« Touristophobes » ou « tourismophobes », les travaux et les publications du CETRI ? Préciser d’abord ce qu’on entend par là. Ou plutôt partir des définitions qu’en propose Paul Arsenault, titulaire de la Chaire de tourisme à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). En bref, si la touristophobie est à considérer comme une « aversion envers les touristes », la tourismophobie doit être comprise comme un « rejet de l’industrie touristique, de ses partenaires institutionnels et commerciaux » [1]. La nature de la cible distingue les deux hostilités.
Pour le professeur canadien, la première, la touristophobie, « qui se manifeste par des gestes de rejet, voire des agressions » commis à l’endroit des touristes « doit être décriée avec force ». Elle serait même inadmissible. « On ne peut accepter une telle forme d’obscurantisme qui chercherait à brimer cette saine volonté de découvrir le vaste monde » [2]. Mon Dieu ! Le ton est donné : malveillance d’un côté, bienveillance de l’autre.
La seconde en revanche, la tourismophobie, « mérite réflexion » estime Arsenault, également expert en marketing et gestion du tourisme. Et de s’expliquer : « Si notre réflexe premier est de défendre à tout prix le tourisme et les touristes, il est possible de constater que certaines décisions territoriales du passé ont été prises à l’avantage de certains et parfois au détriment d’autres, notamment les habitants. » La tourismophobie peut ainsi être le fait « des habitants d’un territoire, qui se sentent – légitimement ou non – dépossédés de leur droits, avantages et paisibilité ».
Ces réflexions s’inscrivent dans le flot de réactions des professionnels du secteur, aux manifestations locales de ras-le-bol face à ce que la presse a commencé à appeler ces dernières années l’« over-tourisme » ou le « surtourisme ». Les plus en vue de ces mobilisations antitourisme, les plus médiatisées à l’échelle européenne, se sont déroulées à Barcelone. Là où précisément les effets négatifs de l’afflux touristique – saturation des espaces, « airbnbisation » du logement, pressions inflationnistes, dégradations et nuisances diverses – sont désormais invoqués par une partie des habitants, pour tenter de brider l’appât du gain des opérateurs et autres bénéficiaires directs de la déferlante de vacanciers.
Pour autant, les travaux du CETRI et les analyses critiques en provenance des pays du Sud que nous relayons dans nos publications (https://www.cetri.be/+-Tourisme-+) montrent à souhait que le mécontentement social à l’égard de l’expansion touristique soutenue ne se cantonne pas à une poignée de débarcadères méditerranéens engorgés – Barcelone, Venise, Dubrovnik… – ni ne se réduit à une actualité récente.
Mise en cause politique d’une dynamique délétère
De Goa en Inde à Oaxaca au Mexique, de Bangkok en Thaïlande à l’archipel des Bijagos en Guinée Bissau, du Brésil au Sri Lanka, des Caraïbes à Madagascar, de nombreuses voix dénoncent tant la logique du développement du tourisme que ses impacts. La première est trop souvent dérégulée et prédatrice. Les seconds, trop régulièrement mal répartis : les coûts (sociaux et environnementaux) pour la majorité, les profits (économiques et financiers) pour une minorité, lorsqu’ils n’échappent pas en grande partie aux pays visités.
Certes l’insatisfaction pèse trop peu politiquement pour ébranler l’ordre touristique mondial – l’illusion du « développement par le tourisme » opère encore, des sommets de l’État aux vendeurs de souvenirs –, mais démonstration est faite au quotidien que les revendications touristophobes ou tourismophobes, plus que d’un accès d’« obscurantisme » ou d’un « sentiment – légitime ou non – de dépossession » relevés par Paul Arseneault, procèdent de situations de domination vécues et d’abus sociaux caractérisés. Dans ses formes actuelles, outre qu’il divise l’humanité entre 7% de migrants de plaisance et 93% d’assignés à résidence, le tourisme international tend à creuser les écarts, à concentrer les bénéfices et à disséminer les préjudices économiques, écologiques, culturels, voire sexuels.
