8 novembre 2015, premières élections législatives libres en Birmanie depuis la fin de la dictature militaire. Jour auréolé par la victoire écrasante de la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi qui remporte la majorité absolue au parlement. Ce contexte teinté d’optimisme ne doit cependant pas faire perdre de vue les zones d’ombre de la transition démocratique, et notamment la situation désastreuse des Rohingyas considérée par les Nations unies comme l’une des minorités « les plus persécutées au monde » (Warda, 2014).
Les Rohingyas sont une des composantes de la mosaïque ethnique que constitue le pays. La position géographique de la Birmanie à l’intersection de l’Inde, de la Chine et de l’Asie du Sud-Est et la présence de plusieurs grands fleuves agissant comme des couloirs naturels de migration expliquent pour partie la variété exceptionnelle de « nationalités » présentes sur le territoire. Les gouvernements successifs ont toujours peiné depuis l’indépendance à intégrer durablement les minorités ethniques et à régler cette question autrement que par des marchandages ad hoc, mais le sort réservé à la minorité musulmane des Rohingyas est sans commune mesure, au regard des discriminations et des violences dont ils ont été l’objet, en particulier ces dernières années.
En 1982, les Rohingyas ont été déchus de leur nationalité par la junte militaire au pouvoir, à l’occasion de l’adoption d’une loi sur la citoyenneté. Celle-ci reconnaissait 135 « races nationales » et excluait du socle birman les peuples dont l’installation aurait été postérieure à l’arrivée humiliante des colons britanniques en 1824. En dépit de leur présence sur le territoire depuis plusieurs siècles, les Rohingyas étaient effacés de la carte. Ils devenaient apatrides, étrangers dans leur propre pays.
Cette politique discriminatoire s’est renforcée une nouvelle fois en 2014 à l’occasion d’un projet de recensement. Les autorités ont à cette occasion enregistré les populations musulmanes de l’Arakan [1] non comme des Rohingyas, mais comme des « Bengalis », appellation stigmatisante officialisant plus encore l’image de migrants illégaux venus du Bangladesh qui leur était associée. Cette terminologie a d’ailleurs été reprise abondamment par les tenants du pouvoir. L’ancien président Thein Sein a ainsi prononcé plusieurs discours aux relents xénophobes et haineux en estimant que « la seule solution » (Hrw, 2012) aux affrontements interconfessionnels était l’expulsion des Rohingyas vers des pays tiers ou dans des camps gérés par les Nations unies.
En 2012, le viol et le meurtre d’une jeune femme bouddhiste ont mis le feu aux poudres. Des violences intercommunautaires ont enflammé la région de l’Arakan avant de se propager au reste du pays. Deux vagues de pogroms en juin et en octobre ont semé la mort. Privés de leurs droits élémentaires, sans aucune protection de l’État, les Rohingyas ont été chassés de leurs terres, spoliés de leurs biens et ont fui par milliers pour finir parquer dans des camps ou se lancer - pour les plus « fortunés » - sur les chemins de l’exil, remettant leurs vies et leurs libertés aux mains de passeurs mafieux.
Sous la dictature militaire, la question religieuse avait été bridée durant le régime socialiste du général Ne Win pour ensuite, après les événements politiques de1988, être placée sous le patronage de l’armée qui avait « usé » du bouddhisme pour légitimer son pouvoir. L’ouverture démocratique et la levée de la censure ont bouleversé les rapports du pouvoir au religieux. Ils ont offert l’occasion aux moines de revendiquer une place plus importante dans le jeu politique au nom de la défense du bouddhisme... et de leurs intérêts. Ce développement a été propice à l’émergence d’un nationalisme religieux exclusif qui entendait imposer sa marque dans la « fabrique de l’identité nationale » (Brac de la Perrière, 2014), et se poser en garant face à la diffusion des valeurs démocratiques et universalistes des droits de l’homme imposées de l’extérieur.
