy et Varkala, va probablement augmenter « l’effet Kovalam », car plusieurs grands groupes et stations hôtelières ont décidé de prendre part à ce nouveau pillage touristique.
Trois décennies et demie de tourisme de masse ont transformé les plages autrefois immaculées de Goa en un autre triste exemple de développement anarchique. Il y a environ 400 hôtels et 350 cahutes sur et aux alentours des plages. Plus de 77% de ceux-ci se trouvent le long de la plage, presque tous à moins de 200 mètres de la ligne de marée haute. Tout ce qui reste de Goa aujourd’hui sont des dunes de sable détruites et une côte érodée. En 1996, le Comité national du tourisme de la Commission de planification de l’Inde observait : « le charme naturel des zones côtières et marines est négativement affecté par le développement du tourisme de masse. Goa peut être citée comme un exemple. Les stations balnéaires se succèdent tout le long de son littoral et minent l’écosystème naturel des dunes de sable de la côte. Le boom incontrôlé des activités de construction provoqué par l’afflux de touristes à Goa, en particulier l’extraction des dunes de sables pour les travaux de développement, a mené à une érosion continue des zones côtières sous l’effet de la mer. »
Des situations similaires existent dans les stations balnéaires de Mammallapuram et Kanyakumari, dans le Tamil Nadu. Les côtes de ces stations s’effritent progressivement suite à l’accélération de l’érosion. La communauté de Kanyakumari est coincée entre des gratte-ciel et des plages réduites à une peau de chagrin : ses membres n’ont même plus l’espace pour garer leurs bateaux. Deux hôtels de Mammallapuram, le temple Bay Ashok et le Taj Fishermen’s Cove ont perdu des portions importantes de propriété à cause du phénomène d’accrétion océanique. Le Tamil Nadu doit également faire face au coût social du tourisme balnéaire, car les destinations côtières se sont transformées en centres de la prostitution, des abus sexuels sur les enfants et du trafic de femmes et d’enfants.
Une tendance comparable se manifeste maintenant sur la côte du Karnataka, où le gouvernement de l’Etat, dans sa volonté d’imiter le « modèle touristique du Kerala », a autorisé la multiplication des hôtels, des stations et d’autres établissements touristiques le long de la bande côtière. Situées entre les plages de plus en plus encombrées du Kerala et de Goa, celles moins connues du Karnataka figurent aujourd’hui en bonne place sur la carte touristique, tout comme sur celle des violations du règlement de la zone côtière…
En quête permanente d’espaces originaux à exploiter, l’industrie touristique n’a pas épargné les autres parties du littoral indien. L’idée grotesque du Groupe Sahara (un des plus grands conglomérats industriels du pays, actif dans l’aviation civile, la vente au détail, le divertissement et les industries touristiques) de lancer un projet d’écotourisme d’une valeur de 5 400 millions de roupies (soit 93 millions d’euros) dans les marais de la réserve de biosphère de Sunderban
[8], dans le Bengale occidental, est un exemple typique de cette tendance. Contre l’avis des environnementalistes et des communautés locales, dont les habitations et les activités de pêche traditionnelle étaient menacées, le gouvernement avait donné son feu vert au Projet Sahara de circuit touristique intégré, qui devait couvrir 440 hectares de terre sur les cinq régions de Kolkata, Sagar, Frasergunj, L-Plot, Kaikhali et Jharkhali.
Le site Internet officiel du projet le vantait dans ces termes : « Le projet de Sunderban est un projet ambitieux visant à transformer le plus grand delta du pays, dans le Bengale occidental, en un centre touristique de classe mondiale. » Le projet comportait donc toute une gamme de logements et d’infrastructures : villas et maisons flottantes, jeux aquatiques modernes, stations thermales, centres de soins, clubs et casinos, outils de communication dernier cri et systèmes de transport. Il aura fallu une campagne prolongée et soutenue de la part des communautés locales et des groupes de la société civile pour faire ressortir le côté absolument insoutenable de l’entreprise. Le projet a finalement été enterré en mars 2005. S’il avait été mis en oeuvre, il aurait provoqué le déplacement de plusieurs villages de pêcheurs ou les aurait rendu économiquement impuissants en leur refusant l’accès à l’eau, sans parler des dommages à l’écosystème.
Dimensions sociales d’un argument économique
Le tourisme est lié aux personnes, il dépend d’elles et se développe grâce à elles. La conséquence logique de cette prémisse est que le développement du tourisme possède des dimensions sociales indéniables et que si son développement n’est pas régulé, ses coûts sociaux peuvent être élevés. L’industrie touristique et les défenseurs de son « efficacité économique » sont pourtant les premiers à séparer cette activité de ses aspects sociaux les plus visibles. Il s’agit là d’une conception tronquée du tourisme, car l’existence de ce secteur dépend étroitement des cultures locales, de l’entreprenariat local et du travail local.
Un certain mythe global présente le tourisme comme l’activité des hôtels et des stations cinq étoiles. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Au sein des économies en voie de développement, une proportion substantielle du tourisme intérieur est le fait de petites et moyennes entreprises (PME). Plusieurs d’entre elles relèvent d’ailleurs du secteur informel. La plupart des PME ayant une base locale, leur interdépendance avec l’économie locale, à travers l’emploi et l’achat de produits de base locaux, est particulièrement forte. En reconnaissant leur rôle dans le développement du tourisme durable, les Directives pour le développement du tourisme de la CDD (Commission pour le développement durable) des Nations unies ont souligné la nécessité pour les gouvernements de les soutenir aussi bien financièrement que techniquement et de réduire leur fardeau administratif.
