C’est en 2013, s’appuyant sur le précédent de l’audit du crédit public, que le gouvernement équatorien a décidé de créer la Commission pour l’audit intégral citoyen des traités de protection réciproque d’investissement et du système d’arbitrage en matière d’investissements (Caitisa est le nom de cette Commission spécial) [1]. Cette décision constituait également une réponse à la multiplication des arbitrages auxquels l’État était confronté. La Commission était composée de 13 membres (10 hommes et 3 femmes seulement), dont 8 internationaux. En mai 2017, Caitisa a remis son rapport dont l’analyse et les conclusions dépassent le cadre national équatorien.
En l’espace de quelques années, l’Équateur a été l’objet de 26 cas déposés par les multinationales auprès des Tribunaux internationaux privés d’arbitrage (ISDS). Le recours à ce mécanisme de règlement des différends, inclus au sein des Traités bilatéraux d’investissements (TBI) et des accords de libre-échange (ALE), s’est généralisé depuis le début du siècle (Thomas, 2017b). En fin de compte, c’est un total de 1,5 milliard de dollars que le pays a été condamné à payer en guise de compensations auprès de transnationales.
Près des deux-tiers des plaintes auprès des ISDS concernant le pays ont été déposés entre 2006 et 2013 ; ce qui correspond à la fois à une tendance mondiale et au changement d’orientation politique du gouvernement équatorien. En effet, l’arrivée au pouvoir de Rafael Correa en 2007 a participé et a consacré le tournant « post-néolibéral » sud-américain. La volonté du nouveau gouvernement de réaffirmer sa souveraineté nationale et de développer des programmes sociaux ne pouvaient que remettre en cause les TBI.
Bref retour historique
Le rapport de Caitisa revient sur la généalogie de la situation actuelle. Le Rapporteur spécial auprès de l’ONU sur les questions des transnationales et des droits humains s’interrogeait en 2015 : « Il est difficile de comprendre pourquoi un État accepterait la récusation de ses tribunaux nationaux et accorderait son consentement pour la constitution d’un système privatisé de résolution de différends, largement considéré comme non indépendant, sans transparence et qui ne rend pas de compte de son activité » (De Zayas, 2016). À partir du cas équatorien, Caitisa y répond, en rappelant le contexte idéologique et politique des années 1980-1990.
La crise de la dette externe, dans les années 1980, poussa les gouvernements à chercher des capitaux étrangers. Ils étaient d’autant plus encouragés à le faire que régnait alors l’idéologie néolibérale, pour laquelle il était impossible d’assurer le développement sans capitaux externes, et qu’il était nécessaire, pour les attirer, de créer un climat favorable aux investissements. En conséquence, tant aux niveaux international que national, se mirent en place une série de changements législatifs, afin d’attirer et de faciliter les flux d’investissements en élaborant un cadre juridique leur assurant une protection absolue (Sornarajah, 2011). En Équateur, les nouvelles lois devaient non seulement garantir la sécurité juridique des investisseurs, mais aussi leur accorder des droits spéciaux, tout en limitant le pouvoir de l’État de réguler l’économie, en général, et les investissements directs étrangers (IDE), en particulier.
Plus de la moitié (16) des 30 TBI signés par l’Équateur l’ont été en l’espace de quatre ans (1992-1996), au cours du mandat de Sixto Durán Ballén. En deux ans (2001-2002), le gouvernement de Gustavo Noboa en a ratifié 7. Or, ces traités engagent le pays sur une période qui va bien au-delà du mandat de ces présidents, et il est impossible d’y mettre directement fin (voir plus loin). C’est d’autant plus problématique que le processus d’élaboration et de ratification de ces TBI a souffert de nombreuses entorses. Le manque de débat et le non-respect des procédures prévues démontrent, selon Caitisa, « le niveau de persuasion et d’engagement politique quant à la « nécessité et la pertinence » d’attirer l’investissement étranger », ainsi que l’hégémonie de l’idéologie néolibérale (Caitisa, 2017).
