Sans vouloir faire une comparaison car le moment historique, le contexte et les situations étaient différents au moment du déclenchement des révoltes dans les pays arabes, l’Histoire était à l’arrière plan et renvoyait à la révolution iranienne. La surprise et les aspects classiques d’une révolution étaient présents. Toutefois, dans le cas iranien la différence était la suivante : il s’agissait d’une révolution populaire, mais guidée par des religieux. Le peuple iranien demandait des droits sociaux, économiques et politiques d’une manière classique, les religieux et Khomeiny soutenaient et parlaient au nom du peuple. En Tunisie, le mouvement n’a, à aucun moment, été guidé par les islamistes qui sont arrivés par la suite à la tête du pouvoir.
Ennahdha : contexte d’un « triomphe »
Après le succès de la révolte en Tunisie et la chute du régime de Ben Ali, la montée des islamistes étai-elle la seule alternative ?
La montée des islamistes, à leur tête le parti Ennahdha est due en grande partie à des circonstances favorables dans le pays et à plusieurs événements qui se sont produits notamment après la chute du régime. Toutefois, les révoltes dans le pays sont survenues surtout dans le cadre d’une évolution historique caractérisée par le marasme économique et les difficultés sociales sous la dictature ainsi que par la faiblesse des institutions démocratiques et le mécontentement de toutes les tendances intellectuelles, politiques et de toutes les catégories sociales.
Les différentes fractions qui ont participé d’une manière active à la chute du régime n’appartiennent pas à la même classe sociale, mais elles étaient mues par l’aspiration au changement et à la rupture avec une situation économique et sociale devenue insupportable [1] . Elles se sont rassemblées contre un système despotique et corrompu : les jeunes, les étudiants, les intellectuels, les salariés, les fonctionnaires. Cependant, les islamistes n’ont pas constitué une tranche, une partie à part entière dans le soulèvement. Ceci est une vérité historique et s’explique aussi par le grand nombre d’islamistes et de leaders islamistes emprisonnés depuis de longues années et qui ont été libérés au lendemain de la victoire du soulèvement, ou aussi parce qu’ils étaient exilés à l’étranger. Les islamistes étaient absents du mouvement de contestation jusqu’à la dernière minute. En effet, ils n’ont joué aucun rôle au moment des événements du bassin miniers en 2008 à Metlaoui au sud tunisien et ils n’ont pas pris part aux actions engagées par quelques membres de l’opposition à l’époque de Ben Ali, qui cherchaient à dénoncer la répression et la violation des droits démocratiques.
Les mouvements de contestation sont nés dans des petites ou moyennes villes du centre, centre ouest et sud tunisien. Cette vague a été marquée par son caractère spontané du moins à ses débuts. Elle n’a pas été animée par un groupement ou un courant politique organisé, se basant sur un programme déterminé et prêt à faire face aux problèmes futurs.
Après la victoire du soulèvement, la scène politique a été très rapidement dominée par les représentants des islamistes. La question de la course contre la montre pour prendre le pouvoir a d’ores et déjà commencé et les partisans et sympathisants du parti Ennahdha se sont investis d’une mission au sein de la société : celle de convaincre et mobiliser la population en ayant pour rôle d’expliquer les bonnes intentions de l’éventuel gouvernement, la droiture et la religiosité de ses membres qui aideraient le pays à couper définitivement avec la corruption, la pauvreté et l’immoralité, puisque leur référence est la religion et ses principes.
Contradictions et réactions
Les islamistes, réduits au silence depuis plusieurs années, prennent désormais la parole, et leur activité a commencé après la victoire du soulèvement, lorsque dans les différentes villes se sont multipliées les manifestations et grèves des salariés, commerçants, chômeurs et pauvres. Leurs arguments étaient souvent que les mouvements sont orientés et fomentés par d’autres, notamment les « anciens du régimes » pour empêcher leur arrivée au pouvoir. Les choses ont continué de la même façon après leur victoire aux élections. Au fur et à mesure, ils ont pu gagner du terrain et s’immiscer dans les manifestations et les différentes affaires ainsi que dans l’encadrement d’une partie de la population d’où les craintes et les accusations d’avoir récupéré la révolution [2]. De nouvelles associations religieuses ont été créées, les activités dans les mosquées se sont développées et les mots d’ordre destinés à renforcer la couleur islamique des manifestations et des rassemblements (slogans, drapeaux noirs, banderoles) [3] se sont multipliés surtout dans la capitale, car ailleurs elles n’ont toujours pas pris cette dimension malgré un activisme du parti Ennahdha que nul ne peut ignorer.