Cependant, et malgré ces initiatives, le modèle de développement touristique industriel que promeut le gouvernement indien est orienté en faveur des grandes entreprises. En Inde, les politiques touristiques nationales et publiques successives ont mis en place des mesures stimulantes – exemptions fiscales, fournitures d’infrastructures gratuites (terre, eau et électricité) et exonérations d’impôt prolongées – en faveur des grands projets touristiques. Les PME subissent le choc des pratiques anticoncurrentielles des grands tours-opérateurs et la plupart d’entre elles devront sans doute mettre la clé sous la porte si aucune restriction n’est mise à l’accès des entreprises étrangères au marché touristique intérieur.
Les PME n’ont en outre pas accès aux technologies de pointe qui leur permettraient d’obtenir des réservations directes, par exemple. Malgré l’exemple d’Etats comme le Kerala, où les communautés locales ont montré leur capacité à gérer des entreprises touristiques au moyen de savoir-faire locaux, l’agenda du développement reste biaisé en faveur des géants nationaux et internationaux dans l’espoir d’attirer un maximum « d’investissements directs étrangers » dans le secteur.
Dans ce contexte, les retombées économiques locales du développement touristique sont singulièrement limitées. L’Organisation mondiale du tourisme (OMT) ainsi que d’autres agences de statistiques de l’ONU indiquent que les taux de fuite de capitaux du tourisme dans les pays en voie de développement sont compris entre 20%, en Thaïlande, et plus de 80%, dans certaines économies des Caraïbes. Dans le secteur touristique, ces fuites prennent la forme de bénéfices rapatriés vers les pays d’origine des chaînes d’hôtel, de remboursement des prêts étrangers ou d’importations d’équipements, de matériaux et de biens de consommation pour les besoins des touristes. Il est clair qu’avec de tels niveaux de fuites, le fameux « effet de liens » (linkage effect) du tourisme ne fonctionne pas et échoue à apporter des revenus raisonnables aux populations locales.
A ce manque d’avantages économiques pour les économies locales s’ajoute le problème de l’utilisation immodérée des ressources naturelles, environnementales et culturelles locales par une industrie touristique vorace, qui estime que son environnement est à sa disposition. En Inde, après plus de trente ans de développement touristique aléatoire et non régulé, l’approvisionnement en eau de destinations phares telles que Ooty, Masinagudi et Kodaikanal est au bord de la crise.
Les problèmes d’utilisation non durable des ressources sont accentués par le développement récent de l’écotourisme, nouveau mantra de l’industrie touristique. Si l’« écotourisme » est devenu le paradigme du développement d’une industrie touristique en pleine transformation, il est surtout une expression à la mode à laquelle chacun rend hommage mais que personne ne prend la peine de définir clairement. Le danger de cette nouvelle formule réside donc dans son ambiguïté. Elle a permis à l’industrie touristique d’obtenir l’accès à des régions de la planète jusque-là inexplorées sans mettre en question sa raison d’être : le profit. La conférence sur l’écotourisme du ministère indien du tourisme a pratiquement déclaré la totalité du pays, destination potentielle d’écotourisme.
Alors que cette conférence donnait le feu vert à l’industrie, les efforts de régulation environnementale de l’écotourisme dans les zones de forêt étaient toujours dans l’impasse. Les directives touristiques concernant la vie sauvage avancées par le ministère de l’environnement et des forêts en 1994 n’ont été acceptées que tout récemment, après plusieurs reports. Les parcs nationaux et les sanctuaires de la vie sauvage sont ouverts au tourisme en l’absence de mécanismes de régulation bien définis. Ce développement touristique non contrôlé compromet les droits et les identités des communautés indigènes qui vivent dans ces forêts et qui dépendent de leurs ressources pour survivre. Dans cette nouvelle configuration, une station touristique implantée à l’intérieur d’une forêt est saluée comme un modèle « d’initiative verte », tandis que les peuples autochtones qui y habitent depuis des temps immémoriaux sont qualifiés de squatteurs ou de braconniers, voire tout simplement de criminels.
Ces préoccupations ne concernent pas uniquement les secteurs mentionnés ci-dessus. Au moment où les gouvernements des Etats se tournent vers le tourisme comme vecteur de développement, les lacunes de la planification centralisée du tourisme sont de plus en plus évidentes. Ses impacts négatifs sur les écosystèmes, les économies locales, les femmes et les enfants, les cultures et les organismes de régulation locaux, reçoivent bien peu d’attention dans la course folle aux devises étrangères. Les hôtels et les infrastructures qui y sont liées, comme les routes et les usines de production d’électricité, consomment des quantités énormes d’énergie et d’eau et génèrent de la pollution et des déchets dans des milieux écologiquement sensibles. Malgré tout cela, le tourisme continue à être une des industries les moins régulées du pays : dans le Décret sur l’évaluation des impacts environnementaux (EIE) de 1992, les projets touristiques dans les zones forestières ne sont pas repris dans la liste des projets qui exigent une autorisation environnementale de la part du gouvernement central.
