La protection sociale est l’objet d’un regain d’intérêt dans le chef des gouvernements des pays émergents comme dans celui d’une « communauté du développement » s’étant convertie à l’idée qu’on ne pouvait sérieusement progresser en termes de lutte contre la pauvreté sans formes de prise en charge publique des risques sociaux. Lancée en 2009, l’initiative onusienne des « socles de protection sociale » fédère dans un même élan une coalition d’acteurs aux agendas sociaux passablement diversifiés (si pas contradictoires), de la Banque mondiale à la Confédération syndicale internationale, en passant par l’OIT, l’OMS, l’OCDE et... les ONG. La dernière livraison d’Alternatives Sud, coproduite par le CETRI et le CNCD, propose un ensemble de réflexions de chercheurs du Sud sur les avancées et dérives potentielles de ce nouveau programme d’action international.
Une carence massive de couverture sociale
Malgré cet emballement conceptuel et l’augmentation, depuis quelques années, des niveaux de ressources allouées aux politiques sociales dans certaines régions en développement, la protection sociale au Sud se conjugue globalement toujours sur le mode de la précarité. Davantage encore que dans d’autres dossiers socio-économiques, le fossé Nord-Sud est béant en la matière. C’est au Nord qu’il faut chercher l’immense majorité des 20% de la population mondiale en âge de travailler bénéficiant d’un niveau de protection sociale « adéquat » selon l’Organisation internationale du travail (OIT), et au Sud que vit l’intégralité des 50% d’individus n’ayant tout simplement accès à aucune protection. Les dépenses de protection sociale par habitant présentent des écarts de l’ordre de un à plusieurs centaines entre les pays d’Europe occidentale et les pays les plus pauvres d’Afrique et d’Asie.
Dans la majorité des pays pauvres les systèmes n’ont pas dépassé un stade embryonnaire, en ce qu’ils ne couvrent que peu de risques et ne protègent que la minorité de la population occupant (ou ayant occupé) un emploi formel et qui, à ce titre, cotise ou a cotisé à un régime d’assurance sociale. Les taux de couverture suivent donc de près les taux de formalisation du marché du travail : ainsi 10% seulement de la population âgée d’Afrique subsaharienne bénéficie d’allocations de vieillesse, autour de 20% dans les pays populeux d’Asie du Sud et du Sud-Est, et entre 30% et 60% en Afrique du Nord et en Amérique latine. [1]. Les écarts Sud-Sud en matière de couverture sociale peuvent être aussi significatifs que les différences Nord-Sud.
La multiplication, depuis le tournant du millénaire, des expériences de régimes « non contributifs » ou « semi-contributifs » visant à couvrir la population économiquement incapable de cotiser à un système assurantiel est en train d’atténuer cette corrélation entre couverture sociale et degré de formalisation du marché du travail dans un certain nombre de pays à revenu intermédiaire, en Amérique latine en particulier. Néanmoins le déficit des systèmes de protection sociale au Sud renvoie aussi à la précarité et à la fragmentation des systèmes mis en place. En d’autres termes les ayants droit doivent régulièrement se contenter d’indemnités insuffisantes et de services de soins de santé de qualité médiocre, quand ils ne se voient pas tout simplement privés des prestations auxquelles ils ont théoriquement droit.
Retour en grâce et mobilisation internationale
L’extension de la protection sociale aux pays les plus pauvres est donc récemment devenu une priorité dans l’agenda de développement des grandes agences internationale. En la matière, on revient de loin. Durant les très néolibérales années 1980 et 1990 c’est le démantèlement des politiques sociales - jugés à la fois inefficaces par rapport aux assurances privées, inabordables pour des pays endettés et incompatibles avec une insertion compétitive dans la mondialisation - que la Banque mondiale et le FMI (suivis par les agences nationales d’aide) promouvaient dans l’hémisphère Sud.
La réhabilitation de l’idée de protection sociale se fera en trois temps. Sur un mode marginal à partir du début des années 1990, lorsque la montée des inquiétudes autour des « effets sociaux des ajustements » oblige la Banque mondiale à introduire l’idée de « filets de sécurité sociale », à savoir des programmes de transfert monétaire ou alimentaire ciblés et limités dans le temps destinés à venir en aide aux catégories de la population temporairement affectées par les réformes économiques néolibérales.
