Si républiques et monarchies arabes s’opposent sur la question du rapport entre arabité et islamité et sur celle du rapport aux puissances dominantes, elles partagent, néanmoins, deux traits communs : populisme et autoritarisme.
Légitimité et crise de légitimité de l’Etat postcolonial arabe
En se voulant agent de changement socio-économique et de transformation des structures, des techniques et des valeurs sociales, l’Etat nationaliste passait en fait un « contrat social tacite » avec la population, selon lequel l’Etat prenait en charge les questions de développement, d’indépendance politique et de justice sociale, en échange de quoi la population ne se montrait pas trop revendicative, au moins dans un premier temps, sur la question de la participation politique (Ibrahim, 1995).
Ce « consensus négatif » a été très dommageable non seulement pour les partis politiques existants, mais aussi pour toutes les organisations de la « société civile » souvent contrôlées ou handicapées par tout un arsenal de décrets et de lois réglementant et restreignant leurs activités. C’est ainsi que s’est développé le parti dominant ou unique et le système autoritaire.
Mais le système autoritaire, ainsi instauré, ne pouvait survivre grâce au seul usage de la force et de la répression. Il devait s’appuyer sur de multiples formes de légitimation. Joseph Maila (1991) distingue deux logiques mises en œuvre par l’Etat arabe postcolonial : la « logique de restitution » articulée autour de la restauration et de la régénération d’une communauté humaine colonisée et qui tend à une mobilisation nationaliste ; et la « logique de rétribution » qui ressortit à une légitimité découlant de la distribution de la rente.
Dans la logique de restitution, ce sont les droits de la nation qui doivent triompher face aux puissances coloniales ou ex-coloniales, et auxquels sont évidemment subordonnés les droits de l’individu. La conquête de l’historicité pour la nation passe avant la conquête des droits pour les individus. La logique de rétribution, en revanche, ressortit à une logique qui vise à maintenir la représentation hiérarchique de l’ordre social (ordre tribal, utilisation de l’arbre généalogique qui conduit à une parenté avec le prophète, etc.) ou à pérenniser le rapport de dépendance entre l’Etat-rentier distributeur de services et allocataire de ressources, et la population-cliente.
Selon ces deux logiques, soit le dirigeant exige la docilité en échange de ses libéralités, soit il exige la révérence en raison de ses titres de noblesse ou de son passé de chef révolutionnaire, de résistant ou de père historique de la nation. Ainsi globalement la culture politique arabe, aussi bien dans les Etats républicains que dans les Etats monarchiques, laisse peu de place aux citoyens, par manque de médiations institutionnelles nécessaires entre le chef et ses sujets (Ra’aya), entre le père fondateur de la nation et ses « fils ».
Dès lors, si l’on peut mettre au crédit de l’Etat arabe la libération formelle du territoire national de l’emprise étrangère, l’installation et la consolidation de l’Etat territorial et la généralisation de l’enseignement et sa démocratisation, à son débit, il faut souligner la monopolisation du pouvoir par des équipes résistantes à l’alternance, le développement de systèmes autoritaires et souvent policiers, la dilapidation des ressources dans des stratégies de développement inadéquates et les freins mis à l’expression libre de la société civile à un moment où celle-ci se fait plus revendicative.
Contexte de « réémergence » de la société civile arabe
Pourquoi parler de « réémergence » de la société civile arabe ? Parce que celle-ci n’est pas une invention des dernières décennies. N’en déplaise aux tenants de l’explication « culturaliste », elle a toujours existé depuis la naissance de l’Islam, car l’autorité politique n’a jamais pu occuper tout l’espace public. La ville arabe ancienne avait ses ulémas, ses marchands, ses ordres soufis, ses communautés religieuses, ses artisans. En dehors de la ville, la campagne n’était pas inerte, les tribus jouissaient d’un espace de liberté et pouvaient même défier l’autorité centrale. Les congrégations, les communautés, les corporations professionnelles, etc., élisaient leur leadership, réglementaient leurs rapports internes, résolvaient leurs conflits, finançaient leurs activités et leurs services sociaux sans recourir à l’arbitrage, au soutien ou à la protection de l’autorité centrale.