Initiatives touristiques au départ des communautés
De fortes raisons d’espérer relativisent cependant le tableau du tourisme bien sombre que nous venons de dresser. Les communautés et les entités locales sont progressivement en train de s’affirmer dans la maîtrise des dynamiques touristiques qui se développent sur leurs territoires. Dans une déclaration historique sur la conservation de la biodiversité et l’écotourisme, le Gram Sabha (l’assemblée villageoise) de Chamoli Uttaranchal a décidé le 14 octobre 2001 de suivre une méthode de gestion du tourisme basée sur la participation des communautés. Douze points principaux ressortent de cette déclaration. Le point 4 indique que dans toute entreprise liée au tourisme située dans la région, la préférence sera donnée aux jeunes sans emploi et aux familles pauvres. Le point 5 assure que l’élaboration et la mise en oeuvre de la planification du tourisme et de la conservation exigent la participation et le consentement des femmes de la région à tous les niveaux de décision. La déclaration reconnaît l’esprit de l’Agenda 21 du Sommet de la terre de Rio-92 et s’inspire du Mouvement de Chipko, né dans les collines environnantes.
Dans l’Etat du Jharkand, l’organisation « Johar », qui représente les peuples indigènes de la région, a précédé le gouvernement en formulant une politique touristique centrée sur les gens et orientée vers la conservation. Le document a été envoyé au gouvernement du Jharkand pour le forcer à répondre aux aspirations des gens qui ont pris part aux luttes pour la création de l’Etat [9]. A Goa, suite à un long combat, les licences des paillotes et des restaurants ne sont plus attribuées qu’aux gens du pays. Dans un village de la région, seuls les taxis pour touristes dont les propriétaires sont du village sont autorisés à se garer devant l’hôtel local. L’un des messages principaux de la Conférence régionale d’Asie du Sud sur l’écotourisme [10]tenue en janvier 2002 à Gangtok, Sikkim, concernait l’implication des communautés locales dans le développement du tourisme et leur contribution de fait à la conservation de la biodiversité. Les délégués ont estimé que certaines questions importantes méritaient d’être étudiées avant toute planification de projet touristique dans une région donnée, en particulier celle de la volonté des communautés locales de voir arriver ces activités touristiques dans leur espace vital.
Dans le village de Khonoma, situé dans l’Etat du Nagaland, au Nord-Est de l’Inde, un modèle alternatif de développement touristique piloté par la communauté prend forme. Au sein du processus démocratique bien structuré du village, c’est la population qui a pris la décision d’amener le tourisme pour améliorer les conditions de vie des gens. La démarche consiste à soutenir les technologies alternatives écologiques, à mener une évaluation de l’impact sur l’environnement et le social et à ouvrir des zones spécifiques au tourisme avec un accès limité. Ayant émergé au départ d’un besoin exprimé par la population, le tourisme à Khonoma s’est développé en fonction des orientations, des règlements et des priorités de celle-ci. La communauté a clairement déclaré que le flux de touristes devait être contrôlé. Le village a commencé la construction de logements pouvant accueillir 20 touristes et augmentera graduellement leur nombre. La vulnérabilité environnementale et sociale de la région a poussé les habitants à mettre en place plusieurs règlements : la régulation du trafic dans les forêts, la limitation de la cuisine à des lieux équipés de poubelles et la limitation du niveau de bruit dans les forêts.
Progressivement, ces initiatives reçoivent un appui international. Elles contribuent à démontrer aux décideurs politiques l’importance de l’impact du tourisme sur l’environnement. Bien que la Conférence de Rio de 1992 ne consacrait aucun chapitre particulier de l’Agenda 21 [11] au tourisme, celui-ci constitue à présent une composante importante du suivi du processus de Rio, avec l’adoption en avril 1999 par la Commission des Nations unies sur le développement durable (CDD) d’un programme international de travail sur le tourisme et le développement durable. Les impacts négatifs du tourisme sur la biodiversité constituent également un domaine de délibération important dans la Convention sur la diversité biologique (CDB), à laquelle 183 pays prennent part. Depuis la quatrième réunion de la Conférence des Parties (COP-4), en mai 1998, les efforts se sont intensifiés à l’échelle internationale pour développer des programmes touristiques en accord avec les objectifs de la CDB.
La conservation de la diversité biologique consiste à faire usage des composantes de cette diversité sur un mode durable, à partager ses bénéfices de manière juste et équitable et, en particulier, à encourager les connaissances et les pratiques des peuples indigènes. La cinquième réunion de la Conférence des Parties de la CDB (COP-5) en mai 2000, a formellement accepté l’invitation à participer au programme de travail international sur le développement d’un tourisme durable sous la responsabilité de la CDD de l’ONU. La septième réunion (COP-7), tenue à Kuala Lumpur en 2004, a formellement souscrit aux directives de ce programme.
D’autres résolutions internationales importantes visent à soutenir les initiatives touristiques durables conduites par les communautés : la déclaration de Berlin sur la biodiversité et le tourisme de 1997, la déclaration de Manille de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) sur l’impact social du tourisme, toujours en 1997 [12] »]], les directives du PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) sur le tourisme durable, le code de conduite ECPAT qui protège les enfants contre l’exploitation sexuelle dans le tourisme, la Charte internationale sur le tourisme culturel de 1999 et le Code mondial d’éthique pour le tourisme de l’OMT. Ces lignes de conduite et directives internationales, dont les gouvernements sont signataires, émergent de la nécessité de soutenir les efforts internationaux visant à assurer un développement durable du tourisme.