Face aux actes de violence par ses partisans contre des journalistes, étudiants, universitaires et militants des autres partis politiques, les leaders d’Ennahdha sont restés vigilants et ont condamné la violence car ils ont, contrairement à une partie de leurs partisans, notamment les « salafistes » compris que la répression et les pratiques policières sont loin d’être les meilleurs moyens pour se maintenir au pouvoir. Par ailleurs, la volonté des salafistes violents d’accaparer entièrement le pouvoir, leur tendance à imposer leurs lois, leur mépris des aspirations à la démocratie ne laissent aux leaders d’Ennahdha aucune autre possibilité que de condamner ces actes, cette attitude. Néanmoins, une partie de la population tunisienne aujourd’hui ne peut cacher sa déception et sa colère face à l’attitude et aux déclarations timides du gouvernement provisoire quand il s’agit de condamner les actes de violence perpétrés par des salafistes extrémistes.
Aujourd’hui, la vigilance est de mise car les révoltes ont fait tomber un dictateur, mais la culture qui produit la dictature est restée intacte [4] . L’absence de tradition démocratique est aussi à prendre en compte. Le risque aujourd’hui est de voir les bases du mouvement islamiste mettre en place un discours idéologiques mettant l’accent sur la religiosité des plus pauvres de la société et sur leur ignorance politique. L’utilisation du sentiment religieux a toujours été efficace pour mobiliser les foules et attiser les passions, au nom de la défense de l’islam.
Les sommes d’argents versées ou qui le seront aux familles des victimes, martyrs de la révolution sont nettement inférieures à celles qui seront versées aux anciens détenus islamistes, aujourd’hui libérés. Cette situation ne passera pas inaperçue et sera considérée comme des avantages accordés aux partisans du régime. Par ailleurs, elle consolide une classe d’appui sans laquelle le système en place aurait beaucoup de peine à imposer pleinement son autorité.
Pour l’instant, en l’absence d’alternative sociale et politique, les mécontentements et les plaintes s’expriment par le biais de manifestations et grèves, ici et là, ce qui laisse encore au gouvernement la possibilité de les canaliser et de les tempérer à travers des promesses [5] . Par exemple, rien n’a été entrepris pour créer des emplois dans les campagnes ni pour revaloriser suffisamment le travail agricole.
Alors que dans l’ensemble, la classe moyenne laïque se rallie au camp de l’opposition, parmi les pauvres, les jeunes et les chômeurs règne l’incertitude.
Plus tard, la base sociale du régime pourrait se rétrécir et se fragiliser, la classe moyenne pourrait tourner le dos au gouvernement, le mécontentement pourrait s’étendre à d’autres fractions de la population, et une résistance pourrait s’exprimer si les libertés publiques sont menacées.
Une situation alarmante
Face à une production économique bloquée, les multiples tendances des libéraux laïcs, marxistes et islamistes nourrissent des projets contradictoires quant à la Constitution et l’avenir du pays, d’autant que le gouvernement provisoire a du mal à mettre sur la table un programme économique ou social.
La politique du gouvernement provisoire se limite à des promesses et au contrôle du pouvoir politique : focalisation sur l’héritage lourd légué par Ben Ali, élimination des « corrompus », solidarité avec les peuples en révolte et avec la question palestinienne, accueil de personnalités politiques étrangères et visites à l’étranger, notamment aux pays du Golfe, souvent critiquées par les médias tunisiens, gestes et visites symboliques à des régions à l’intérieur du pays.
Le gouvernement provisoire composé surtout de personnalités politiques issues de militants de l’exil de tendances différentes : islamistes, laïcs, modérés, n’a pas toute la confiance des forces politiques en présence et de l’opposition.
L’emprise du parti Ennahdha au lendemain des élections est devenue inexorable, accentuant l’opposition entre les islamistes et les autres mouvements politiques qu’ils soient libéraux ou d’extrême gauche [6]. Les contradictions du parti n’ont pas tardé à se révéler au grand jour. De nombreux partisans du parti Ennahdha sont nommés à des postes de responsabilité dans l’administration locale comme les préfets.
Le gouvernement provisoire s’en est pris à plusieurs reprises à la télévision nationale pour dénoncer son « manque de professionnalisme et sa partialité ». Ce qui a été déduit de cette attitude c’est qu’il cherche à être très médiatisé et à rendre la chaîne un moyen d’exposer la politique du gouvernement et de reprendre longuement ses activités et discours, on tend vers une sorte de « revanche » après des années de marginalisation et de silence.
La situation aujourd’hui est vécue par une partie de la population tunisienne comme un hold-up du parti et de ses partisans sur un soulèvement populaire qui demandait la liberté et des droits de l’homme [7] .
Aujourd’hui, malgré les incidents, la violence et le désordre, tous les espoirs sont permis et le peuple continue de vivre sa révolution dans un cadre où le débat politique et la liberté d’expression sont à l’ordre du jour. Les Tunisiens ne baissent pas les bras malgré les difficultés et une tendance de certains à vouloir étouffer certaines voix.