Cet équilibre traditionnel de gouvernance était quelquefois perturbé par des troubles ou des séditions, mais ceux-ci étaient l’exception et non la règle. La pénétration coloniale a désintégré ce système traditionnel d’organisation de la cité arabe et les rapports entre l’autorité centrale et la société civile. Mais celle-ci va renaître avec la crise de l’Etat postcolonial et connaître un développement spectaculaire dans les années 1980, avec le développement d’organisations de défense des droits de l’homme, d’organisations privées sans but lucratif, de fondations scientifiques ou charitables, d’associations de développement communautaire, d’organisations féminines, de clubs sportifs, de syndicats professionnels, de cercles de diplômés universitaires, et surtout d’ONG dont on estime aujourd’hui le nombre à plus de 125 000 dans tous les pays arabes, alors qu’il ne dépassait pas 10 000 au début des années 1960.
Facteurs externes
Plusieurs facteurs d’ordre externe et interne ont concouru à redynamiser la société civile arabe dans ces années 1970, 1980 et 1990. D’ordre externe d’abord :
1. La progressive mondialisation de l’économie et la circulation quasi instantanée des informations et des images ont contribué à casser le monopole des Etats sur l’information. La pensée officielle unique a perdu de son emprise.
2. La fin des dictatures latino-américaines (au Chili, en Argentine, au Brésil) ainsi que celle des dictatures européennes (en Grèce, au Portugal, en Espagne) ont produit un puissant effet de démonstration. Les Arabes y ont vu le signal que le système autoritaire n’est pas leur seul lot et qu’il n’est inscrit ni dans une sorte de fatalité, ni lié à une sorte d’écologie sociale ou religieuse des Arabes.
3. L’auto-décomposition de l’empire soviétique et les bouleversements géopolitiques à l’Est ont fini par convaincre les plus récalcitrants que le tout-Etat et le système du parti unique n’assurent pas une gouvernance viable à terme et débouchent sur une perversion de l’Etat lui-même et un asservissement intolérable de la société.
4. Le triomphe de l’idéologie libérale qui prouve par l’échec du marxisme réel sa supériorité intrinsèque sur les idéologies concurrentes. Cela a eu pour effet de conforter les élites étatiques arabes et la bourgeoisie qui gravite dans leur orbite dans leurs choix de désocialisation et d’ouverture. Mais comment pouvait-on ouvrir son économie au monde extérieur tout en maintenant un système politique fermé ?
5. L’accent mis en Occident, au niveau des instances étatiques, dans certains milieux académiques et surtout dans la littérature de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international sur la nécessaire réforme des Etats, l’amélioration du fonctionnement de l’administration, la participation de la société civile, la libéralisation des échanges et la privatisation.
Après avoir attribué le sous-développement aux traditions considérées comme hermétiques à la modernisation occidentale, aux carences scientifiques et technologiques, à la faiblesse de l’épargne et de l’investissement, l’accent est désormais mis sur la responsabilité de l’Etat tiers-mondiste, dépensier et non productif, ostentatoire mais non efficient, populiste et clientéliste. On ne parle plus que de « gouvernance ». La liberté politique et le degré de participation sont deux critères dorénavant pris en compte pour mesurer l’Indicateur de développement humain (IDH). Les Etats du tiers-monde sont classés selon qu’ils respectent ou non les libertés. Et l’ingérence démocratique est imposée par l’air du temps.
Il y a donc sur le plan externe à la fois des effets de démonstration quant à la capacité des sociétés civiles de renverser un ordre établi mais injuste, et des sollicitations de la part des Etats développés et des bailleurs de fonds (BM et FMI) pour contraindre les Etats à lâcher du lest.