Dilemme de l’AGCS
C’est dans cette problématique complexe du tourisme que l’AGCS s’est invité. La présence du tourisme dans l’AGCS est bien trop éloignée des réalités locales des destinations touristiques. Les notions de durabilité, de partage des bénéfices, de conservation et de démocratisation ne font pas partie du lexique de l’OMC. Il n’y a aucune remise en question du fait que le tourisme est une activité extrêmement lucrative et une source d’emplois – directs et indirects – pour des millions de personnes dans le monde entier. C’est pourquoi les engagements des pays en voie de développement qui reflètent cette vision tronquée du tourisme doivent être remis en question.
Une étude des engagements légalement contraignants pris dans le domaine du tourisme par plusieurs pays en développement d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine à la fin du cycle de l’Uruguay en 1994, indique une tendance inquiétante à mettre de moins en moins de restriction à l’accès au marché. Il faut reconnaître que la définition de ce type de contrainte, qui varie en fonction de la fragilité écologique de chaque région, exige de très grandes compétences et une capacité à prévoir les développements futurs. Or l’incapacité des négociateurs commerciaux, ignorants en matière de politiques environnementales (et qui ne consultent pas leurs ministères de l’environnement respectifs, cas de l’Inde lors des négociations de 1994), est évidente. Seule l’Egypte a jugé nécessaire de spécifier que le nombre de passagers sur ses eaux intérieures était subordonné à la capacité physique du Nil.
Le fait que l’AGCS soit commandé par l’agenda des multinationales suscite d’autres inquiétudes encore, car le tourisme est un secteur dont des parts substantielles sont contrôlées par d’énormes sociétés. En Europe, les fournisseurs de séjours « all inclusive » vendent plus de 60% des voyages organisés. Le monopole des grandes sociétés n’est pas seulement vrai dans les sous-secteurs de l’hôtellerie ou des voyages organisés, mais aussi dans des aspects essentiels de l’accès aux systèmes de distribution globaux. Un article récent du secrétariat des services de distribution de la Cnuced attire l’attention sur le fait que quatre systèmes de distribution globaux contrôlent environ 80% du marché touristique mondial et que cette domination entraîne un déséquilibre des avantages commerciaux et un approfondissement du phénomène de fuite des capitaux.
En dehors de l’AGCS, l’industrie du tourisme emploie déjà diverses techniques anticompétitives comme le de-racking . [13].ou l’usage exclusif des systèmes de distribution globaux et des systèmes de réservation par ordinateur comme barrières à l’entrée du marché, en vue d’exiger des commissions plus élevées de la part des petits tours-opérateurs et des chaînes d’hôtels des pays en voie de développement. En Inde, la multinationale suisse Kuoni s’est rendue maître de la majorité des arrivées et départs de touristes en reprenant SITA, le principal opérateur national. Avec l’entrée en vigueur des clauses de l’AGCS, l’économie intérieure n’obtiendra plus qu’une quantité réduite des bénéfices réalisés. L’article XVII sur le « traitement national » stipule qu’il ne peut y avoir aucun traitement discriminatoire envers les acteurs étrangers. La promotion sélective des PME et les restrictions concernant les paiements internationaux seront considérées comme des infractions si le pays s’est engagé sur les principes du traitement national et de l’accès au marché dans le cadre de l’AGCS.
Le grand danger de l’AGCS est qu’ils n’aborde que vaguement les préoccupations environnementales dans ses articles XIV et XX concernant « les exceptions générales » et les « ressources naturelles épuisables ». Pour ce qui est des mesures visant à contrôler le commerce, l’AGCS indique qu’ : « elles pourraient prendre la forme de normes pour le service concerné ou de limitations de l’effet de l’activité de service ». Mais le texte se poursuit en indiquant que ceci n’implique pas que l’article XIV puisse être invoqué pour justifier l’imposition de ces restrictions.
L’alternative disponible pour les membres serait de demander des renégociations de leurs engagements. Ces restrictions entraîneront un certain nombre de complications, en particulier si un pays a des engagements illimités dans le secteur concerné. Le procédé de renégociation est vidé de toute signification au moyen de l’effet de « cliquet ». L’article XXI, qui autorise la modification ou le retrait d’un engagement, déclare qu’une notification de trois mois doit être faite lorsqu’un engagement est en place depuis trois ans. Il impose des négociations avec tous les membres touchés et donne aux parties affectées le droit à des compensations. Finalement, il prévoit certaines représailles de la part des pays touchés, à l’intérieur des règles de l’Organe de règlement des différends.
Les dispositions de l’accès au marché (Article XVI) énoncent clairement que si un pays a pris des engagements illimités dans un secteur donné, il ne peut limiter le nombre des fournisseurs de services dans ce secteur. Le comité de l’AGCS sur les engagements spécifiques a précisé que même si aucune discrimination n’est faite envers les fournisseurs étrangers, le nombre de fournisseurs de services, qu’ils soient nationaux ou étrangers, ne peut être limité. Traduit dans le langage du tourisme, cela consiste à nier les principes de base de l’écotourisme et du développement durable. La clause peut, par exemple, être interprétée à l’avantage d’un complexe hôtelier auquel aurait été refusé l’entrée dans une région écologiquement fragile sur base des lois environnementales locales.