Sur un mode plus affirmé à partir du tournant du millénaire, avec l’émergence d’un « nouveau » modèle de développement centré sur la lutte contre la pauvreté, l’adoption des Objectifs du millénaire pour le développement et la reconsidération des implications « sécuritaires » de la pauvreté dans le cadre de l’après 11 septembre (la pauvreté de masse est perçue comme le terreau des nouvelles menaces - terrorisme, pandémies, migrations - pour la sécurité des pays riches). Ce changement procède également d’un renversement théorique au sein des agences internationales de développement, qui (re-)découvrent les vertus productives de l’investissement dans le social, longtemps considérée comme une dépense « à fond perdu ».
Notons que cette cette réorientation doctrinale se prévaut de la pertinence d’une nouvelle génération de programmes de sécurité sociale non contributifs (donc financés par l’impôt et pas par des cotisations d’assurés) destinés à couvrir les populations exclues de l’emploi formel. Ces expériences se développent essentiellement en Amérique latine, avec notamment le fameux programme Bolsa familia au Brésil, et dans les pays à revenu intermédiaire (Afrique du Sud, Inde, Thaïlande, Pakistan). Concrètement ces programmes non contributifs sont essentiellement de trois types : programmes de transfert monétaires conditionnels ou non3, allocations de retraite et élargissement de l’accès aux soins de santé pour les plus pauvres.
Le retour en grâce de la protection sociale franchit un nouveau palier suite à la crise économique et financière de 2008 et à ses prolongements. Plusieurs pays émergents, dont la Chine et le Brésil, voient alors dans l’extension de leur couverture sociale une stratégie permettant de limiter les coûts sociaux du ralentissement économique et d’amortir ce dernier par une relance de leur demande. L’OIT adopte en juin 2012 la recommandation 202 sur « les socles nationaux de protection sociale » visant à ce que chaque pays puisse garantir les éléments de base de la sécurité sociale, soit l’accès aux soins de santé de base et la sécurité de revenu, à l’ensemble de sa population. Enfin un consensus large existe pour que l’extension du socle de protection sociale aux pays les plus pauvres soit une composante majeure de l’agenda post-2015. Au sein du courant de pensée dominant, la protection sociale est passée en vingt-cinq ans du statut de frein à celui de pierre angulaire du développement.
Protection à deux vitesses et marchandisation rampante
Si le recentrage de la communauté centrale sur la protection sociale est bienvenu, le nouveau consensus comporte plusieurs ambiguïtés. Pour commencer, les contributions rassemblées dans cette livraison d’Alternatives Sud montrent que les programmes de transfert non contributifs les plus encensés, s’ils ont pu toucher des segments de la population auparavant exclus des systèmes contributifs, ne sont ni synonyme d’universalisation des droits sociaux, ni nécessairement décisifs en matière de réduction des inégalités.
Plus dérangeant, l’introduction des programmes non contributifs a pour effet potentiel d’entériner un modèle dualiste de sécurité sociale, avec d’un côté des citoyens bénéficiant d’une couverture sociale de qualité du fait de leur condition de travailleur du secteur formel cotisant à un régime contributif et/ou de leurs revenus réguliers leur permettant de cotiser à des régimes retraite ou maladie privés et de l’autre des travailleurs de l’informel devant se satisfaire d’un système de soins public de piètre qualité et de maigres allocations ne leur permettant pas d’atteindre un niveau de vie digne.
Autre dérive potentielle, Jayati Gosh estime dans ce numéro d’Alternatives Sud que les programmes de transfert monétaire - « dernière mode de l’industrie du développement » - pourraient s’avérer contre-productifs dans un pays comme l’Inde, où la tendance est de les envisager en remplacement, et non pas en complément, d’une série de biens et services fournis par les pouvoirs publics. Il s’agit donc de prendre ses distances avec le discours, « présent dans beaucoup de pays », consistant à « encourager les gouvernements à transférer de l’argent aux pauvres afin que ceux-ci aient accès aux biens et services fournis par le marché au lieu de lutter pour des politiques publiques ». Un scénario qui s’est matérialisé en Afrique du Sud comme nulle part ailleurs, comme l’illustre la contribution consacrée à ce pays.