Facteurs internes
Sur le plan interne, plusieurs facteurs vont aussi réveiller la société civile et l’amener à prendre conscience de son rôle et de sa place :
1. Tout d’abord les évolutions démographiques et sociales. Au cours des 60 dernières années, la population arabe est passée de 70 à 335 millions d’habitants dont 45% ont moins de 20 ans, l’exode rural n’a épargné aucun pays, l’urbanisation s’est développée à un rythme moyen de 5% par an, la dépendance alimentaire s’est aggravée – à partir des années 1980, une calorie sur deux est importée –, toutes les stratégies d’industrialisation (de substitution aux importations, de sous-traitance ou d’industrialisation industrialisante) ont atteint leurs limites, tandis que l’endettement rampant atteignait le chiffre de 250 milliards de dollars en 2006 et sans doute davantage aujourd’hui, à l’exception des pays pétroliers qui ont profité de l’envolée des prix pour éponger leur dette.
Toutes ces évolutions ont accru la demande sociale adressée aux Etats qui doivent outiller les pays, scolariser plus de 100 millions d’Arabes (puisque les moins de 20 ans représentent prés de 45 % de la population totale), loger dans des villes déjà en surnombre, soigner et nourrir une population qui double tous les 25-30 ans.
2. Et cela à un moment où les Etats connaissent une grave crise économique et financière grave due à la faiblesse de la base taxable et à la modicité de la taxe sur les revenus (± 20% des ressources des Etats), à la lourdeur du service de la dette (30 milliards de dollars en 2007), à la fuite des capitaux et au développement de la corruption, à l’inadéquation des stratégies de développement, à la faiblesse de l’intégration régionale, à l’érosion des différents systèmes de rente : rentes stratégique (avec la fin du système bipolaire), pétrolière (Alternatives Sud, 2003), de solidarité interarabe (à la suite de la guerre du Golfe), touristique (aléatoire et liée à la sécurité), des transferts des immigrés, de l’aide internationale (liée aux positions politiques des Etats), etc.
3. Les Etats arabes qui devaient une part de leur légitimité à leur fonction allocataire et distributive, ne disposent plus, dans les dernières décennies, des mêmes moyens financiers pour s’acquitter de leurs tâches modernisatrices (infrastructures, usines, aménagements ruraux, etc.), créer des emplois (dans le système scolaire et hospitalier, dans l’administration, dans l’armée, dans le secteur public) et pourvoir des services sociaux. Et là où les Etats continuent à disposer de ressources (comme dans le cas des pays pétroliers, celles-ci sont mal allouées, dans le sens où les régimes « veillent à ce que l’argent reste sous leur contrôle et ne génère aucune création de richesse locale autonome qui pourrait leur échapper ». Ces régimes ont pour souci prioritaire de « maintenir le statu quo social et surtout d’éviter l’autonomisation de la société civile » (Laidi, 2008). En somme, l’Etat distribue une partie de la rente, mais fait tout pour empêcher la société de se l’approprier, de sorte que « la rente n’est pas là pour amorcer une stratégie de développement mais pour pérenniser le contrôle politique de la société ».
4. Les Etats ne disposent plus de la possibilité de canaliser vers l’extérieur, par le biais des flux migratoires, le surplus de leur population inactive. Le chômage s’envole (± 20% de la population active), n’épargnant ni les jeunes (± 30% de chômeurs), ni les femmes, ni les diplômés. Le marché du travail ne parvient plus à absorber tous ceux qui quittent le système scolaire. Ainsi les pays arabes doivent créer chaque année 7 millions d’emplois ; mais ils ne parviennent à en créer qu’un quart, suscitant dans la jeunesse une immense frustration, terreau de la contestation radicale.
5. Dans ce contexte, marqué par la crise, toutes les anciennes légitimations se fissurent. Si la légitimation religieuse continue à fonctionner, non sans mal, la légitimation historique (« Nous sommes les Pères de la Nation ») n’est plus mobilisatrice. Tandis que la légitimation modernisatrice et rentière ne convainc plus grand monde. Même la légitimation arabiste ou nationaliste a perdu de son attrait du fait des échecs passés et du non-aboutissement du processus de paix israélo-arabe (1991-2007) qui a connu jusqu’ici plus de processus que de paix.