Par dessus tout, l’article VI de l’AGCS, qui concerne les régulations nationales, sonne le glas des règles de protection environnementale. La clause 4 de cet article spécifie que des règles doivent être formulées en vue d’éviter que les mesures concernant les conditions et les procédures de qualification, les normes techniques et les conditions d’obtention des licences ne constituent des barrières inutiles au commerce des services.
En conséquence de quoi le Groupe de travail sur les réglementations nationales, un sous-comité du Comité du commerce des services de l’OMC, a été mandaté pour s’assurer que les lois nationales concernant les services ne soient pas plus contraignantes que nécessaire. Au niveau du tourisme, la portée de l’article VI peut constituer une menace importante en ce qu’elle remet en question la légitimité de certains règlements nationaux, locaux et régionaux mis en place en vue de poursuivre des objectifs environnementaux ou sociaux.
Prenons l’exemple, pour l’Inde, du décret sur la Réglementation des zones côtières (Coastal Regulation Zone – CRZ) de 1991, un règlement relevant de la Loi (de protection) environnementale de 1986. Il s’agit d’une des lois environnementales les plus puissantes du pays, conçue pour réguler le développement le long de la côte. Elle comprend des normes de zonage strictes, des conditions d’obtention de licence et des mécanismes d’autorisation qui poursuivent le même objectif de protection. Cependant, en 15 ans d’existence, ce décret a subi 15 amendements statutaires qui démontrent les efforts constants des industries et du gouvernement pour l’édulcorer. Le Forum national des pêcheurs a récemment déclaré qu’une de leur enquête avait révélé l’existence de 728 violations visibles de la CRZ le long de l’ensemble du littoral, nombre d’entre elles étant le fait d’établissements de tourisme illégaux.
Le CRZ est un exemple parlant de régulation environnementale mal appliquée et constamment menacée d’édulcoration, voire de retrait pur et simple, sous la pression des industries. Dans le contexte des désastres naturels récents, comme celui du tsunami, les gouvernements ont dû eux-mêmes reconnaître que le non-respect des réglementations côtières avait aggravé les dévastations le long des côtes d’Asie du Sud. Or une bonne partie des plages les plus touchées hébergeaient des destinations touristiques internationales [14] . Il y a cependant fort à parier que l’article VI de l’AGCS sera invoqué par les lobbies industriels opérant dans les secteurs de la construction, du tourisme et des transports (tous inclus dans l’AGCS) pour neutraliser la CRZ et ouvrir la bande côtière à un développement débridé.
Un sort similaire pourrait être réservé au récent Projet de loi sur les travailleurs du secteur informel de 2004, qui « régule l’emploi et les conditions de service des ouvriers non organisés et prévoit leur sécurité, leur santé, leur bien-être et les questions qui y sont liées. » A travers ce projet de loi, qui arrive après des années de lutte, le gouvernement reconnaît les mauvaises conditions de travail des ouvriers sur le marché du travail informel et cherche à modifier cet état de choses. De ce fait, le chapitre VI de l’acte comporte des dispositions importantes, parmi lesquelles : - « Aucun travailleur ne devra travailler plus de huit heures par jour avec une pause d’une demi-heure » ; - « Tout travailleur devant travailler plus d’heures que ce qui est fixé aura droit à un paiement, pour chaque heure supplémentaire, équivalant au double du tarif horaire normal » ; - « Les employeurs devront s’assurer que le lieu de travail réponde aux normes minimales de santé, ce qui comprend la fourniture d’eau potable, l’accès aux premiers soins et un lieu de repos ».
L’importance de ce projet de loi est incalculable dans le contexte indien, où la majorité des prestations de services, même dans le secteur du tourisme, se font sur un mode informel. Malgré cela, l’AGCS pourrait permettre aux prestataires de services de considérer cette législation comme un fardeau non nécessaire et de rester insensibles à ces aspects sociaux.
L’AGCS aborde les réglementations nationales sur base de l’idée fondamentale suivant laquelle, à la différence de l’agriculture ou des marchandises industrielles, la première barrière au libre commerce des services n’est pas les tarifs douaniers ou les restrictions quantitatives, mais les dispositions de réglementation nationale qui concernent les prestations de services. L’agenda de l’AGCS vise donc à « discipliner » les réglementations nationales. Mais les conséquences de l’article VI sur les droits souverains des gouvernements à légiférer ont freiné les activités du Groupe de travail des réglementations intérieures de l’OMC. Tout le monde reconnaît le besoin de réglementation, mais les négociateurs continuent à débattre de « où » et de « comment » les contraintes doivent être posées – soit horizontalement et concerner tous les secteurs, soit à travers des engagements spécifiques par secteur. Cette ambiguïté démontre le besoin pour les gouvernements de stopper tous les engagements spécifiques par secteurs jusqu’à ce qu’une certaine clarté et un consensus émerge sur les disciplines dans l’AGCS.
La prééminence de l’AGCS sur les lois nationales, régionales et locales entre directement en conflit avec le besoin de réglementation intérieure capable de réguler le tourisme et, de manière générale, les activités de développement. Dans une certaine mesure, il nie également les processus de décentralisation ratifiés par les 73e et 74e amendements de la Constitution indienne de 1992. Lors du Sommet mondial sur le développement social de mars 1995, l’Inde avait déclaré au monde : « ce que l’Inde vise à travers cela (la délégation des pouvoir prévue par les amendements constitutionnels) n’est pas tant une autogouvernance représentative, qu’une autogouvernance participative. En effet, tandis que les panchayats sont des corps élus qui représentent une certaine population sur un territoire bien défini, la Constitution prévoit un parlement du peuple au niveau du village appelé « gram sabha », qui est un corps comprenant toutes les personnes pouvant voter au niveau du village ».
