Activité « de capture ou de collecte de ressources vivantes » aussi ancienne que l’humanité, la pêche n’est souvent envisagée que comme une activité connexe à l’agriculture. Peu considérée par les spécialistes de la question agraire, longtemps reléguée au second plan dans les politiques de développement, elle ne s’invite le plus souvent dans le débat public que lorsqu’il s’agit d’en dénoncer les « excès », de jeter l’opprobre sur les pêcheurs et de fustiger leur irresponsabilité. De manière générale, ses enjeux demeurent méconnus, son rôle continue à être sous-estimé dans les stratégies alimentaires et de lutte contre la pauvreté et les inégalités. Et très peu d’attention a jusqu’à présent été accordée aux conditions de vie et à la protection des droits de ceux qui dépendent de l’activité pour vivre.
Or, selon l’ex-rapporteur des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, le secteur de la pêche « revêt, à l’échelle mondiale une importance pour le droit à l’alimentation et la sécurité alimentaire qui est capitale » (2012). D’abord en tant qu’activité génératrice de revenus et de moyens de subsistance. D’après la FAO, les activités primaires de pêche et d’aquaculture feraient vivre près de 56,6 millions de personnes dans le monde, et même trois fois plus si l’on considère les activités en aval et en amont de la filière (transformation et commercialisation, fabrications des filets et équipements, construction des navires, etc.) (De Schutter 2012 ; FAO 2016). Des chiffres qui sont probablement sous-évalués compte tenu de la difficulté de définir le périmètre du secteur [1] et du manque de données précises concernant les activités de pêche artisanale de nombreux pays du Sud, lesquels concentrent l’écrasante majorité des travailleurs et travailleuses de la pêche : 87% en Asie, 7% en Afrique et 4% en Amérique latine.
Mais les activités de pêche n’apportent pas seulement des revenus et des moyens de subsistance aux familles de pêcheurs. Elles contribuent aussi à la sécurité alimentaire, en fournissant un apport nutritionnel essentiel (protéines, acides gras, nutriments, etc.) à des centaines de millions de personnes dans le monde. En 2013, les produits de la pêche et de l’aquaculture représentaient environ 17% des apports en protéines animales de la population mondiale (et 6,7% de l’ensemble des protéines consommées mondialement), près de 40% de la ration en protéines pour 60% de la population du Sud selon une étude réalisée en 1999, et beaucoup plus encore dans une poignée de pays en développement insulaires ou disposant d’une très large façade maritime, de lacs et de cours d’eau ; et d’une importante population de pêcheurs (De Schutter 2012 ; Noël 2013 ; FAO 2016).
Enjeu alimentaire clé, la pêche se trouve également à la croisée d’importants intérêts économiques et géostratégiques. Sa mondialisation, ainsi que le boom de l’halieutique, ont fait de cette activité de prélèvement une industrie particulièrement lucrative. Si l’imaginaire collectif les associe encore à la fraîcheur et au circuit court, les produits de la pêche (poisson, mollusques et crustacés) sont les produits alimentaires de base les plus échangés dans le monde : près de 40% de la production des pêches et de l’aquaculture sont vendus sur les marchés internationaux, contre 5% pour le riz et 20% pour le blé, pour une valeur totale estimée à 146 milliards de dollars, soit un montant plus élevé que les revenus combinés du café, de la banane, du cacao, du thé, du sucre et du tabac (De Schutter, 2012, Campling, Havice, Howard 2012 ; PNUD 2016).
Entre 1976 et 2014, les quantités de poissons exportés sur le marché international ont plus que triplé, passant d’un peu moins de 20 millions de tonnes à plus de 60 millions de tonnes. Et elles devraient augmenter davantage à l’avenir comme l’annonce la FAO [2] : « Le commerce de poissons et de produits de la pêche continuera à se développer à un rythme soutenu, sous l’effet de l’augmentation de la consommation, des politiques de libéralisation des échanges, de la mondialisation des systèmes alimentaires et des innovations technologiques dans le domaine de la transformation, de la conservation, de l’emballage et du transport » (2016).
À quels coûts social et environnemental ? Avec quelles conséquences pour les communautés de pêcheurs artisans dans le Sud qui dépendent de la ressource pour leur subsistance ? À l’heure où s’impose un nouveau discours sur la « croissance bleue », dans un contexte de compétition exacerbée et de pression croissante sur les écosystèmes aquatiques, ce numéro d’Alternatives Sud vise précisément à répondre à ces questions. Fruit d’une collaboration avec la CAPE (la Coalition pour des accords de pêche équitables), il s’inscrit dans la continuité d’une réflexion entamée voilà plusieurs années sur la problématique agraire, les enjeux agroalimentaires et le devenir des agricultures paysannes. Tout en proposant un état des lieux critique, quoique forcement partiel de la situation de la pêche et de ses principaux enjeux, il entend ébaucher quelques pistes pour une autre mondialisation de la pêche. Mais revenons d’abord sur les ressorts du boom halieutique mondial et ses conséquences.
Le boom halieutique au 20e siècle : ressorts et conséquences
À l’échelle mondiale, la consommation de poisson a connu une hausse vertigineuse dans la seconde moitié du 20e siècle. Avec une croissance moyenne de plus de 3% par an, la consommation de poisson est passée de 9,9 kg en moyenne par an et par personne dans les années 1960 à 14,4 kg dans les années 1990, pour atteindre aujourd’hui près de 20 kg. À la fois cause et conséquence de l’explosion de la demande en produits de la mer pour la consommation humaine directe ou d’autres utilisations industrielles (farine et huile), la production est passée de 4,5 millions de tonnes au début du 20e siècle à 70 millions en 1970, a franchi le cap des 100 millions en 1989, pour se situer aujourd’hui à environ 167 millions de tonnes, dont près de 93,4 millions issues de la seule pêche de capture, marine (81,5 millions de tonnes) et continentale (11,9 millions de tonnes). Des chiffres qui n’incluent pas les volumes rejetés à la mer ni ceux difficilement quantifiables de la pêche illégale (Chaussade 2009 ; FAO 2016). Quoi qu’il en soit, si la tendance actuelle se poursuit, la consommation annuelle par habitant devrait s’élever à 21,8 kg (équivalent poids vifs) par habitant contre à peine 3 kg un siècle plus tôt, et la production totale de la pêche de capture et de l’aquaculture devrait atteindre au bas mot 196 millions de tonnes, dont près de 102 millions viendront des productions aquacoles, lesquelles sont supposées compenser la stagnation prévisible des captures (Ibid.).