6. L’érosion des légitimations sur lesquelles l’Etat arabe postcolonial asseyait son autorité libère un espace que les organisations de la société civile vont s’empresser d’occuper. Les organisations islamistes ont été parmi les plus actives, grâce à leurs sociétés de bienfaisance, d’entraide et de solidarité. Mais, contrairement à une idée répandue, elles n’ont pas été les seules à occuper le terrain laissé vacant par les Etats.
Pour autant, cela ne conduit pas à l’effacement de l’Etat. En effet, on est encore très loin du fameux paradigme : strong societies, weak states (sociétés fortes, Etats faibles). Car, d’une part, les sociétés civiles sont loin d’avoir conquis leur autonomie, et, d’autre part, les Etats, même affaiblis, font preuve d’une exceptionnelle résistance, grâce à la concentration des appareils de coercition et à leurs alliances avec les puissances extérieures qui finalement préfèrent traiter avec des Etats, certes autoritaires, mais stables et fiables, que d’avoir à traiter avec des gouvernements, certes élus, mais imprévisibles.
7. Enfin, le réveil des minorités. Pendant longtemps, l’Etat arabe postcolonial a fait prévaloir le concept de nation soudée derrière ses dirigeants, faisant table rase de la diversité ethnique, linguistique ou religieuse. Toute expression identitaire était tout bonnement considérée comme blasphématoire, quand elle n’était pas carrément discréditée en tant que « complot » visant la cohésion de l’Etat. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, ce qui ouvre un nouvel espace pour la mobilisation de la société civile dans toutes ses composantes.
Autres facteurs particuliers
Concomitamment à cet ensemble de facteurs d’ordre externe et interne qui participent à l’explication de la réémergence de la société civile arabe, il y a lieu d’épingler d’autres aspects encore :
1. Les difficultés induites par l’application des programmes de l’ajustement structurel. La plupart des pays arabes non pétroliers ont dû s’engager dans les années 1980 sur la voie des réformes économiques, sous les auspices du FMI et de la Banque mondiale, en lançant des programmes dits de « stabilisation et d’ajustement ». Ces programmes avaient pour objectifs de redresser les équilibres financiers et d’ouvrir les économies sur l’extérieur.
Mais si les résultats globaux ont été, dans l’ensemble, concluants, l’impact social des ajustements structurels s’est fait sentir dans les régions rurales, dans la population urbaine pauvre et dans les secteurs non directement productifs, notamment la santé et l’éducation (Khader, 1995). Les organisations de la société civile sont venues pallier les carences de l’Etat en apportant une aide aux populations les plus affectées et les plus démunies.
2. L’accroissement de la population scolarisée. En dépit de la baisse des dépenses pour le système éducatif à partir des années 1980, la population scolarisée ne cesse de croître. Avec l’augmentation du nombre d’universités et grandes écoles (plus de 150) et la généralisation de l’enseignement de masse, le monde arabe dispose désormais d’élites intellectuelles pas toujours bien formées, mais plus exigeantes, moins dociles et dont les attentes en termes d’emploi et de participation sont évidentes. Ces élites nouvelles deviennent les moteurs des organisations de la société civile.
3. Un accès plus facile à des ressources financières d’origine non étatique.
Que ce soit grâce à l’aide internationale ou grâce aux collectes à l’intérieur des pays eux-mêmes, les organisations de la société civile ont pu trouver les fonds nécessaires pour financer leurs activités, sans devoir solliciter d’aide publique. Cela a eu pour effet d’accroître leur autonomie relative par rapport aux Etats locaux.
4. Et enfin, l’augmentation des marges de liberté du fait des campagnes de protestation orchestrées à l’intérieur ou des avertissements et des sanctions venus de l’extérieur. Aujourd’hui peu de pays se ferment à double tour et les voyages sont fréquents. Et si on ne peut aller en Europe, en Amérique ou ailleurs, et bien l’ailleurs vient à domicile grâce à la télévision, aux satellites, à l’internet. L’information officielle est concurrencée par les sources d’information alternative. Les Arabes s’en réjouissent, car, désormais, la comparaison est possible, l’émulation aussi. Cette liberté, bien que relative, permet à la société civile non seulement de s’organiser mais de bénéficier d’expériences positives venues d’ailleurs.