Les pouvoirs décisionnaires des corps locaux sont étendus et comprennent 29 articles, la plupart repris dans la liste de classification de l’AGCS [15]. Presque toutes les exigences de l’industrie du tourisme touchent aux droits et aux pouvoirs accordés aux panchayats. Une délégation de pouvoir effective impliquerait que l’industrie doive recevoir l’aval des autorités locales concernée pour pouvoir opérer dans leur juridiction. L’Etat du Kerala est l’un des premiers à avoir transféré des pouvoirs aux autorités locales. Le mouvement pour un développement décentralisé à l’échelon local s’est concrétisé avec le Programme de planification populaire (Peoples’ Plan Programme) [16]., qui ouvre un large espace d’expression aux aspirations de la population en termes de développement à la base.
Un examen des vikasana rekhas (les rapports de développement) des panchayats des différents districts montre que le tourisme était prioritaire dans la liste des secteurs retenus pour des interventions de développement à l’échelle du panchayat. Le plan du district de Thiruvananthapuram suggère que la conservation soit un élément constitutif du développement par le tourisme. « Les rivières et les plages ne devraient pas être polluées ; les forêts ne devraient pas être décimées, les monuments antiques devraient être protégés de manière à ce que leur valeur originelle et leur charme soient préservés. Le tourisme ne devrait pas porter atteinte à la nature ou marginaliser les habitants des territoires où il s’implante. »
Le plan de développement d’Ernakulam, le district accueillant le plus grand nombre de touristes étrangers, est symptomatique des effets du développement touristique non planifié. Il déclare que « le tourisme ne devrait pas être considéré comme un outil de développement. Une nation ne réalise un développement digne de ce nom que lorsque ses secteurs productifs acquièrent de la force et que les ressources naturelles sont utilisées de manière efficiente au sein du processus de production. La consommation non durable des ressources visant à satisfaire les tendances consuméristes au nom du tourisme est un crime impardonnable ». Le rapport du panchayat continue en affirmant que la responsabilité complète du développement touristique devrait être laissée aux autorités locales. Bien que la compréhension qu’ont les panchayats de cette industrie complexe prête parfois le flanc à la critique, les plans de développement sont tous empreints de l’idée que la détermination des processus de développement sur leur territoire exigent un véritable transfert des pouvoirs.
Le Kerala est également le premier Etat du pays à avoir adopté une législation consacrée au seul tourisme. Intitulée Loi 2005 du tourisme du Kerala, elle se présente comme : « Une Loi qui prévoit la conservation et la préservation des régions touristiques dans l’Etat. » Une lecture attentive des dispositions de cette loi met en lumière leur incompatibilité avec les engagements que l’Inde a pris sur le tourisme dans l’AGCS. Tandis que le gouvernement national (dans son offre AGCS de janvier 2004) a largement ouvert l’accès au marché du tourisme à travers les Modes 2 (consommation à l’étranger) et 3 (présence commerciale), cette loi d’Etat stipule explicitement que les activités touristiques seront limitées dans certaines « zones spéciales de tourisme », devront être en conformité avec les directives environnementales et recevoir l’approbation des institutions locales.
Le cas de la loi du tourisme du Kerala n’est pas seulement révélatrice du sort que l’AGCS réserve aux pouvoirs législatifs des gouvernements infranationaux, elle reflète également la nature intrinsèquement antidémocratique du processus auquel participent les gouvernements nationaux lorsqu’ils négocient des engagements au sein de l’OMC. On comprend mieux l’importance des questions de règlement intérieur lorsque l’on considère les initiatives touristiques basées sur le principe fondamental du droit des communautés à réguler le développement en fonction de leur milieu socio-environnemental, leurs besoins économiques et leurs priorités. Dans sa forme actuelle, l’AGCS connaît donc un sérieux déficit démocratique.
Négociations AGCS en cours et tourisme
En 1999, la République dominicaine, le Salvador et le Honduras proposèrent une annexe à l’AGCS qui traiterait spécifiquement des services liés au tourisme. Cette proposition fut réitérée en décembre 2000 par ces mêmes pays, rejoints par le Nicaragua et le Panama. La proposition tente de concentrer les engagements pris dans le domaine du tourisme dans un seul groupe de services divers liés au tourisme. Ceux-ci sont tirés de la Classification centrale des produits de l’ONU qui est une liste complète de services étroitement liés au tourisme. La liste a été formulée conjointement par l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) et une multitude d’autres organisations, en vue de mesurer l’impact économique exact du tourisme. L’avocat principal de cette approche « par regroupement » du tourisme au sein de l’AGCS est l’OMT, qui est insatisfaite du traitement dont le tourisme y est l’objet.
L’Union européenne, les Etats-Unis et l’Australie sont eux-mêmes devenus des partisans actifs de l’approche « par regroupement », à partir du moment où ils se sont rendus compte que le manque de regroupement dans l’architecture de l’AGCS était un des principaux obstacles à une plus grande libéralisation des secteurs qui les intéressaient. Le raisonnement est simple. On estime que dans leur forme actuelle, les modalités d’engagement sont porteuses d’incohérences, car elles permettent des rythmes de libéralisation différents entre des secteurs qui sont étroitement liés les uns aux autres [17]. La plupart des pays développés ont clairement exprimé leur soutien à l’approche « par groupement » et supportent donc la proposition d’annexe. Mais quelques pays en voie de développement sont sur la défensive et restent sceptiques par rapport aux avantages de cette dernière. Celle-ci a été vendue sous l’étiquette de « proposition des pays en voie de développement », bien qu’elle implique de sérieux changements dans la structure de l’AGCS, car elle remplace l’approche par liste positive.