L’industrialisation des mers
Spectaculaire, ce boom de l’halieutique au 20e siècle a été rendu possible grâce à deux évolutions majeures, elles-mêmes étroitement imbriquées. La première est la constitution progressive d’un vaste marché globalisé pour les produits de la mer sous l’impulsion d’abord du développement du transport (maritime, ferroviaire et routier) et de l’amélioration des procédés de conservation, double révolution du « rail et de la glace » qui réduira les distances physiques et permettra de préserver la qualité des produits de la mer, tout en les rendant plus accessibles, physiquement et financièrement. Après la Seconde Guerre mondiale, l’essor des classes moyennes urbaines, la hausse des niveaux de vie et la modification du goût et de la diète alimentaire contribueront à leur tour à dynamiser la production et les échanges. Enfin, à partir des années 1980, la multiplication des accords de libre-échange et des accords de pêche accélérera le processus d’intégration de la plupart des marchés, en levant les barrières à l’import-export et aux investissements.
La seconde évolution, simultanée, concerne plus spécifiquement les innovations techniques apportées aux bateaux, aux outils et aux procédés de pêche et de conservation qui lèveront les derniers obstacles à l’exploitation – aujourd’hui presque totale – de l’immense vivier aquatique, et contribueront à l’industrialisation de la filière. Déjà entre 1880 et 1930, l’invention du chalut (vaste filet en forme d’entonnoir), le remplacement des navires en bois par des navires en acier et leur motorisation bouleversent complètement le secteur de la pêche, en permettant un allongement du temps passé en mer et un accroissement des captures (de 5 millions de tonnes en 1900 à 15 millions de tonnes en 1940). Parallèlement au perfectionnement des engins, on assiste aussi à de nombreux progrès dans le domaine des méthodes de conservation : chambres froides et invention surtout de l’appertisation qui donnera un coup de fouet à l’industrie de la conserve.
Après les années 1950, et surtout à partir des années 1970, un autre pas décisif est franchi dans l’« industrialisation de l’océan mondial » avec l’apparition d’immenses navires usines, capables de rester en mer plusieurs mois et d’y traiter directement leurs prises. Bientôt, leurs armateurs mettront les nouvelles technologies au service de leur activité de prélèvement massif (repérage des bancs par sonar, puis satellite, GPS, etc.). Toutes ces innovations permettront à la filière pêche de s’affranchir des distances physiques et des limites temporelles, de partir à la conquête de nouveaux territoires et de contribuer pleinement à la « mondialisation massive et rapide des produits de la mer » (Noël 2013).
De fait, comme le note Jean Chaussade, ce boom de l’halieutique est donc à la fois la cause et le résultat d’« un double mouvement d’extension : à terre, de l’aire de commercialisation des produits de la pêche ; en mer, des zones de pêche à la quasi-totalité des plateformes continentales. Pour résumer, on a assisté en un demi-siècle à une révolution halieutique et aquacole qui a vu l’offre et la demande se stimuler mutuellement dans une spirale ascendante encore loin d’être achevée aujourd’hui » (2009). Mais la « traque du poisson dans ses derniers retranchements », pour satisfaire une demande croissante, a conduit aussi, selon le géographe des pêches, à un triple résultat négatif.
Le plus médiatisé est sans nul doute la surpêche, à savoir l’exploitation de nombreux stocks de poisson, au-delà de leur capacité de renouvellement. Ainsi d’après les estimations de la FAO, en 2013, près de 31,4% des stocks de poisson dans le monde étaient surexploités et 58,1% étaient exploités au maximum, parmi lesquels les dix espèces les plus productives, qui constituent environ 27% de la production mondiale (2016).
Étroitement lié à la situation biologique des stocks et à leur répartition, le deuxième résultat a été la hausse constante des coûts d’exploitation des activités de pêche qui, associée à une surcapacité chronique, a entraîné une baisse de la rentabilité de nombreuses entreprises de pêche et, partant, a précipité l’endettement et la faillite des plus petites d’entre elles (ou les moins capitalisées). Un processus qui a avant tout profité aux gros acteurs du secteur capables de faire face à la concurrence en augmentant les prises et les quantités de poissons débarquées, accroissant davantage la pression sur les stocks – un cercle vicieux que les importantes subventions accordées par les États à leur pêche industrielle ont contribué à renforcer.
Troisième résultat enfin, la pression exercée par cette course au poisson sur les travailleurs des entreprises de pêche, soumises à des impératifs de rentabilité à court terme : allongement de la durée des sorties en mer, accélération du rythme de travail à bord et sur terre (dans les usines de traitement et de conditionnement), etc., le tout entraînant un accroissement de la pénibilité et de nombreux accidents (Chaussade 2009). Notons aussi que cette recherche du profit immédiat a poussé de nombreuses entreprises de pêche à s’enregistrer sous des pavillons de complaisance pour tirer profit non seulement d’une législation fiscale très avantageuse, mais aussi d’une législation du travail plus que permissive.
À cette course à la rentabilité, et à la pression qui s’en est suivie sur les stocks et les travailleurs de la pêche, il faut pourtant ajouter une quatrième conséquence de cette mondialisation : la multiplication des conflits autour de l’exploitation, de la gestion et de la distribution des ressources halieutiques, et l’exacerbation des « inégalités territoriales, tant à différents maillons de la filière (de l’amont vers l’aval) qu’à diverses échelles (du local et global) » (Noël 2013).
Délocalisation au Sud et émergence de nouvelles puissances halieutiques
À partir des années 1960-1970, la dégradation des stocks en Méditerranée et dans l’Atlantique Nord et les contraintes posées par l’introduction de quotas et d’interdictions de pêche, amènent les principales flottes européennes – française, espagnole et scandinave surtout – alors premières puissances halieutiques avec le Japon, l’URSS et les États-Unis, à jeter leur dévolu sur de nouvelles zones de pêche, plus au Sud. Quittant le rayon d’action qui est le leur depuis plusieurs siècles, la plupart des navires européens visent alors les eaux poissonneuses du plateau continental ouest-africain, puis se déportent sur la façade Est du continent, pour ensuite écumer l’océan Indien à l’intérieur d’un périmètre qui va du Golfe d’Aden à l’Antarctique et s’étend jusqu’à l’île de la Réunion (Mora 2012 ; Campling, Havice et Howard 2013). Parallèlement, on assistera à une poussée identique vers le Pacifique Sud, qui verra l’arrivée massive, dès 1950, de navires de pêche nord-américains, japonais et soviétiques, rejoints bientôt par les grandes armadas asiatiques (chinoise et coréenne en particulier).