Tous ces facteurs expliquent la redynamisation de la société civile dans les pays arabes. Le processus de démocratisation en cours dans beaucoup de pays ouvre de nouvelles fenêtres d’opportunité. Le retrait des Etats et la contraction de leurs moyens financiers ont amené les organisations de la société civile à prendre la relève. Ce n’est pas un hasard si ce sont la Cisjordanie et Gaza qui, proportionnellement à leur taille, connaissent la densité la plus forte d’ONG et d’organisations de tous genres, en l’absence d’un Etat national souverain et autonome. Cela étant, l’Etat autoritaire arabe a encore de beaux jours devant lui.
Société civile arabe et processus de démocratisation
Les analyses suggèrent généralement que la société civile est une sorte d’espace autonome entre l’individu et l’Etat, composé d’une pléthore d’associations volontaires, qui fondent leur action sur des principes moraux reconnus et acceptés, notamment la tolérance, le pluralisme, le respect des personnes, la participation, la coopération et le règlement des conflits par la négociation ou la concertation. Ainsi la société civile ne peut fleurir que dans un espace civique et dans un milieu dont la culture politique reconnaît la légitimité de la différence (Oumlil, 1991), la multiplicité des points de vue, la divergence d’intérêts, la diversité des positions de classe ou d’idéologie, l’hétérogénéité culturelle, bref une démocratie à la fois consensuelle quant au respect des institutions et des règles et conflictuelle puisqu’elle suppose et nourrit la diversité.
Or, dans le monde arabe, la démocratisation est loin d’être consolidée. Dans beaucoup de pays, elle en est à ses premiers balbutiements. Certes la plupart recourent désormais aux élections et autorisent les partis politiques, mais concernant la liberté de presse et d’expression, l’assouplissement du contrôle étatique, la préservation de l’égalité des chances entre candidats, il reste encore beaucoup à faire.
Pour ce qui est de l’autonomisation de la société civile, elle est loin d’être acquise. A vrai dire, il n’y aura probablement pas d’autonomie absolue de la société civile par rapport à l’Etat. Dans les pays arabes, celui-ci est jaloux de ses prérogatives et ne tient nullement à voir un espace de plus en plus large échapper à son contrôle et à son encadrement. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si certains Etats voient dans l’insistance mise par l’Occident sur la gouvernance et la société civile une forme d’ingérence visant à fragmenter le centre de décision et à affaiblir l’Etat national.
En réalité, les Etats ont une position ambiguë à l’égard des organisations de la société civile : d’une part, celles-ci leur rendent service en les déchargeant de certaines responsabilités dans le domaine économique, éducatif, social ou sanitaire, mais d’autre part, elles les inquiètent dans la mesure où les pratiques volontaires, participatives, coopératives, tolérantes et pluralistes de ces organisations créent dans le pays des habitudes et un état d’esprit qui tendraient à se propager à tout le pays et à tous les niveaux, minant l’autorité des Etats ou, en tout cas, la confinant là où elle doit s’exercer.
Dans ces conditions, on comprend aisément que certains Etats instrumentalisent le mot d’ordre de la démocratie comme pour mieux préserver, voire consolider leur emprise sur la société. De sorte que le processus de démocratisation apparaît davantage comme « une expérimentation de l’Etat sur la société pour mieux la contrôler » et non un instrument de contrôle de la société sur l’Etat (Al-Jabiri, 1994). Il arrive donc que les Etats acceptent une démocratisation formelle moins par conviction que par opportunisme : une sorte de démocratie de façade « for the West to see », dans le but d’accéder à des aides extérieures, de capter les investissements étrangers et de faire taire les critiques.
Ainsi la démocratisation conçue comme stratégie de survie ou de complaisance joue contre l’autonomisation des acteurs de la société civile et, par conséquent, le développement d’une véritable citoyenneté. Or une citoyenneté responsable et comptable (accountable) ne peut se développer que si le jeu démocratique ne se cantonne pas à la tenue d’élections (plus ou moins libres) et la démocratie devient un véritable complexe intégré de normes, de structures et de pratiques fondé sur un Etat de droit, et satisfaisant à deux exigences : celle de limiter le pouvoir des Etats sans vider les Etats de leur substance et celle de le distribuer sans verser dans l’anarchie.
