Entretien avec Edgardo Legaspi, Développeur de programme au sein de l’ONG Focus on the Global South [2] .
CETRI : Focus on the Global South vient de co-organiser une rencontre internationale en faveur de la « justice numérique ». En quoi cette problématique est pertinente pour l’Asie ?
Edgardo Legaspi : En ce qui concerne l’Asie du Sud-Est, en tout cas, ce dont on a discuté ici renvoie à des problèmes concrets. Le rôle des données dans les luttes pour les droits humains, notamment, est quelque chose de nouveau. Le Vietnam, par exemple, vient d’adopter une loi sur la « cyber-sécurité » qui oblige les entreprises numériques à stocker leurs données dans le pays [3] . Au grand dam des géants du net, mais aussi des organisations de défense des droits humains. De son côté, la Thaïlande a un plan pour imposer une « porte d’entrée unique » (« Single Gateway »), qui pourrait aussi considérablement compliquer la tâche des mouvements en faveur des droits humains. En parallèle, ces mêmes technologies numériques sont toutefois aussi utilisées de façon progressiste, à l’image du travail réalisé par des activistes, en Thaïlande, qui les utilisent, par exemple, dans le cadre d’initiatives de terrain visant à « crowdsourcer » [4] les résultats des élections pour tenter d’opérer un comptage parallèle à celui de la commission électorale, jugée trop proche de la junte [5] . De la même manière, depuis que la répression étatique s’est intensifiée en Thaïlande à la suite du coup d’État de 2014, une bonne partie de la contestation s’est déplacée de la rue sur internet. Pour l’instant, c’est d’ailleurs essentiellement là que sont contestés les résultats des élections de mars 2019, à travers la circulation de pétitions, d’informations alternatives à celles qui sont véhiculées par les sources officielles ou encore, par la mise en cause directe du processus électoral et, plus largement, du régime.
CETRI : Au cours de cette rencontre, les discussions ont beaucoup porté sur les menaces posées par les géants du numériques, mais finalement assez peu sur celles posées par les États. Or, elles sont particulièrement importantes dans la région…
Edgardo Legaspi : Oui et il faut bien voir qu’il y a des contradictions entre les deux. Par exemple, en Thaïlande, la législation qui a été adoptée récemment sur la cyber-sécurité est très stato-centrée, elle porte surtout sur la « sécurité nationale ». Elle inclut aussi des dispositions sur la sécurité des systèmes, mais les deux tendent à être confondues. Donc, par exemple, si vous attaquez la page Facebook du premier ministre, cette loi pourra être utilisée contre vous. Mais son utilisation première porte surtout sur les cas de diffamation. Et de ce point de vue, elle instaure une double peine, puisqu’il existe déjà une loi anti-diffamation, que cette cyber-législation vient renforcer en aggravant souvent les peines encourues quand l’offense a été commise en ligne plutôt que dans les médias classiques.
Au Vietnam, les premiers décrets sur la « cyber-sécurité » datent de 2013. À l’époque, ça a été vu comme une victoire pour les consommateurs et les citoyens contre les géants du numériques, qui s’y sont d’ailleurs fortement opposés. Mais, en 2018, on a l’adoption de cette fameuse loi sur la cyber-sécurité, qui entraîne de nouvelles obligations pour les entreprises afin d’accentuer la surveillance des individus. Or, ce qu’on a vu depuis cinq ans, c’est une évolution claire dans les relations entre ces grandes entreprises et le gouvernement. En 2013, les géants du net se posaient en défenseurs des droits humains, en s’appuyant sur le fait que leurs outils et leurs plateformes (comme les blogs Google ou Facebook, par exemple) étaient utilisés par les activistes. Mais maintenant, à mesure que ces mêmes entreprises cherchent à s’attirer les faveurs de l’État, elles collaborent davantage avec lui et il y a donc moins d’espaces disponibles pour les activistes pour se battre dans la sphère digitale. Et on parle de concessions en matière de droits humains ! On a, par exemple, le cas d’un activiste qui est emprisonné dans le Nord-Est de la Thaïlande, un juriste, et pour lequel on a des preuves que des conversations privées entre sa mère et lui ont été utilisées contre lui. Il est très difficile de croire que le gouvernement a la technologie nécessaire pour obtenir ce type d’informations cryptées...
CETRI : D’un point de vue économique, y a-t-il un lien avec le fait que la Thaïlande ait la présidence de l’ASEAN [6] ?
Edgardo Legaspi : Oui, elle préside l’ASEAN cette année et l’une de ses priorités c’est d’obtenir la conclusion du « Partenariat économique régional global » (RCEP) [7] . La plupart des observateurs doutent toutefois que ça soit possible, précisément à cause des désaccords qui entourent le chapitre sur le « commerce électronique » [8] . La Chine, en particulier, est opposée à l’idée d’accepter les clauses que la plupart des autres pays ont déjà acceptées dans le cadre de « l’Accord de partenariat trans-pacifique » (TPP) [9] , dont la libre-circulation des données à travers les frontières ou encore l’absence d’obligation pour les entreprises numériques d’avoir une présence commerciale dans les pays où elles opèrent.
CETRI : Vous mentionniez aussi l’existence de « stratégies numériques » dans la plupart des États de la région.
Edgardo Legaspi : Oui, en Thaïlande, par exemple, l’agenda économique de la junte après le coup de 2014 a été présenté sous le slogan de « Thaïlande 4.0 ». Dans la foulée, ils ont créé un ministère de l’économie numérique pour superviser la transition. Mais il y a tout un débat pour savoir comment ils peuvent promouvoir l’économie numérique dans un contexte de répression de la liberté d’expression et d’entrave à la liberté et à la sécurité de communication des entreprises notamment. Ces libertés n’existent pas en Thaïlande, alors que c’est un prérequis pour le développement du secteur. Comment la Thaïlande pourrait mettre en place une économie numérique, tout en durcissant les lois sur la « sécurité numérique », les « cyber-crimes » ou en mettant en place une « porte d’entrée unique » ? Ce sont autant de mesures qui vont à contresens de ce que requiert l’économie numérique en termes d’infrastructures et de législation.
La « Thaïlande 4.0 » apparaît donc surtout comme un slogan dans l’air du temps, mais dont les conditions de réalisation ne sont pas véritablement réunies. D’ailleurs, c’est intéressant de voir que le sujet n’est pas vraiment abordé en Thaïlande en lien avec les négociations du RCEP, alors que celles-ci vont avoir un impact déterminant sur ce que pourra et ne pourra pas faire la Thaïlande dans le cadre de son « agenda numérique ».
CETRI : Au-delà de cet agenda officiel, quelles sont les conséquences de la « numérisation » de l’économie dans le pays ?
Edgardo Legaspi : Une des principales conséquences en Thaïlande porte sur l’intégration verticale du marché de l’alimentation, qui est largement favorisée par la numérisation du secteur. On a, par exemple, le cas du groupe « CP » (Charoen Pokphand), une des plus grosses multinationales du pays qui contrôle l’entièreté de la chaîne, depuis la vente de graines aux fermiers jusqu’à la distribution, notamment à travers les magasins « 7 eleven » qui ont pratiquement un monopole dans les zones urbaines. Et c’est une tendance qui va s’accroître avec le développement des technologies numériques.