Face à cette ruée « occidentale et asiatique » sur les stocks de poisson dits démersaux (morue, lieu, merlan, etc.) ou pélagiques (thon, harengs, maquereau, chinchards, etc.) des mers du Sud, pour satisfaire une demande au Nord sans cesse croissante, les États riverains vont élargir leurs eaux territoriales, enclenchant une réaction en chaîne qui aboutira au rétrécissement considérable des espaces juridiquement libres des océans.
Initié par plusieurs pays latino-américains situés en bordure du Pacifique Sud (Pérou, Chili, Équateur, Colombie, Panama, Nicaragua, Costa Rica, Salvador) qui décidèrent unilatéralement de repousser la limite de leurs eaux territoriales jusqu’à près de 600 miles de leurs côtes, suivis directement par les pays scandinaves et asiatiques puis, bien plus tard, par les pays africains, ce premier mouvement d’enclosure des mers va finalement déboucher sur la Conférence de Kingston Montego Bay (Jamaïque) et la signature de la Convention des Nations unies sur le droit à la mer.
Comparée par certains à la fameuse Conférence de Berlin de 1885 sur le partage de l’Afrique, cette Convention entendait notamment régler les conflits maritimes engendrés par la mondialisation halieutique [3] . Remettant en question le principe de la « mare liberum », elle bétonnera dans le droit international trois nouveaux concepts territoriaux : la notion de mer territoriale (12 miles nautiques au lieu de trois), celle de zones contiguës (24 miles) et de zones économiques exclusives (ZEE), à savoir des espaces dans lesquels l’État riverain n’exerce que des droits de nature économique (jusqu’à 200 miles nautiques) [4] .
Désormais, les États côtiers auront la haute main sur la gestion des pêcheries et l’octroi de concessions ou quotas de pêche : droits qu’ils n’hésiteront pas ensuite à céder massivement au privé dans un contexte de libéralisation accélérée. Phénomène paradoxal donc que cette globalisation halieutique, associant une rhétorique d’ouverture des frontières et une nouvelle dynamique d’enclosure.
La naissance des « zones économiques exclusives » oblige les pays européens, l’URSS, et plus tard la Chine, à négocier avec les pays riverains des accords de pêche permettant à leurs flottes d’accéder sous conditions techniques et financières aux ressources halieutiques se trouvant dans les ZEE. L’Union européenne négocie ainsi, en 1979, son premier « accord de pêche » avec le Sénégal. Une quinzaine d’autres pays africains suivront.
Le droit de la mer exige alors que les flottes étrangères pêchant sous accord se limitent à accéder aux ressources qui ne peuvent être pêchées par les pêcheurs du pays riverain. Mais la réalité est tout autre. La faiblesse des structures étatiques des pays riverains et le manque de reconnaissance de l’importance des activités de la pêche artisanale locale ouvrent plutôt la porte aux abus. Menacée par la compétition directe avec les chalutiers industriels étrangers, notamment européens, la pêche artisanale africaine va toutefois se mobiliser et, avec l’appui d’organisations européennes, amener graduellement des améliorations dans les accords avec l’Union européenne, qu’ils veulent aujourd’hui généraliser à l’ensemble des accords de pêche.
Les pays riverains signataires encaissent certes des compensations financières et redevances versées par les pays et les flottes étrangers en échange de l’accès à leurs ZEE, mais ces montants sont souvent bien maigres comparés à la valeur des prises sur le marché international. Dans son rapport sur les pêches, Olivier De Schutter note ainsi que des études réalisées dans les années 1990 démontrent que les accords de pêche proposés par l’Union européenne ont créé sept fois plus de valeur pour les pays européens (France et Espagne en particulier) que pour leurs partenaires du Sud. Autre cas de figure, les pays de l’océan Pacifique occidental et central n’auraient perçu que 6% de la valeur estimée à trois milliards de dollars des accords de pêche bilatéraux qui régissent la pêche au thon.
Encore faut-il avoir ici aussi à l’esprit que dans nombre de ces États, gangrénés par la corruption – alimentée souvent d’ailleurs par les armateurs étrangers –, les revenus tirés de l’octroi de concessions et quotas de pêche aux flottes étrangères sont souvent rapatriés vers d’autres pays ou accaparés par une élite politique peu soucieuse d’améliorer le sort de la population et peu pressée de lutter efficacement contre le fléau de la surpêche et de la pêche illégale. Bref, dans ce processus, ce sont bien souvent, note De Schutter, « les entreprises exportatrices (qui) se taillent la part du lion, au détriment de l’amélioration de la sécurité alimentaire des pêcheurs et des travailleurs de la pêche » (2012).
Une poignée de pays du Sud vont choisir une autre voie que celle de la vente de droits d’accès aux flottes étrangères. Ainsi, pour exploiter les stocks colossaux de pélagiques se trouvant sur leurs nouvelles eaux territoriales, Pérou et Chili se constituent une importante flotte industrielle minotière, devenant ainsi respectivement les premier et deuxième exportateurs mondiaux de farine et d’huile de poisson, dont la demande va exploser dans les années 1980. Comme ces derniers, plusieurs pays émergents s’imposeront ainsi comme de nouvelles puissances halieutiques : le Vietnam, l’Indonésie, l’Inde, la Thaïlande, les Philippines, le Maroc, l’Egypte et, bien sûr, la Chine, qui deviendra à la fois premier producteur et premier exportateur de produits issus de l’aquaculture et de la pêche de capture (FAO, 2016).
L’arrivée de ces nouveaux acteurs aura une double conséquence. D’une part, elle contribuera à déplacer la frontière halieutique vers les zones poissonneuses les moins exploitées, tout en accentuant la pression sur les stocks mondiaux, d’autre part, elle contribuera à l’« asianisation » du système d’exploitation halieutique, et son déplacement selon un axe Nord-Sud et Ouest-Est. L’« augmentation de l’offre et de la demande en produits de la mer, résume ainsi Julien Noël, esquisse, au fur et à mesure de la mondialisation des activités de pêche, une nouvelle carte du monde : exploitation d’espèces de plus en plus nombreuses, élargissement de l’espace des flottes industrielles à l’ensemble du système océanique mondial, modifications des hiérarchies productives (transferts européens vers les puissances asiatiques), extensions des aires de distribution et de consommation grâce aux nouveaux modes de conservation » (2013).