Islamisme, société civile et démocratie
L’islamisme radical est un phénomène général, qui s’étend de l’Indonésie au Maroc, mais il prend une coloration particulière selon les pays. Cependant, si l’islamisme a un visage diversifié, il est néanmoins l’enfant d’une époque, les années 1970, et le résultat d’un immense espoir déçu : le développement pour tous. De ce fait, il n’est pas une réaction contre la modernisation des sociétés musulmanes, mais un produit d’une modernisation de façade qui a créé de nouveaux besoins, mais qui n’a pas permis de les assouvir.
Le retour à l’Islam devient alors une forme obsessionnelle de l’identité, une sorte de tendance à rapporter toute action, présente ou future, à un précédent historique, autochtone, mythifié et enjolivé. Ce qui se passe est une revanche de la société civile sur l’Etat, mais une revanche qui se situe dans un contexte populiste sous la forme de « conduites rituelles collectives, d’observance stricte d’interdits alimentaires, de signaux vestimentaires, de solidarités immédiates » (Arkoun, 1990).
En effet, la protestation islamiste se fait au nom de l’universalité du corps social (conçu comme communauté religieuse) contre l’Etat importé, contre la segmentation de la société. C’est un désir d’enracinement amplifié par la remise en question des grandes idéologies universalistes et sans doute par une « résurgence de la tradition » qui, du reste, est un phénomène mondial. Mais aussi projet messianique qui pousse la pensée islamiste à rechercher un Etat universel, un ordre politique réel concilié avec la légitimité d’inspiration religieuse.
Dans le développement de l’islamisme sont souvent invoqués les facteurs d’ordre économique (appauvrissement, chômage), d’ordre démographique (désagrégement des anciennes solidarités par l’urbanisation et éclatement des familles), d’ordre politique (mainmise des Etats sur les sociétés) et d’ordre culturel (sentiment d’inauthenticité face à une modernité davantage subie qu’assumée). On oublie souvent le jeu des puissances.
Le retour en force du référent religieux s’est opéré aussi par l’évolution du jeu géopolitique mondial, issu du contexte de la Guerre froide. George Corm avait démontré comment les puissances européennes, puis les Etats-Unis, avaient tenté de mettre en échec l’arabisme laïc d’inspiration socialiste, considéré comme dangereux pour les intérêts géostratégiques de l’Occident, par la mobilisation de solidarités religieuses transnationales et comment, après l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1980, les Etats-Unis ont tout fait pour mobiliser, armer, financer des volontaires musulmans (dits les « Afghans ») pour résister aux Soviétiques. Une manière, en somme, de « jouer sur l’attachement populaire à la religion pour combattre l’extension de l’idéologie marxiste » (Corm, 1994).
La cible soviétique disparue, c’est vers les régimes en place que se retourne la contestation islamiste. Il leur est reproché d’avoir dilapidé les ressources de la nation, rompu le « contrat social » en se dressant contre la société, monopolisé le pouvoir politique et conduit leur pays dans un cul-de-sac.
Face à de telles accusations, les Etats ont globalement adopté trois attitudes : l’éradication, la cooptation sélective ou l’inclusion dans le jeu politique. Cette dernière attitude adoptée par la Jordanie s’est révélée payante jusqu’ici. En effet, la Jordanie a pensé, à juste titre, qu’exclure les islamistes de la politique électorale était une dangereuse illusion mais, en même temps, elle a exigé, en contrepartie, que les islamistes jouent le jeu parlementaire et acceptent les règles et les lois de l’ordre constitutionnel.
Mais quelle que soit l’option des Etats, les islamistes ont déjà remporté une victoire : dans le souci de couper l’herbe sous les pieds des islamistes, des Etats arabes reviennent sur certains acquis, notamment en ce qui concerne, par exemple, le code de la famille (sauf au Maroc où il y a eu une amélioration), le statut de la femme ou la mixité dans les écoles, voire la tenue vestimentaire.
