Le processus électoral
Maintes fois reportées, accusant un retard de plusieurs mois, au point que la grande majorité de sénateurs et de députés avaient terminés leurs mandats, et que les municipalités sont actuellement dirigées par des Agents exécutifs, nommés par le Président, ces élections étaient appréhendées avec inquiétudes. Et ce d’autant plus qu’elles avaient été précédées par le premier tour des législatives, le 9 août 2015, qui s’était caractérisé par un très faible taux de participation et des irrégularités massives [1]. Si la journée du 25 octobre fut nettement moins affectée par les violences et incidents, et connut une participation relativement plus importante – mais qui demeure faible : autour de 25% –, elle fut également émaillée de fraudes : bourrage des urnes, vente des cartes d’accréditation à de prétendues organisations d’observation électorale, manque de transparence, etc.
Le 5 novembre, les résultats tombaient... et étaient directement contestés. Jovenel Moïse, inconnu encore il y a quelques mois, choisi et soutenu par l’actuel président, Martelly, arriverait en tête, avec un peu plus de 32% des voix, suivi avec 25,27% par Jude Célestin, dauphin de l’ex-président René Préval, et qui lui aussi s’est lancé il y a peu dans la campagne électorale. Un second tour devrait donc avoir lieu le 27 décembre. Des 54 candidats (parmi lesquels quelques femmes seulement, malgré le quota de 30% reconnu par la Constitution), seuls 9 ont rassemblé au moins 1% des votes, tandis que les 4 premiers ont totalisé près de 80% des voix [2] . Preuve s’il en était besoin de la faible représentativité d’une classe politique, qui n’est pas structurée en partis, mais, de façon opportuniste, autour d’intérêts personnels et de mécanismes clientélistes. Cette tendance s’est encore accentuée avec la réforme mise en œuvre par Martelly réduisant le nombre nécessaire de personnes pour constituer un parti de 500 à 20. D’ailleurs, nombre de candidats sont soupçonnés de représenter des sous-marins du parti au pouvoir.
Ces résultats, présentés par un Conseil électoral « provisoire » depuis 29 ans, faute d’accords et d’institutionnalisation et pour cela même peu crédible, semblent représenter la revanche des élections de 2010 où Jude Célestin, d’abord désigné comme candidat au second tour, avait été rétrogradé à la troisième place au profit de Martelly, suite à des manœuvres d’autant plus controversées que la communauté internationale y prit une part très active.
Les enjeux nationaux
Pays le plus pauvre d’Amérique latine, Haïti est aussi le plus inégalitaire (avec un coefficient de Gini de 0.61 [3] ) du continent. Du fait de la grande dépendance politique et économique envers la communauté internationale, une reconfiguration de la souveraineté haïtienne s’est opérée. L’État, dont les dépenses sociales ne dépassent pas 5% du Produit national brut, semble avoir délégué au « gouvernement humanitaire » – les milliers d’ONG sur place, les services de coopération, l’ONU, etc. – l’éducation, la santé et, de manière générale, les services sociaux de base, et inscrit ses priorités dans le cadre néolibéral imposé par la communauté internationale.
Si le milieu rural concentre la moitié de la population, l’insécurité alimentaire demeure prégnante, aggravée cette année par la sécheresse, le phénomène el niño et la hausse du prix du panier alimentaire. Ce dernier facteur est le résultat d’un marché très ouvert, de politiques anti-paysannes qui ont rendu le pays dépendant des importations, essentiellement en provenance des États-Unis, et d’une très forte concentration du secteur privé haïtien. Ainsi, la Banque mondiale, qu’on ne peut taxer de gauchisme, indique qu’une vingtaine de familles contrôlent de larges segments de l’économie haïtienne, de telle sorte que les produits alimentaires les plus importants sont vendus en moyenne entre 30 et 60% plus chers en Haïti que dans les autres pays de la région [4] .
À tout cela s’ajoutent, ces dernières années, l’accentuation de la crise politique, l’épidémie du choléra – involontairement introduite par les casques bleues (mais l’ONU refuse d’assumer sa responsabilité) –, l’échec de la reconstruction et la crise migratoire avec la République dominicaine : des milliers de Dominicains d’ascendance haïtienne, suite à la dénationalisation se sont vus retirer leur citoyenneté dominicaine et devenir, du jour au lendemain, apatrides. Ce serait ainsi près de 25 000 personnes qui ont passé la frontière et se trouvent actuellement en Haïti, souvent dans des conditions précaires [5].