Mais ce processus de (re)territorialisation des mers et de redistribution des cartes au niveau de la production, dans un contexte de concurrence exacerbée, de libéralisation des échanges et d’accroissement de la demande n’a pas profité de la même manière à tous les pays du Sud, et moins encore aux pêcheurs artisans et communautés de pêche artisanale. Comme le note en effet encore le géographe, parce qu’elle tend à « mettre en concurrence des systèmes différents et spécialisés », la « mondialisation halieutique » a débouché au contraire sur une « explosion des inégalités » (Ibid.).
La globalisation halieutique : un océan d’inégalités
La part des pays en développement (y compris la Chine) dans le commerce mondial de poissons n’a cessé de croître depuis quarante ans. Entre 1976 et 2014, elle est passée de 37% à 54% des exportations mondiales, soit environ 60% du volume de poisson commercialisé sur les marchés internationaux, pour un revenu net estimé à 42 milliards de dollars (FAO, 2016). Mais ce qui apparaît à première vue comme un rééquilibrage du commerce international, sinon une plus juste répartition des ressources et des profits liés à l’exploitation des océans, ne doit faire illusion : ce déplacement du centre de gravité s’est accompagné d’un accroissement des inégalités dans le système halieutique globalisé.
En effet, d’après la FAO, à peine vingt-cinq pays assuraient près de 82,7% des captures en 2014, et dix pays seulement étaient responsables de près de 60% de ces prises. En réalité, la plus grande partie de la hausse de la production, ces dernières décennies, a été assurée par la Chine (plus de quatorze millions de tonnes en 2014), ce qui relativise les retombées pour les pays du Sud de cette croissance. Actuellement évaluée à près de vingt kilos par an et par personne en moyenne, l’offre mondiale de produits de la pêche et de l’aquaculture masque mal les énormes disparités qui existent entre les pays pauvres et les pays industrialisés sur le plan de la consommation. Les premiers consomment en moyenne 26,8 kilos par an par an par habitant, contre un peu plus de 14 kg en moyenne dans les pays en développement, 7,6 kg dans l’ensemble des pays à faible revenu et à déficit vivrier, et moins encore dans les zones arides d’Afrique subsaharienne (FAO, 2016 ; Kolding et al, 2016) [5] .
Bien entendu, cette asymétrie en termes de consommation n’est pas sans conséquence. D’une part, elle a renforcé les phénomènes de concentration en aval de la filière « pêche » et accéléré la mainmise des transnationales états-uniennes, européennes et japonaises sur les ressources, les pays du trio étant responsables de plus de trois quarts des importations en produits halieutiques au niveau mondial. D’autre part, elle s’est traduite, selon Jean Chaussade (2009), dans un contexte de libéralisation croissante, par un véritable « transfert de protéines », du Sud vers le Nord, pour satisfaire la demande toujours plus soutenue des pays industrialisés et émergents, lesquels à leur tour mettent la main sur les filières, accaparent l’essentiel de la rente aquatique et orientent la production mondiale. Aux « espaces de production encore relativement dispersés, bien que de plus en plus ‘asianisés’, note ainsi Julien Noël, répondent des espaces de distribution et de consommation toujours concentrés en Occident » (2013).
Résultat des courses, dans le Sud, des millions de pêcheurs artisans ont assisté, impuissants, à la diminution de leurs prises, tandis que plusieurs « nouvelles » espèces de poissons se sont invitées à la table d’une population européenne, asiatique et nord-américaine de plus en plus ichtyophage. Pour ne rien arranger, du fait de la proximité de leurs zones de pêche du littoral, les pêcheurs artisans et les communautés de pêche artisanale sont devenus les premières victimes des pollutions industrielles des côtes qui conduisent à la raréfaction du poisson et à l’acidification des océans à l’origine de zones mortes de plus en plus nombreuses ; et, plus récemment, du changement climatique qui, selon les experts, pourrait entraîner une migration massive des espèces vers l’hémisphère Nord, participant donc d’un nouveau transfert de protéines ! Sans parler de la pression exercée sur ces populations par la multiplication des projets industriels, aquacoles, touristiques et de conservation écologique, nouvelles dynamiques en cours d’accaparement des océans qui déstructurent le tissu social et dépossèdent les communautés côtières de leurs moyens de subsistance. Nous y reviendrons.
Réponses internationales à la crise de la ressource
Depuis la quasi-disparition de la morue (ou cabillaud) dans l’Atlantique Nord, dans les années 1950-1960, la surpêche et son corollaire, l’effondrement des stocks dans de nombreuses zones, s’invitent régulièrement au cœur des débats internationaux sur la pêche. Année après année, ONG, institutions internationales et agences scientifiques tirent la sonnette d’alarme, certains allant même jusqu’à prédire une « aquacalypse » imminente : l’extinction des principales espèces de poissons d’ici 2048, à moins de réduire les captures de moitié [6] . Face à cette catastrophe annoncée, aux effets économiques, sociaux et environnementaux incalculables, les institutions internationales et les gouvernements, rejoints bientôt par les grands acteurs, privés et publics, du secteur et même venus d’autres horizons, ont multiplié rencontres, sommets et plans d’action pour lutter contre la surpêche et l’effondrement des stocks. S’y dessineront trois types de stratégies pour répondre à la crise de la ressource et assurer la pérennité des approvisionnements.
« Privatiser ou périr »
Dès la fin des années 1960, les économistes néoclassiques, dont les théories connaissent alors un regain d’intérêt, se penchent sur la problématique de la crise des ressources et en désignent la principale cause : l’absence de droits de propriété. Dans son article séminal sur la « tragédie des communs », publié en 1968, Garrett Hardin, postule ainsi que la surexploitation d’une ressource naturelle limitée (quoique renouvelable dans le cas du poisson) est la conséquence directe de l’accès illimité et sans entrave à cette même ressource. Du fait précisément de son statut de bien commun, ses utilisateurs négligeraient de prendre en compte, dans leur calcul économique, les coûts liés à son exploitation et sa surexploitation. Dans un contexte de compétition ouverte, ils tendraient plutôt à accroître leurs investissements (et à exploiter donc davantage la ressource) pour faire face à la baisse de rentabilité, entraînant tour à tour surcapitalisation, surexploitation et crise économique liée à l’effondrement des stocks. Mettre fin à ce cercle vicieux implique donc de limiter l’accès aux océans et à ses ressources, soit en les nationalisant (extension des souverainetés et droits territoriaux), soit en introduisant des nouveaux droits de propriété (Mansfield 2004 ; Barbersgaard 2016).