Une islamisation par le bas se fait donc tout doucement. Et nul ne doute que les prochaines batailles entre élites islamistes et élites laïques porteront sur le système éducatif et les valeurs à inculquer aux prochaines générations de la jeunesse arabe. Pour l’heure, les Etats semblent sur la défensive. Comment pourront-ils contrôler les institutions éducatives et y développer les valeurs de la sécularisation, de la tolérance, du respect des minorités et de la participation, alors qu’ils se trouvent souvent déconnectés de leurs sociétés et ne respectent pas toujours ces mêmes valeurs ? Il leur sera difficile de convaincre s’ils trichent au jeu du pluralisme qu’ils tentent d’enseigner.
C’est dire combien il est urgent de re-crédibiliser le discours démocratique et redonner espoir pour attirer une jeunesse qui se détourne des Etats. A défaut de « réenchantement », la jeunesse pourrait se laisser tenter par l’utopie islamiste. D’ailleurs les mouvements islamistes recrutent beaucoup dans la jeunesse. Certes, ils continuent à attirer les pauvres, les chômeurs et la population des bidonvilles. Mais ils percent également dans les milieux universitaires et recrutent beaucoup dans les cercles des technocrates instruits et des ingénieurs sortis des facultés de sciences.
En posant comme postulat le retour à la vraie oumma (communauté) des croyants, le dépassement des inégalités, la transcendance des cloisonnements claniques, ethniques et étatiques, l’islamisme nie la segmentarité et la « fécondité de l’antagonisme » dont parle N. Bobbio (1996) ou la « légitimité de la différence » dont parle Ali Oumlil (1991) et, donc, nie le pluralisme social et politique qui est la pierre d’angle de toute démocratie et de toute société civile.
Conclusion
Reste que depuis les années 1970, on assiste, dans tous les pays arabes, mais à des degrés divers, à une réémergence des sociétés civiles sous le quadruple effet de la crise de l’Etat allocataire et nationaliste, de l’érosion des légitimités des régimes en place, du phénomène de maturation sociale (du fait du développement de l’éducation et de l’accroissement des demandes démocratiques) et des recompositions géopolitiques mondiales.
Le nombre des associations et des ONG a cru de façon spectaculaire entre 1960 et aujourd’hui. Elles comprennent aussi bien le mouvement associatif que le travail social, l’action culturelle ou les organisations féminines, etc. Certes beaucoup de ces associations sont encore à l’état embryonnaire, inefficaces, contrôlées, cooptées, instrumentalisées par les Etats qui rechignent à voir l’espace public échapper à leur emprise. Mais celles qui sont réellement autonomes se sont révélées d’une redoutable efficacité et visibilité.
En dépit de sa faiblesse, la société civile arabe est appelée à jouer un rôle déterminant dans la construction de l’avenir. Diffusant les valeurs de pluralisme, de tolérance, de concertation, de créativité, elle peut devenir un outil pédagogique indispensable pour inculquer la confiance en soi et le respect des autres et des opinions différente.
En créant dans les pays des « habitudes » participatives, coopératives et tolérantes, la société civile ouvre la voie à la démocratisation. Les Etats doivent lâcher du lest pour répondre à la demande sociale et aux pressions extérieures. Certains acceptent une démocratisation formelle se réduisant souvent à un jeu électoral, mais d’autres poussent l’expérience plus loin, par une sorte d’effet d’entraînement, autorisant le renouvellement des élites au niveau du législatif, tout en préservant intacte la coupole dirigeante.
Certes la libéralisation économique et la démocratie entretiennent des rapports complexes et il n’y a pas d’automaticité dans le passage de l’une à l’autre. Mais l’ouverture économique, en libérant les initiatives et l’ingéniosité, peut faciliter la transition démocratique sous certaines conditions. Lorsque les dividendes de la libéralisation se limitent aux « happy few » au détriment de la majorité de la population, lorsque le passage d’une économie étatique à une économie de marché s’apparente à un passage du « plan au clan » ou à une conversion au libéralisme débridé et anti-social, lorsque les nouveaux impôts qui pourraient être prélevés ne donnent pas lieu à une gestion rationnelle et responsable des ressources selon le principe de « no taxation without representation », ces conditions ne sont d’évidence pas réunies.