Malheureusement, toutes ces questions n’ont pratiquement pas trouvé de place dans la campagne électorale, qui s’est largement réduite à des slogans déconnectés de tout programme politique. La manière dont Célestin et Moïse abordent la question de l’agriculture est exemplaire à cet égard. Le premier, à deux jours du scrutin, a déclaré : « Si on a 70 % de la population dans l’agriculture il y a un problème. C’est une preuve de sous-développement. Aux USA, c’est seulement 5 % de la population qui est dans l’agriculture » [6] . À première vue, Moïse, « l’homme de la banane » se distinguerait par la mise en avant de l’agriculture dans son projet politique. Ancien président de la Chambre de commerce et d’industrie du Nord-Ouest, Jovenel Moïse est le PDG de la première zone franche agricole du pays, Nourribio, de commercialisation de bananes, destinées à l’exportation. Il s’agit donc de renforcer un type particulier d’agriculture : la monoculture commerciale d’exportation.
En réalité, les visions des deux candidats convergent dans un même modèle de développement mis en œuvre, depuis les années 1980, par l’« élite » économique haïtienne, et appuyée par la communauté internationale. Ce modèle, entièrement tourné vers le marché mondial, se caractérise par une économie extravertie, dépendante des zones franches d’exportation, et par une politique anti-paysanne [7] .
L’attitude de la communauté internationale
Les élections de 2010 coûtèrent 31 millions de dollars, financées à près de 75% par la communauté internationale. Cinq ans plus tard, leur coût a pratiquement doublé et le financement extérieur demeure aussi important. Mais le soutien international n’est pas que financier ; il est aussi organisationnel, logistique, sécuritaire – par le biais des milliers de casques bleus de la MINUSTAH, présents sur place – et politique, à travers notamment l’accompagnement des leaders haïtiens par le Club de Madrid [8].
Au fil des élections, la communauté internationale réalise un jeu d’équilibriste entre la critique des irrégularités et fraudes – qui, aussi importantes qu’elles soient, miraculeusement, ne remettent jamais fondamentalement en cause les résultats des élections –, et le volontarisme positif qui enregistre un progrès continu. Ainsi, d’« étape importante dans la marche d’Haïti vers davantage de stabilité et de démocratie », (pour l’Union européenne (UE), en 2006), en « étape importante du processus de consolidation de la démocratie et de l’État de droit en Haïti » (pour l’OIF en 2010), en processus « historique » (pour l’OEA en 2010), et en « pas essentiel vers une démocratie plus solide » (pour l’UE en 2015) [9] , il semble bien que la démocratie haïtienne ne cesse de se renforcer et de s’améliorer... Au point de ne plus comprendre, dix ans plus tard, les affaires de corruption et les violations des droits humains qui se répètent et s’aggravent sous le régime de Martelly, et de rendre inaudibles les études et revendications des mouvements sociaux et des organisations des droits humains haïtiens qui, elles, mettent en avant les dérives du gouvernement actuel et évoquent la « vaste opération de fraude électorale planifiée » [10] .
La communauté internationale, obsédée par son souci de stabilité et sa peur du chaos, ne cesse d’en appeler encore et toujours à plus de civilité et de responsabilité de la part des partis politiques, du gouvernement et des électeurs, ainsi qu’au respect de procédures et d’institutions dont elle reconnaît elle-même le manque de crédibilité. Mais la stabilité qu’elle défend se réduit à la poursuite de mesures néolibérales, et le chaos dont elle a si peur se confond avec la peur du peuple haïtien.
En guise de conclusion
Robert Fatton Jr. écrivait, à propos de la bourgeoisie haïtienne, dont sont issus Célestin et Moïse, qu’elle « n’a pas de projet national, excepté l’acceptation de la dépendance envers des forces extérieures, afin de permettre sa survie politique et son bien-être matériel » [11] . Dans ce contexte, les élections apparaissent plutôt comme un mode de cooptation, dont s’accommodent aussi bien l’élite locale que la communauté internationale. D’où le très faible taux de participation, marqueur d’une méfiance ou d’une indifférence envers une machinerie sur laquelle le peuple n’exerce pratiquement aucun contrôle. Pour chercher quelque espoir en Haïti, il faut regarder ailleurs, du côté des organisations sociales, des mouvements de femmes et de paysans, des ONG de défense de droits humains, qui préservent, eux, vaille que vaille, l’exigence d’une souveraineté populaire.