Les développements positifs dans cette annexe, bien que peu nombreux, doivent cependant être mentionnés. Cette proposition conçoit le tourisme comme une question de développement et vise à introduire le concept de durabilité dans le commerce du tourisme. Elle tient compte du fait inquiétant qu’il n’y a pas eu de contrôle des impacts de la libéralisation progressive sur les pays en voie de développement. Le Mode 4 de la fourniture de services, qui traite de la présence des personnes physiques, a été virtuellement ignoré. L’annexe mentionne également que, malgré la présence de sauvegardes dans l’accord, le comportement anticompétitif des opérateurs touristiques étrangers est toujours de mise. Le transfert de technologie proposé doit encore être matérialisé et la proposition souligne à juste titre l’incidence de l’intégration horizontale et verticale des opérateurs touristiques dans les pays développés. Elle risque de se traduire par une forte diminution de l’indépendance des acteurs locaux. Enfin l’annexe relève l’importance de l’accès à et de l’utilisation de systèmes d’information comme le GDS (système de réservation centralisé) et le CRS (système de réservation par ordinateur) suivant des critères transparents, raisonnables et objectifs.
Mais l’approche « par groupement » ne permettra cependant pas d’attaquer les problèmes susmentionnés, pour la simple raison qu’elle retire probablement la seule flexibilité que comportait l’AGCS : l’approche demande-offre / par liste positive. Le groupement permettra aux négociations de l’AGCS d’adopter une procédure accélérée et de nier de ce fait la possibilité pour les pays en voie de développement de doser la libéralisation de secteurs de services qu’ils estiment sensibles. Or peu d’industries ont des impacts transversaux de l’envergure de ceux du tourisme.
Pour l’instant, les négociations ont réussi à déplacer l’attention des pays en voie de développement de l’identification des failles de l’AGCS à l’identification des moyens de le poursuivre activement à travers des avancées dans les Modes 1 et 4. Bien qu’il soit vrai que les pays en voie de développement jouissent d’avantages comparatifs dans plusieurs secteurs de services (en particulier dans les services professionnels comme le droit, la comptabilité, l’ingénierie, l’architecture et l’informatique) grâce au faible coût de la main-d’oeuvre (qu’elle soit qualifiée ou non), baser leur négociation de l’AGCS sur ces deux seules modes est imprudent.
L’Inde est l’un de ces pays dont la position sur l’AGCS a viré de 180 degrés, d’une attitude défensive à une attitude offensive, suite au boom de l’industrie des logiciels et à ses demandes d’accès plus facile aux marchés développés (en particulier ceux de l’Union européenne et du Royaume-Uni) à travers les Modes 1 (la fourniture transfrontalière des services et de l’externalisation) et 4 (les mouvements des personnes physiques pour une période temporaire). Les espoirs de gains offerts par ces Modes sont négociés en offrant, en échange, un accès étendu au marché indien via le Mode 3, et en sacrifiant de la sorte les préoccupations nationales concernant une multitude d’autres secteurs de services. Les impacts de l’ouverture des régions protégées et des zones sensibles à l’activité touristique sans restriction sont donc complètement ignorés par un gouvernement national tout occupé à la poursuite d’un agenda de développement biaisé.
Manque de données et évaluation de la libéralisation
La difficulté de comprendre les impacts d’une dérégulation du développement et le manque de prudence subséquent dans la négociation l’AGCS provient aussi d’un manque complet de données précises concernant les services et de l’absence d’évaluation des libéralisations déjà entreprises. Même de grands pays en développement comme le Brésil, l’Inde et l’Egypte manquent de l’expertise nécessaire pour s’engager en connaissance de cause. En Inde, les statistiques commerciales disponibles ne portent que sur quelques secteurs des services, et plusieurs secteurs importants, comme les services de communication, de construction, de finances, culturels et de loisir ne sont pas correctement pris en compte dans la balance des paiements. Comme le soulignait un connaisseur : « les données sur le commerce des services souffrent d’imperfections dues aux difficultés statistiques, conceptuelles et méthodologiques dans la mesure de ces services. Cependant, l’ONU et d’autres agences multilatérales fournissent des efforts continus pour améliorer la collecte des données et la méthodologie dans ce secteur. »
Si les voyages sont représentés dans les statistiques de la balance des paiements, un segment énorme du commerce du tourisme n’est pratiquement pas pris en compte : les PME, dont la plupart appartiennent au secteur informel. Ce manque d’information a poussé les représentants des pays en voie de développement à subordonner la poursuite des négociations à la réalisation par l’OMC, qui en a reçu le mandat, d’une évaluation de la libéralisation des services [18]. Après dix années de libéralisation multilatérale du commerce des services, à travers les engagements des pays à l’OMC et les conditions qui leur sont imposées par les institutions financières, il est grand temps pour les gouvernements de mettre les négociations entre parenthèses et de s’atteler au calcul des coûts et bénéfices de cette libéralisation.