La « tragédie des communs » inspirera par la suite la plupart des décisions et des politiques publiques en matière de gestion des pêches et de lutte contre la surpêche. Elle justifiera dans un premier temps l’élargissement des eaux territoriales et la gestion publique des pêcheries, via l’établissement de quotas de pêche et la délimitation de zones d’interdiction. Et elle servira de base théorique à la dénonciation des subventions accordées par les États à leur flotte de pêche. Mais, à partir des années 1980-1990, dans un contexte d’hégémonie croissante du modèle néolibéral, elle légitimera la cession par les États de leurs droits de propriété au secteur privé, donnant ainsi le feu vert à un vaste processus de privatisation des milieux naturels et des ressources aquatiques (Mansfield 2004).
« Sans droits de propriété, écrivait en 2000 l’économiste des pêches R. Arnason, dans une version néolibérale radicale de la tragédie des communs, la société humaine est condamnée à une pauvreté abjecte, pas très différente des versions les plus avancées des sociétés animales (....). Les pêches disparaîtront à moins que des droits de propriété appropriés ne soient définis, imposés et renforcés » (cité dans Barbersgaard 2016). Et comme il allait de soi pour les chantres du marché que ce dernier garantissait l’utilisation optimale des ressources, il fallait diviser la nature en parcelles échangeables et commercialisables garanties par des droits de propriété privée, clairs et consolidés, qui prendront la forme notamment de « Quotas individuels transférables » (QIT). De nombreux États – comme le montre le cas emblématique du Chili dans ce volume d’Alternatives Sud – n’hésiteront dès lors plus à transférer, via l’octroi de ces droits d’accès, leurs territoires de pêche et ressources halieutiques au secteur privé, sous l’injonction : « privatiser ou périr » ! (Mansfield 2004 ; Barbesgaard 2016).
Si elle a trouvé sa justification dans le corpus économique de la théorie néoclassique, la privatisation des ressources et des territoires aquatiques a aussi trouvé sa raison d’être dans des motifs d’ordre purement environnementalistes. Avec la montée de l’« environnementalisme de marché, précise Mads Barbersgaard, l’argument initial des économistes néoclassiques, selon lequel des « droits de propriété privée étaient nécessaires pour contrer la crise économique des pêches a été supplanté par un argument environnemental. La privatisation n’est plus seulement nécessaire pour des raisons économiques, mais en raison aussi de l’hypothèse selon laquelle la propriété (ownership) favorisera la ‘bonne gestion’ (stewardship) » (2016).
Préserver, valoriser et labelliser la ressource
Un important courant « conservationniste » émerge à partir des années 1970, à l’instigation de scientifiques, de grandes ONG et fondations internationales (WWF, Conservation International, Union internationale pour la conservation de la nature, Ocean Conservancy, etc.), d’origine essentiellement anglo-saxonne, et de quelques entreprises privées, qui se donnera pour objectif de préserver « coûte que coûte » les milieux naturels, quitte à les protéger de toute intervention humaine. Dans un contexte international marqué par la crise économique, les premiers ajustements structurels dans le Sud et la diminution des budgets et subventions alloués au développement des pêches, leurs actions sur le terrain et leur lobbying auprès des institutions internationales et des gouvernements nationaux aboutiront à la mise en place de nombreux projets de conservation des écosystèmes marins, aquatiques ou semi-aquatiques.
Conçues comme « des outils de préservation et gestion de la biodiversité côtière et marine », de multiples Aires marines protégées (AMP) seront ainsi établies dans des zones d’« intérêts écologiques, touristiques ou halieutiques majeures », supposées « libres d’accès » (Sharma, Rajagopalan, 2012). En 2015, près de 3,4% des océans étaient officiellement protégés, d’après le WWF (2015). Bien qu’en constante augmentation, cette proportion reste toutefois encore loin de l’objectif que s’est donné la Convention des Nations unies sur la diversité biologique, à savoir la conservation d’au moins 10% des aires marines et côtières d’ici 2020, et bien plus loin encore de l’objectif visé par l’Union internationale pour la conservation de la nature : l’établissement de zones de protection totale sur 30% des zones marines et côtières (TNI, Masidundise, Afrika Kontakt et WFFP, 2014 ; Reuchlin-Hugenholtz et McKenzie, 2015).
La création de nouvelles zones de protection marine et côtière, ou leur extension, pour répondre aux engagements internationaux en la matière est précisément l’un des défis que s’est donné le Partenariat mondial pour les Océans (PMO), lancé à l’initiative de la Banque mondiale et appuyé par une coalition hétéroclite de puissants acteurs, publics et privés : gouvernement nationaux (Norvège, Nouvelle-Zélande, Corée du Sud, etc.) et organisations internationales, agences d’aides au développement (USAID, DFID, NORAD, etc.), grandes fondations philanthropiques, dont les fondations familiales Wolton et Moore [7] , plusieurs grandes ONG environnementales (Conservation International, IUCN, WWF, etc.), grands organismes de certification privée et fédérations de producteurs (Marine Stewardship Council, Global Aquaculture Alliance, Aquaculture Steward Council, World Ocean Council, etc.), centres de recherche, bureaux d’expertise, etc.
Présenté lors du Sommet mondial pour les océans organisé par The Economist, en 2015, comme le nouveau plan international pour la prise en charge et la gestion des océans et des pêches, le PMO se donne un triple objectif : l’accroissement de la production des pêches et de l’aquaculture dites « durables », pour atteindre la sécurité alimentaire sans compromettre la reproduction de la ressource ; la préservation de la biodiversité et des habitats côtiers et océaniques d’intérêt majeur ; et la réduction des pollutions et la lutte contre le réchauffement climatique.