Le moine islamophobe Ashin Wirathu, populaire et proche du pouvoir, s’inscrit dans cette lignée. Il emmène le mouvement 969 et milite avec l’organisation bouddhiste Ma Ba Tha qui promeut un discours ultra-nationaliste pour la protection de la race et de la religion. Sans être majoritaire, ce courant xénophobe virulent imprègne de plus en plus la société et a pris pour cible les musulmans et les Rohingyas, ces « autres » qu’ils rendent responsables de tous les maux. La sémantique raciste du bonze est affirmée haut et fort pour attiser le sentiment d’insécurité identitaire parmi ses adeptes : « partout où il y a des métèques, il y a des viols », ils sont une menace « comparable à l’État islamique » (Le Gouil, 2015). Le prédicateur joue également sur les peurs inconsidérées d’un envahissement démographique, d’une islamisation du pays et d’une mise en péril des moyens de subsistance : « les musulmans veulent devenir la majorité en Birmanie », alors que les bouddhistes représentent les deux tiers de la population et les musulmans seulement 4-5 %.
La poussée fiévreuse du nationalisme bouddhiste en Birmanie - mais aussi au Sri Lanka et dans d’autres pays de l’Asie du Sud-Est - a de quoi surprendre plus d’un observateur. Nationalisme et bouddhisme semblent a priori incompatibles et cette religion est plus souvent associée, en Occident, à des représentations de non-violence et de tolérance. Les exactions perpétrées par une majorité bouddhiste sur des communautés musulmanes rappellent que la montée des fondamentalismes est un phénomène mondialisé qui n’épargne aucune religion. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise religion par essence. L’islam n’est pas a priori violent, pas plus que le bouddhisme ne serait a priori pacifique. Le fondamentalisme est « une posture réactive » qui s’alimente du rejet de l’autre, du retour à un passé mythique et mystifié, du refus de l’ouverture et se développe en particulier là où les populations souffrent « d’un manque de reconnaissance de soi » (Liogier, 2015) et de la misère sociale. La religion est avant tout celle des hommes et de leur histoire, ce qui fait qu’en Birmanie en 2007, la révolution safran a vu des bonzes se dresser contre la dictature, alors qu’aujourd’hui les moines apparaissent comme violents et racistes. Deux visages opposés d’une seule et même religion.
Ce qui a de quoi inquiéter actuellement, au-delà des paroles délétères prononcées par des extrémistes religieux encore minoritaires, est que ces idées semblent gagner du terrain, y compris au sein des instances démocratiques. En 2015, à la veille des élections, un train de plusieurs lois dites « pour la protection de la race et de la religion » ont été adoptées par le parlement sous la pression du groupe Ma Ba Tha. Discriminantes, contraires aux droits humains, elles risquent d’attiser plus encore les conflits. L’un de ces textes - le Population Control Healthcare Bill - demande aux autorités locales de réguler les naissances sur des zones au préalable identifiées et s’ajoute à un décret déjà existant qui limitait le nombre d’enfants à deux pour les musulmans de l’Arakan. La Myanmar Buddhist Women’s Special Marriage Bill exige des femmes bouddhistes qu’elles obtiennent une autorisation pour se marier à une personne d’une autre confession (Roumestand, 2015). Ces lois, adoptées à des fins électoralistes, sont dangereuses et mettent en péril les minorités religieuses ainsi que les femmes, sans compter qu’elles compromettent durablement le processus de réformes démocratiques.
L’attitude d’Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix rappelons-le, a pour le moins été ambiguë. Alors que son autorité morale aurait pu peser et influer sur le cours des événements, elle est restée silencieuse, bottant en touche ou s’en remettant aux politiques du gouvernement en place. La complexité des luttes territoriales et ethniques, mais aussi le choix pragmatique de ménager une opinion publique séduite par un puissant nationalisme bouddhiste antimusulman à la veille des élections expliquent sans doute pour partie son mutisme. Ce calcul électoraliste l’aura certainement conduite à la victoire. Real politik diront certains. Cela révèle toutefois ses limites et pose la question de sa capacité, ainsi que celle de son parti, à défendre l’unité nationale et à promouvoir un contrat social qui soit inclusif.