L’OMC devrait reconnaître la faible capacité institutionnelle des pays en développement et faciliter une discussion démocratique de bas en haut (bottom-up) des dispositions de l’AGCS. Même dans un pays comme l’Inde, où la société civile joue un rôle actif dans les politiques publiques, le sigle AGCS (GATS, en anglais) est la plupart du temps pris pour une mauvaise prononciation de GATT. Nous avons pu constater qu’il était presque inconnu à l’échelle locale, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des institutions. La promotion des consultations entre gouvernements centraux et régionaux exige du temps. Et les engagements pris sans consultation risquent d’entraîner des protestations ultérieures, comme ce fut le cas avec l’Accord sur l’agriculture [19]. .
Bien que 120 pays ont engagé au moins un de leurs sous-secteurs touristiques, l’examen attentif du programme donne une image plus nuancée. Comme beaucoup de pays ont déjà atteint de leur propre chef un niveau de libéralisation plus élevé que celui auquel ils s’étaient engagés dans l’AGCS, cette tendance est à présent utilisée par les pays développés pour appuyer leurs demandes d’accès au marché. Le secteur touristique de l’Inde est victime de ce stratagème. Bien que l’Inde ait ouvert son secteur hôtelier dès 1991, en permettant 100% de participation étrangère, elle ne s’est engagée à en libéraliser que 51% lors de l’adoption de l’AGCS (en 1994). Mais dans son offre de janvier 2004, l’Inde a révisé ses engagements sur le tourisme dans l’AGCS pour qu’ils soient en phase avec sa politique intérieure. Bien que les hauts fonctionnaires du ministère estiment que les recherches et les consultations nécessaires ont précédé l’adoption de cette position, les échos des conséquences du développement touristique sur le terrain donnent un autre son de cloche.
Une raison importante de cette déconnexion réside dans le fait que le ministère du commerce (le département du gouvernement national mandaté pour négocier au sein de l’OMC) a pour seul interlocuteur dans les matières liées au développement touristique du pays le ministère du tourisme du gouvernement central. Les autres parties concernées – qu’il s’agisse des gouvernements locaux ou des communautés – sont exclues du processus. On omet même de consulter les autres institutions centrales, comme le ministère de l’environnement et des forêts, pourtant mandaté pour négocier et mettre en application les Accords environnementaux multilatéraux (AEM) auxquels le pays a souscrit. Ces déconnections et ces lacunes du dispositif institutionnel biaisent la compréhension de la problématique du tourisme, qui est dépouillé de ses dimensions sociales, environnementales et démocratiques pour être réduit à une simple question commerciale dans le cadre de l’AGCS.
Conclusion
Le tourisme n’est qu’un des douze secteurs de l’AGCS. Une analyse des autres secteurs de la liste de classification mettrait en évidence les mêmes problèmes de manque de données, d’absence de preuve quant aux bénéfices tangibles de la privatisation des services, d’impacts potentiellement négatifs sur l’environnement et d’extension du déficit démocratique dans la prise de décision politique aux niveaux régional et local. Les délégations des pays en voie de développement doivent dénoncer le bluff de Genève : les appels à de nouveaux engagements dans les négociations reposent sur l’hypothèse non fondée selon laquelle la libéralisation du commerce des services bénéficie aux pays en voie de développement. Or, les signaux émis par les pays concernés vont exactement dans le sens contraire : la privatisation des services a eu de nombreux impacts défavorables dans des pays en voie de développement comme la Bolivie, Porto Rico et le Mozambique. En Inde, les finances de l’Etat du Maharastra sont au bord de la faillite à cause de ses déboires avec Enron.
Alors que les preuves de l’impact négatif de la libéralisation des services se multiplient, comment comprendre le fait que les délégations des pays en voie de développement s’apprêtent à livrer des parties essentielles de leurs économies aux caprices du libre-échange ? Les réponses sont à la fois nombreuses et complexes. Il y a tout d’abord le contexte politique inégal dans lequel les négociations se tiennent au sein de l’OMC : le procédé de « la Chambre verte ». [20], la liaison de l’aide et des avantages commerciaux accordés aux pays en voie de développement aux positions commerciales adoptées par ces derniers, le ciblage de certains négociateurs des pays en développement et l’impossibilité pour ces derniers de s’informer correctement avant de s’engager. Une tendance encore plus inquiétante est l’émergence, chez nous, de groupes de pression et de consultants convertis à la philosophie du libre-échange, qui jouent un rôle de plus en plus important dans les choix gouvernementaux de politique commerciale.
Mais tandis que l’AGCS gagne de la force, appuyée par des intérêts commerciaux fermement implantés, un élan de résistance et de changement se manifeste dans diverses régions du monde. Les actions des panchayats du Kerala et du Tamil Nadu ne sont pas des initiatives isolées. Ni les déclarations des communautés locales des collines d’Uttaranchal et Jharkand ou le combat du panchayat de Perumatty à Plachimada contre la privatisation de l’eau par Coca-Cola. On peut aussi évoquer la résolution de la fédération canadienne des municipalités, représentant plus de 1000 autorités municipales canadiennes, qui réclame une exemption de l’AGCS pour les gouvernements locaux. Les voix des peuples gagnent de la force. Il ne sera bientôt plus possible pour les gouvernements de les ignorer, dans les pays développés comme dans les pays en développement. L’AGCS n’en sortira pas indemne.