Pour y arriver, les acteurs et les investissements privés sont activement mobilisés. Et les solutions fondées sur le marché vivement encouragées, via la promotion des partenariats publics-privés, des réformes des pêches basées sur des droits d’accès, le développement de nouvelles industries maritimes durables et, surtout, la valorisation financière des océans et de leur capital naturel, dont la valeur est estimée à quelque 24000 milliards de dollars ! Passer à 10% d’aires marines protégées dans l’océan d’ici 2020, estime ainsi le WWF, permettrait de générer 420 milliards de dollars de bénéfices (TNI et al., 2014 ; Reuchlin-Hugenholtz et McKenzie, 2015). De quoi convaincre les investisseurs les plus réticents…
« Marchandiser la planète pour la sauver » (Alternatives Sud, 2013), tel est le credo de l’« économie bleue », version aquatique de l’« économie verte » présentée au Sommet de Rio+20 comme un « modèle de prospérité économique durable » pour la planète. Articulant objectifs de croissance et impératifs environnementaux, il tend à s’imposer aujourd’hui comme le nouveau paradigme dans lequel devront s’inscrire toutes les politiques en matière de gestion des pêches, de préservation des écosystèmes marins et d’optimalisation « durable » des ressources des océans, lacs, cours d’eau, côtes et berges. Comme le PMO et plusieurs initiatives récentes (Costal Fisheries Initiative, Blue Carbon Initiative, etc.), ses orientations combinent « privatisation, conservation et financiarisation sur base d’une valorisation financière du ‘Capital Naturel’ et de ses services écosystémiques et non plus seulement des ressources marines » (Le Sann, 2015).
La « bonne gestion de la ressource » est également l’argument de vente principal des labels de pêche dits durables, comme le fameux MSC (Marine Stewarship Council). Présentés comme une réponse à la surpêche et à la pêche illégale, ils n’en sont pas moins l’objet de nombreuses critiques. Attribuées par des organismes privés, en association étroite avec les grandes entreprises du secteur, ces certifications correspondent surtout aux intérêts des pêches industrielles et des distributeurs. Formidable outil de pénétration et de contrôle du vaste marché des consommateurs « sensibilisés » d’Europe ou d’Amérique du Nord et catalyseur d’importants bénéfices – la production halieutique labellisée a été multipliée par quarante entre 2003 et 2015, représentant aujourd’hui près de 14% du marché –, ces logos constituent un saint Graal inaccessible pour les petites pêches (Le Sann, 2014 ; Pnud, 2016).
L’aquaculture pour préserver la sécurité alimentaire
Pour continuer à assurer l’approvisionnement des marchés internationaux et préserver les stocks sauvages, l’aquaculture demeure enfin l’une des principales options privilégiées par les acteurs internationaux, d’autant que ce secteur dispose de l’un des potentiels de croissance les plus élevés. Connaissant une expansion continue depuis plusieurs décennies, la part de l’aquaculture dans l’offre halieutique est passée de 7% en 1974, à 26% en 1994 et 39% en 2004, pour atteindre plus de 50% aujourd’hui, soit 73,8 millions de tonnes, pour une valeur estimée à 160,2 milliards de dollars. Et, en 2025, la production aquacole devrait atteindre 102 millions de tonnes, soit près de 52% de la production halieutique mondiale, et 57% du poisson destiné à la consommation humaine, l’essentiel des approvisionnements étant assuré par les pays asiatiques, Chine, Inde, Vietnam et Bangladesh principalement (FAO, 2016).
Promue au seuil des années 1980 auprès des pays en développement comme une réponse aux difficultés rencontrées par les petites pêcheries du Sud, comme un outil de lutte contre la pauvreté et comme une opportunité économique, via la production et l’exportation d’espèces commercialisables sur les marchés internationaux, le développement de ce secteur qui aujourd’hui dynamise le plus les échanges en produits halieutiques n’en pose pas moins de nombreuses questions (De Schutter, 2012).
Des discours légitimateurs à déconstruire
Les discours dominants qui orientent les politiques internationales en matière de gestion des pêches affirment qu’il est possible d’accroître la production halieutique, pour faire face à une demande croissante, et d’assurer la restauration des stocks et la préservation des écosystèmes aquatiques, tout en atténuant les effets de la pollution et du réchauffement climatique. Et le développement de l’aquaculture à grande échelle, la mise en place des régimes de propriétés « claires, individuelles et sécurisées », l’accroissement du nombre d’AMP et de zones d’interdiction de pêche, le renforcement des capacités institutionnelles des États les plus pauvres, la généralisation de mécanismes basés sur le marché pour assurer à la fois production et conservation ou encore l’établissement de nouveau cadre politique pour stimuler l’investissement « responsable » à grande échelle permettraient d’atteindre ces objectifs (TNI et al., 2014). Comme le notent nombre de spécialistes critiques de la pêche, ces discours s’appuient souvent sur des idées reçues, des généralisations abusives ou encore des postulats erronés ou peu nuancés, au risque d’entraîner des résultats exactement inverses à ceux recherchés.
La fausse solution de l’aquaculture
Il en va ainsi de l’aquaculture présentée depuis longtemps par ses plus ardents défenseurs comme une solution miracle à la crise de la ressource. Pourtant, « l’idée de remplacer le poisson sauvage par du poisson d’élevage ne résiste pas à la plus petite analyse écologique », note Jean-Sébastien Mora (2012). Car le développement des activités aquacoles a été de pair avec une hausse vertigineuse de la demande en farines de poisson pour nourrir saumons, bars ou dorades. Dans une logique perverse, il a favorisé l’exploitation intensive de certains stocks, jugés moins nobles car de plus faible valeur marchande (hareng, sardine, anchois du Pérou, etc.) et participé à l’essor de la pêche industrielle minotière, qui représente aujourd’hui à elle seule près d’un tiers des captures mondiales, soit 30 millions de tonnes, destinées en grande partie à la consommation animale. Qui plus est, tout en accentuant la pression sur les ressources halieutiques, ce transfert de protéines constitue selon Jean Chaussade une véritable « absurdité biologique », dans la mesure où il ne se traduit par aucun gain nutritionnel (2011). On estime en effet qu’il faut en moyenne entre un et quatre kilos de poissons sauvages pour produire un kilo de poissons sauvages... [8]
Le développement de l’aquaculture sur le modèle de l’agriculture productiviste n’a pas été non plus sans conséquence environnementale importante : perte de diversité biologique, occupation et dégradation de écosystèmes indispensables à la reproduction des poissons sauvages (mangroves notamment), perte de biodiversité des milieux naturels et de diversité génétique des spécimens, pollution des eaux par les déjections et l’utilisation massive d’hormones, de médicaments et d’antibiotiques, prolifération des maladies, etc. (Mora, 2012). Grande dévoreuse d’espaces littoraux, l’expansion à grande échelle des activités aquacoles pour satisfaire la demande croissante des pays industrialisés s’est faite également au détriment des pêcheurs artisans et des communautés littorales d’Amérique centrale et du Sud, de Chine, d’Asie du Sud et du Sud-Est. Que l’aquaculture productiviste œuvre au renforcement de la sécurité alimentaire au niveau local relève ici encore de l’idée reçue, l’essentiel de sa production étant exportée (De Schutter, 2012 ; TNI et al., 2014)
Des ressources « universellement » dégradées en raison de l’absence de droit de propriété ?