Le touristologue de l’UQAM, encore lui, raisonne de la même façon… ou presque. « Une bonne politique publique repose sur le précepte suivant, écrit-il dans le dossier déjà cité [3]. Ses bénéfices doivent être concentrés auprès d’un groupe qui en bénéficiera et les reconnaîtra, et les coûts doivent être diffus, à savoir portés par une majorité qui n’en aura peu ou pas conscience ». Or, en matière de tourisme, reconnaît-il, « les habitants héritent parfois des coûts concentrés (ce qu’il appelle « les irritants du quotidien ») et ne reçoivent que de manière diffuse les avantages perçus par leur collectivité (revenus, emplois) ».
La solution réside dès lors dans la régulation du secteur. Sur ce point, Paul Arseneault et le CETRI pourraient se rejoindre. Les problèmes et les soucis « peuvent aisément être résolus par une planification et une réglementation à l’échelle municipale », écrit le premier. « Aisément », vraiment ? Bien sûr, puisque « les exemples de réussite en cette matière sont nombreux partout sur le globe, et constituent la règle, davantage que l’exception », prétend l’expert canadien. Ce sur quoi par contre le CETRI diverge à nouveau, tant les cas analysés dans ce dernier ouvrage notamment – La domination touristique (Paris, Syllepse, 2018) [4] –, se veulent représentatifs du caractère ni équitable ni durable de l’industrie touristique dans son ensemble.
Alors, « tourismophobes » ou « touristophobes », les publications du CETRI ? Plutôt tourismophobes dirons-nous, critiques en tout cas de la logique d’expansion touristique, en ce qu’elle repose sur l’appropriation privative des territoires et des ressources, sur la marchandisation des lieux et des comportements, sur l’évitement des contraintes fiscales et des entraves environnementales, sur le rapatriement des bénéfices et la collectivisation des dommages, sur la folklorisation des cultures et des « décors humains », sur l’intrusion de l’oisiveté récréative de privilégiés de la mobilité dans la vie active de populations sédentaires, etc. Les diverses analyses publiées par le CETRI sont autant d’illustrations pratiques et de mises en cause politiques de cette dynamique délétère.
Terrorisés à l’idée d’être confondus avec… leurs semblables
La touristophobie en revanche – « l’aversion envers les touristes » et non plus « envers l’industrie touristique » –, n’en déplaise aux « chasseurs de tendances émergentes », c’est bien davantage dans l’histoire du tourisme, au sein même des vacanciers cette fois, qu’aujourd’hui chez les Barcelonais ou les Vénitiens, qu’elle est apparue et a proliféré. Pas de pire adversaire des touristes en effet, que le touriste lui-même. Pardon, le « voyageur ». Celui qui entend s’en distinguer, qui les craint, qui les fuit comme la peste. « N’allons pas là, c’est infesté de touristes ».
Pierre Daninos déjà, dans Vacances à tous prix (Paris, Le Livre de Poche, 1973), ironisait sur l’aversion des touristes pour leurs pairs. Aversion inhérente à ce qu’on appelait alors « la démocratisation du tourisme », qui, même lacunaire, créait cet effet de saturation des endroits convoités et des périodes propices. À tel point que, de tout temps, pour une part non négligeable des touristes, terrorisés à l’idée d’être confondus avec… leurs semblables, la condition du succès d’une destination, c’est précisément de ne pas en avoir ! Paradoxe de taille, mais explicatif des flux touristiques, distinctifs ou mimétiques.
Laissons dès lors les réflexes antitouristes (touristophobes) aux touristes eux-mêmes et constatons avec l’écrivain et sociologue Rodolphe Christin [5] par exemple, que l’antitourisme (ou la tourismophobie) est, quant à lui, davantage le fait de contestataires locaux (populations concernées, mouvements sociaux) et internationaux (ONG, intellectuels critiques) qui dénoncent la logique accaparante du phénomène touristique, les disparités qu’elle révèle et les écarts qu’elle creuse. Dont acte.