Évaluation de la situation équatorienne
Cécilia Olivet, représentante internationale au sein de Caitisa et chercheuse par ailleurs au Transnational Institute (TNI), tire un bilan définitif : « Les TBI n’ont pas apporté de bénéfices pour le pays, ils n’ont apporté que des risques et des coûts » (Olivet, 2017). Mais l’équation même qui lie TBI et investissements est également remise en cause. Alors que l’Équateur a signé plus de TBI que nombre de pays de la région, il n’a reçu que 0,79% des IDE total du continent. Ironiquement, les principales sources des IDE en Équateur proviennent du Brésil, du Mexique et de Panama, soit des pays avec lesquels l’Équateur n’a signé aucun TBI (Olivet, 2017).
La quantité des investissements importe cependant moins que leur qualité et orientation. Et là encore, le rapport de Caitisa met en évidence des problèmes structurels. En Équateur, les flux d’investissements se sont concentrés dans le secteur extractif (principalement hydrocarbure et minier). Or, ce secteur génère peu d’emplois (seulement 0,53% – dont près de 95% d’hommes – de la population économiquement active est employée dans le secteur pétrolier) et est très largement déconnecté du tissu économique du pays. Par ailleurs, les améliorations sociales que l’Équateur a connues ces dernières années sont d’abord et avant tout le fruit de politiques publiques mises en place par le gouvernement ; non des IDE (Caitisa, 2017).
Les TBI ont donc contribué à la reprimarisation de la structure productive du pays (et du continent), sans permettre une diversification de son économie (Thomas, 2017a). Il est d’ailleurs regrettable que Caitisa n’aborde pas cette question, qui renvoie à la stratégie de développement mise en place par le gouvernement de Correa. Pas plus qu’elle n’aborde la pression que cette politique, orientée vers l’exportation des ressources naturelles, encouragée et renforcée par les ALE, fait peser sur les conflits socio-environnementaux (majoritaires sur le continent) et la criminalisation des mouvements sociaux (Thomas, 2017a).
Caitisa confirme, pour l’Équateur, les conclusions générales auxquelles étaient déjà arrivées la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) et la Commission économique pour l’Amérique latine (Cepal) dans leurs derniers rapports, à savoir que les TBI n’ont pas rempli leurs promesses et n’ont pas été déterminants pour attirer de manière continue les IED. En outre, ils constituent un frein à l’alignement des investissements sur les plans de développement que les États mettent en place.
Perspectives
Caitisa recommande de mettre fin aux TBI et d’élaborer un modèle alternatif qui doit servir de base à la signature de nouveaux traités [2] . L’Équateur a déjà mis un terme, entre 2008 et 2010, à 26 TBI. Cependant, ceux-ci bénéficient d’une clause dérogatoire (ou « clauses de survie ») de 5 à 20 ans – 10 ans dans la majorité des cas –, et, en conséquence, demeurent presque tous en vigueur à l’heure actuelle. Caitisa recommande également d’exclure le mécanisme des ISDS de tout nouveau traité. Elle aboutit ainsi aux mêmes conclusions que l’Expert indépendant de l’ONU. Dans son rapport de 2015, celui-ci appelait à réviser au plus vite ces instances, ni responsables ni transparentes, de même que les « clauses de survie » qui permettent que ces traités soient d’application des années après qu’un État leur ait mis un terme (De Zayas, 2016).
Certes, les recommandations de Caitisa sont non contraignantes. Mais quelques jours après que le rapport ait été présenté, l’Équateur a annoncé qu’il mettait fin aux 16 TBI encore en vigueur. En outre, de manière plus globale, l’intérêt de Caitisa est d’offrir l’exemple d’un instrument d’analyse et d’étude d’impacts des TBI, et de nourrir le débat critique sur les leviers de la mondialisation, en dégageant des pistes alternatives.