Le fait que les programmes sud-africains soient régulièrement pris pour référence par les experts internationaux en dépit de leur dimension marchande et de leur incapacité à empêcher le creusement du chômage et des inégalités, qui y atteignent des records mondiaux, n’est pas anodin. Il éclaire le projet du pôle le plus libéral de la communauté du développement, dans le sillage de la Banque mondiale, au sein duquel la protection sociale vise surtout à amortir les chocs sociaux inévitables au sein d’économies devant poursuivre leur intégration à des marchés mondiaux volatiles, à préparer les pauvres à saisir les opportunités qu’offre la libéralisation des investissements et la flexibilisation du marché du travail, à remplacer d’autres formes d’interventions publiques (subventions alimentaires, logement social) et à génèrer de nouveaux marchés pour les entreprises privées !
A l’opposé de cette conception instrumentale et économiciste de la protection sociale, un ensemble de syndicats, d’organisations sociales et de réseaux de centres de recherche promeuvent l’idée d’une protection sociale « transformatrice », qui permet non seulement aux individus de s’extraire de la pauvreté, mais qui transforme également la structure inégalitaire des sociétés en redistribuant le revenu et le pouvoir. La protection sociale transformatrice est fondée sur une conception dynamique de la citoyenneté sociale, d’une part en tant que projet d’universalisation des droits sociaux - garantie d’accès pour tous à des revenus de substitution décents et des services sociaux de qualité permettant la réalisation effective d’une vie digne -, d’autre part en tant que facteur de diminution des inégalités sociales globales.
Elle exige de cantonner puis de réduire la place des régimes d’assurance individuels et d’organiser des mécanismes de solidarité entre régimes contributifs et non contributifs, de manière à ce que les prestations octroyées par ces derniers rejoignent en qualité et en quantité ce qu’offrent les premiers. Elle demande également d’élever les niveaux des transferts sociaux en vue de jouer pleinement son rôle redistributif. Elle doit enfin être associée - et non pas venir en remplacement - à des politiques volontaristes de création d’emplois, de renforcement du droit du travail, de réforme agraire, de fiscalité progressive et de fourniture de services publics, toutes politiques qui, in fine, agissent sur les causes structurelles de la pauvreté.
Exporter la protection sociale ?
Au-delà des divergences de principes, une galaxie d’acteurs internationaux partage donc le dessein d’étendre la protection sociale dans les pays peu ou pas couverts. Face à l’ampleur de la tâche, les acteurs dominants de cette nouvelle croisade internationale ont la forte tendance à mettre en exergue les problèmes sur lesquels ils estiment eux-mêmes avoir une emprise, à savoir les questions des moyens financiers et des capacités techniques de mise en oeuvre. Or si les questions de financement et d’ingénierie institutionnelle ont leur importance dans la mise en place de mécanismes de protection sociale effectifs, elles sont secondaires par rapport à celle de l’existence d’une volonté politique forte, soutenue par une coalition d’acteurs politiques et sociaux .
La coopération internationale est pourtant consciente depuis le tournant du millénaire que « l’engagement politique » des décideurs des pays bénéficiaires est la clé de la durabilité des réformes et programmes qu’elle finance. Pour autant l’approche du problème de « l’appropriation » des programmes de protection sociale a une forte tendance à reproduire les biais du passé : les bailleurs de fonds s’échinent à susciter de l’extérieur une volonté politique en faveur de solutions sur lesquelles ils prétendent conserver une grande influence. Il est sociologiquement naïf de penser que les processus de maturation sociopolitique et d’apprentissage institutionnel puissent être accélérés par le volontarisme de donateurs récemment convertis à l’idée de protection sociale. Vertueux de l’extérieur, ce dynamisme pourrait même s’avérer contre-productif, en ce que l’empressement des bailleurs à proposer « leur » modèle tend à marginaliser les voix des organisations populaires locales (ou à leur sous-traiter leur propre agenda), à court-circuiter les débats politiques nationaux et à précipiter des processus d’apprentissage inévitablement destinés à prendre du temps.