La paix et la sécurité régionale sont aussi importantes pour l’éclosion de la société civile et la transition démocratique que le développement et la croissance économiques. La conflictualité régionale a été instrumentale dans la suppression des dissidences et des critiques. La paix casserait cette fusion arbitraire entre l’Etat et la société civile, libérerait celle-ci de l’« obéissance imposée » et substituerait la fécondité de l’esprit critique à l’esprit moutonnier et consensuel. Mais, pour cela, il faut que la paix soit juste et durable et la sécurité globale et concertée.
La démocratie ne peut pas être exportée, clé sur porte, ou imposée par la force : elle doit naître de l’intérieur. Elle est une fleur qui prend les odeurs du pays où elle pousse. Pour qu’elle soit robuste, il faut que le terreau soit accueillant. Aussi constate-t-on une forte demande démocratique parmi l’élite intellectuelle et les gens instruits dans le monde arabe. Le fait que l’éducation ait connu dans tous les pays arabes une poussée considérable accroît cette exigence de démocratie. Celle-ci sera d’autant plus vigoureuse si le système éducatif est révisé pour inculquer aux nouvelles générations non pas la glorification d’un passé mythifié mais le développement de la pensée scientifique, analytique et critique et l’ouverture au monde qu’exige l’entrée dans le 21e siècle.
L’islamisme n’est pas tombé du ciel comme un météorite sur une banquise. Il est le produit d’une époque caractérisée par l’accumulation de frustrations et de défis. Aujourd’hui, il constitue la principale opposition aux Etats parce qu’il a pu instrumentaliser le fait religieux et bénéficier de l’immunité des mosquées. La réforme des Etats et le développement de la société civile dans toutes ses composantes religieuses et laïques devrait à l’avenir réduire l’attrait des mouvements islamistes, surtout les plus intégristes. En attendant, l’intégration des islamistes modérés dans le jeu parlementaire devrait être encouragée, à condition que les islamistes acceptent les règles et les lois de l’ordre constitutionnel.
L’existence d’une presse libre favorise l’émergence d’une société citoyenne et participe notamment au renforcement et à la visibilité de la société civile. A cet égard, on ne souligne jamais assez le rôle joué par les chaînes satellitaires arabes, notamment Al-Djazira, qui contre vents et marées, se sont imposées comme de véritables vecteurs d’un réel débat. Pour autant, les médias ne sont pas en tant que tels des « acteurs sociaux » et ils ne sauraient se substituer aux partis politiques d’opposition et aux forces sociales, les seuls à même de négocier le changement du système politique ou sa transformation (Hafez, 2008).
Les débats intellectuels qui tournent autour de la laïcité, de la démocratie et de la société civile, du progrès, de la modernité, etc. dans le monde arabe sont peu connus en Europe en dehors des cercles spécialisés. Aussi en reste-t-on, au niveau officiel comme dans les médias européens, à reproduire les informations appauvries par le manque de curiosité ou stéréotypées par facilité et goût du conformisme. Il convient donc d’insister sur la nécessité d’encourager l’effort de traduction et de distribution des ouvrages arabes les plus percutants, de favoriser des recherches communes, notamment des enquêtes sur le terrain, et de soutenir tous ceux qui, dans le monde arabe, luttent pour un renouveau d’un arabisme séculier, ouvert sur la démocratie et prêt au dialogue confiant avec l’Europe et les autres.
Bibliographie
Al-Jabiri M. cité par Salamé G. (1994), Démocraties sans démocrates, Paris, Fayard.
Alternatives Sud (2003), Economie et géopolitique du pétrole, n°3, Louvain-la-Neuve – Paris, CETRI – l’Harmattan.
Arkoun M. (1990), « Entretien avec Mohammad Arkoun », Revue du Tiers-Monde, juillet-sept.
Bobbio N. (1996), Libéralisme et démocratie, Paris, Cerf.
Corm G. (1994), « Perspectives démocratiques au Machrek », in Moyen-Orient : migrations, démocratisation, médiations
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