La double prémisse sur laquelle repose toutes les politiques en matière de gestion des pêches et des ressources halieutiques mérite aussi d’être questionnée : l’idée que l’effort de restauration devrait porté sur des stocks « universellement » dégradés et la fameuse « tragédie des communs » qui s’expliquerait par l’absence de droits de propriété sur les ressources. Alain Le Sann soutient un point de vue radicalement différent. Le président du collectif « Pêche et développement » affirme ainsi que si la « surpêche est une réalité, elle est loin d’être nouvelle (....) elle n’est pas généralisée. Elle concerne environ un tiers des stocks et dans bon nombre de pays développés, elle a été fortement réduite, y compris en Europe depuis plusieurs années. Quant à la tragédie des communs, il s’agit en fait de la tragédie des espaces en libre accès » (Le Sann, 2014).
Il ne s’agit certes pas de nier la réalité de la « surpêche » et de ses conséquences, mais d’en appeler à un diagnostic plus nuancé et davantage critique. Comme l’affirme en effet un récent rapport : « (....) même si il y a un consensus de base selon lequel les stocks de poissons dans le monde connaissent beaucoup de stress et de pression continue en raison d’activités humaines, ‘l’universalisation’ de la surexploitation des poissons brouille la réalité selon laquelle la détérioration de certains stocks se rapporte plus à des espèces, des contextes et à des acteurs spécifiques. Une analyse qui ne tient pas compte de cette réalité marginalise les questions importantes relatives à l’utilisation des ressources et aux droits des utilisateurs – qui pêche dans les eaux appartenant à qui ? Pour quoi ? Et quels sont les acteurs qui capturent le plus et qui font le plus de dégâts » (TNI et al., 2014).
En fait, cette insistance sur le caractère « universel » de la dégradation des stocks et sur les efforts collectifs qu’il s’agirait de fournir élude la question centrale des responsabilités réelles dans cette surexploitation des écosystèmes marins, en particulier celles des pays industrialisés : fuite en avant capitaliste, concurrence exacerbée, établissement de rapports de type néocoloniaux au travers des accords de pêche inégaux, subventionnement de flottes industrielles destructrices, explosion de la demande au Nord, etc. [9] . Elle tend à passer sous silence le fait que la diminution des ressources touche principalement les populations côtières des pays du Sud. Pire, selon Alain Le Sann « le déferlement médiatique sur l’épuisement des ressources marines et la surpêche, (...) sert de prétexte pour justifier le mouvement de privatisation » (2014).
L’accent mis sur la nécessité d’introduire des droits de propriété et d’accès appropriés et sûrs procède de la même logique. Tout en niant l’existence dans le monde de la pluralité des systèmes traditionnels collectifs de gestion des pêches et des ressources, ou droits d’accès coutumiers, il ouvre la voie à l’accaparement des ressources et territoires de pêche, au nom d’une « gestion responsable du capital naturel », au détriment des pêcheurs artisans et communautés traditionnelles de pêche. Ce phénomène d’accaparement n’est pas neuf, mais il a pris de l’ampleur, a changé de nature. Il s’est accéléré et généralisé ces dernières années sous l’impulsion notamment de la nouvelle économie bleue (TNI et al., 2014).
Une « nouvelle » dynamique d’accaparement des mers
Défini comme « un important processus de saisie des ressources océaniques et halieutiques de la planète » par « des lois, politiques et pratiques qui (re)définissent et (ré)attribuent l’accès, l’utilisation et le contrôle des ressources (...) au détriment des pêcheurs artisanaux et de leurs communautés » et, plus largement, comme la « capture, par les acteurs économiques les plus forts du contrôle sur les prises de décision concernant la pêche, y compris le pouvoir de décider comment et à quelles fins les ressources marines devront être utilisées, conservées et gérées actuellement et à l’avenir » (Ibid.), ce processus d’« accaparement des océans » prend aujourd’hui des formes multiples.
Enumérons les principales : négociation d’accords de pêche inégaux ; instauration de droits, sous la forme de quotas individuels transférables qui privent les pêcheurs artisanaux d’un accès à la mer ; privatisation des espaces littoraux pour faire place à de grands projets industriels, écologiques, touristiques, aquacoles et d’infrastructure au détriment des communautés ; création de vastes réserves marines pour des motifs écologique et/ou géostratégique interdisant les activités de pêche de populations qui traditionnellement en vivent ; contrôle toujours plus étroit des principaux circuits d’approvisionnement et monopolisation des marchés les plus prometteurs grâce à la « certification » par les grands opérateurs du secteur ; main basse par les États et acteurs privés sur les richesses du sous-sol des océans, et mainmise sur les politiques de pêche et de gestion des ressources, etc.
Toutes ces dynamiques convergent dans un même processus d’« appropriation par dépossession » qui entraîne « non seulement la diminution du contrôle sur ces ressources par les pêcheurs artisanaux, mais aboutit également dans de nombreux cas, à leur destruction écologique et leur propre disparition » (Ibid.). Parmi les principaux acteurs de ce mouvement d’accaparement, l’on retrouve bien entendu les États (pour des raisons économiques et géostratégiques) et les principaux opérateurs du secteur (flottes privées, supermarchés, etc.), mais aussi de plus en plus, le secteur financier et des investisseurs issus d’autres champs d’activités, appelés eux aussi à participer activement au développement de l’économie bleue.
N’oublions pas, enfin, le rôle joué par les grandes fondations et ONG conservationnistes occidentales, qui « militent » aux côtés de transnationales pour la création de gigantesques « zones marines sans pêche ». Leurs objectifs, note Alain Le Sann « ne sont pas d’abord économiques, mais idéologiques et environnementaux. Leur idéal est celui du « Wilderness », la nature vierge dont il faut exclure les pêcheurs » (2014). Or, ces derniers sont sans nul doute la clé d’une politique des pêches associant l’amélioration des moyens de subsistance et la sécurité (souveraineté) alimentaire locale, le respect des droits humains, économiques sociaux et culturels, et une gestion réellement durable des ressources.
Quelle alternative pour la pêche ?
La pêche artisanale dispose en effet d’atouts indéniables, tant en termes de réduction de la pauvreté et de renforcement de la sécurité alimentaire qu’en termes d’utilisation durable des ressources et de préservation des écosystèmes marins et côtiers. Représentant près de 90% des actifs impliqués dans des activités de capture, auxquelles elle apporte revenus et moyens de subsistance, elle ferait vivre entre 120 et 185 millions de personnes dans le monde. Dont 50% de femmes actives à tous les maillons de la filière artisanale, avant et après capture : traitement des produits, commercialisation, administration et participation directe aux activités primaires, de capture notamment, pour 19% d’entre elles (Monfort, 2015).
Pratiquée au Sud principalement, la pêche artisanale joue un rôle majeur dans la mesure où « les denrées aquatiques qui [en] sont issues – en premier lieu le poisson – représentent une source directe de nourriture pour des milliers de personnes vivant à proximité du littoral et/ou de plan d’eau, et tout particulièrement là où les autres sources de protéines animales se font plus rares (et plus industrielles) » (Noël, Le Sauce, 2014). Pas moins de 95% du poisson débarqué par la pêche artisanale – entre un tiers et la moitié des captures en mer et sur le continent – sont d’ailleurs consommés localement !
Si les quantités capturées par ces pêches sur les ressources halieutiques sont à peu près équivalentes aux quantités débarquées par les flottes industrielles, elles sont aussi beaucoup moins dispendieuses et destructrices pour les milieux naturels. Multispécifiques, beaucoup de ces pêches ont des rejets qui sont proches de zéro, tandis qu’ils atteignent entre huit et vingt millions de tonnes pour les pêches industrielles. Utilisant des techniques traditionnellement moins destructrices, elles sont également bien moins gourmandes en énergie : cinq millions de tonnes de carburant, contre trente-sept millions pour la pêche industrielle (De Schutter, 2012).
Enfin, il ne faut pas sous-estimer la contribution de ces pêches au développement local et à la structuration du tissu social et de l’identité culturelle des communautés littorales et territoires de pêche. Bref, si « l’on raisonne en termes de durabilité (...) c’est bien cette multitude de modèles artisans qui, fortement ancrés dans ces paysages, nous apparaissent comme les mieux à même de mener la préservation des ressources ‘naturelles’, mais aussi celle de la communauté halieutique qui les exploitent » (Noël et Le Sauce, 2014).
En dépit de cela, les politiques nationales et internationales en matière de gestion des pêches tendent à minimiser la contribution de ces pêches au développement local et à une gestion plus durable des milieux aquatiques. Elles font généralement l’impasse sur les difficultés rencontrées par les pêcheurs artisans face à une concurrence mondiale exacerbée et des pressions croissantes qui détériorent leurs conditions de vie, ont entraîné une multiplication des conflits territoriaux et ont accentué les phénomènes de piraterie et de pêche illégale (Mora 2012). Et, conçues au nom de la préservation de la ressource et de la sécurisation des approvisionnements, les nouvelles orientations internationales ne manqueront sans doute pas d’accentuer la marginalisation des communautés artisanales de pêche à l’avantage des principaux responsables de l’effondrement des stocks et de la destruction des milieux naturels.
Les promoteurs du Partenariat mondial pour les océans et d’autres initiatives similaires proposées dans le cadre de l’économie bleue prétendent bien entendu encourager la participation et veiller à la prise en compte des droits, intérêts et demandes de toutes les parties dans un processus qui se veut triplement gagnant, « win-win-win » : bon pour les affaires, la société et l’environnement (Barbesgaard, 2016). Mais leur discours droit-de-l’hommiste et consensuel résiste mal aux réalités de terrain, caractérisées par des rapports de force inégaux et de nombreux conflits asymétriques pour le contrôle et l’accès aux ressources marines et côtières. Il ignore la très grande pluralité des systèmes de gestion communautaires et droits d’accès collectifs ou coutumiers existants dans le Sud, lesquels sont aujourd’hui menacés par une privatisation larvée.
Pourtant, la FAO estime elle-même qu’un « système de gestion communautaire qui protège les droits d’accès de petits pêcheurs défavorisés est probablement la meilleure mesure en faveur des pauvres dans de nombreuses pêcheries artisanales », dès lors que ce type de régime « favorise l’accès aux ressources et aux zones côtières à un groupe d’individus bien déterminés (...) qui fonctionne sur une connaissance écologique assez intime, détaillée et fonctionnelle des écosystèmes qu’il exploite. Déclinables à plusieurs niveaux, ces droits de propriété collectifs ne doivent pas uniquement porter sur les stocks, mais intégrer les territoires de pêche » (cité dans Noël et Le Sauce, 2014). Associée à des politiques nationales centrées sur le renforcement et le soutien à la pêche artisanale, à un rééquilibrage des accords de partenariat en sa faveur et, plus largement, à une réglementation du marché halieutique, la reconnaissance des droits des communautés artisanales de pêche est aujourd’hui la condition de leur survie et de leur développement. Et une étape indispensable vers une gestion plus durable des ressources et des écosystèmes aquatiques.
C’est précisément l’objectif que se donnent les « Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté », le « premier instrument international entièrement dédié au très important – mais jusqu’à présent souvent négligé – secteur de la pêche artisanale » (FAO, 2015). Approuvées par la FAO, au terme d’un long processus participatif qui a impliqué les principales organisations représentatives de pêcheurs artisans, ces Directives prennent l’exact contre-pied du Partenariat mondial pour les océans et d’autres initiatives pour la croissance bleue. S’appuyant sur le cadre juridique international des droits humains, elles entendent pousser les États à mettre en place des politiques en faveur des pêcheurs artisans, des petites pêches, des femmes travailleuses de la pêche et des communautés littorales, en proposant un cadre d’action et des mesures communes. Des options également avancées par l’ex-rapporteur des Nations unies pour le droit à l’alimentation dans son rapport sur les pêches (2012).
Reste que si ces documents « représentent (...) des outils précieux pour garantir l’avenir de ces pêcheurs (....) il ne faut sans doute pas surestimer leur rôle, avertit Alain Le Sann. Sans forte pression sociale, leur mise en œuvre restera limitée comme beaucoup d’autres textes internationaux dont l’application est fondée sur la bonne volonté des États, sans aucune contrepartie » (2014). Le cheminement vers une autre « mondialisation halieutique » ne pourra en effet que passer par la mise en place de novelles convergences entre mouvements nationaux et internationaux de pêcheurs artisans, ONG d’appui aux secteurs et même des acteurs issus d’autres secteurs, afin de faire évoluer un rapport de force qui demeure jusqu’à présent très défavorable.