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Égypte : nouvelles dimensions des protestations sociales

2009 marque une évolution de la configuration du « marché revendicatif » égyptien. Les protestations, multiples et diversifiées, sont désormais sociales davantage que politiques. Catégorielles, cloisonnées et autonomes, elles s’appuient sur un allié médiatique crucial, dans un cadre toujours verrouillé par les autorités, mais perméable aux réappropriations et aux ajustements.

L’augmentation des mouvements de protestation sociale s’est clairement confirmée en Egypte durant l’année 2009. Pour le seul mois de juillet 2009, on recense (AEEPS, 2009) près de 42 mobilisations collectives concernant des catégories très diverses de la population : journalistes, mineurs, experts du ministère de la justice, pêcheurs, ouvriers, camionneurs, avocats, enseignants, employés des bureaux de poste, employés d’hôtels, etc. En ce qui concerne le monde rural, ce sont les traditionnelles questions d’accès à l’eau potable, à l’eau d’irrigation ainsi que les expropriations de terrain et les augmentations des loyers de la terre qui ont fait l’objet de rassemblements protestataires devant les bureaux des gouverneurs, des structures administratives locales et des postes de police.

Il n’est pas exagéré de dire qu’en Egypte, le rassemblement protestataire, dont la presse se fait régulièrement l’écho, est devenu un mode d’action routinier. Des groupes divers y ont recours pour les motifs les plus variés : adhérents d’un club de loisirs menacé de fermeture, membres de confréries soufies non autorisés à célébrer une fête religieuse, acquéreurs de logements contre un promoteur immobilier véreux, malades d’un hôpital contre la dégradation de la qualité des soins, propriétaires de petites sociétés de transport contre la mise en application du nouveau code de la route et enfin membres du PND, parti au pouvoir, contre le député PND de leur circonscription, jugé inefficace.

Outre la diversification des catégories sociales et des objets de revendication, les mobilisations contestataires sont également plus étendues sur le plan géographique. Pour le seul mois de juillet 2009, ce sont près de 17 gouvernorats qui ont été concernés. Les modes d’actions utilisés ont été : la manifestation, le sit-in sur le lieu de travail, la grève, les rassemblements protestataires devant les ministères et les gouvernorats, les pétitions et les occupations de locaux. Sur le plan temporel, l’action peut se résumer de quelques minutes, le temps de prendre une photo, à plus de 40 jours d’occupation du parvis d’un ministère comme c’est le cas des experts du ministère de la justice.

L’année 2009 a confirmé également le caractère strictement social et catégoriel des mobilisations ainsi que leur absence de coordination. Sur le plan politique, les députés de l’opposition au sein de l’Assemblée du peuple se chargent de poser les questions au ministre concerné, une fois que les journaux ont rendu public le conflit.

Milieu du travail propice aux mobilisations

Au sein du monde du travail, les mobilisations sont essentiellement le fait des ouvriers du secteur public, qui se mobilisent davantage soit pour des questions liées aux conditions de travail et aux salaires, soit pour s’opposer à la privatisation de leur usine qui signifie une perte de la garantie de l’emploi et un départ à la retraite anticipé. Dans le secteur privé, pourtant aujourd’hui dominant, les mouvements sociaux sont rares en raison de plusieurs facteurs : taille réduite des unités de production, installation récente de surcroît dans des villes nouvelles, réticence des patrons face aux structures syndicales, etc. Mais la raison principale de ce moindre activisme réside dans la pratique, largement répandue, de la lettre de démission que signe l’employé ou l’ouvrier en même temps que son contrat d’embauche.

L’année 2009 a été marquée également par les mobilisations de catégories importantes des professions libérales. C’est ainsi qu’en réaction à la décision du ministère des finances de leur imposer un nouveau régime fiscal, 80% des pharmaciens, soit environ 40 000 professionnels, répartis sur l’ensemble du pays, ont fermé leur officine le 17 février. Les médecins du secteur privé ont également fermé leurs cabinets dans 16 gouvernorats le 8 avril 2009, en signe de protestation contre les charges et les équipements supplémentaires que leur impose la nouvelle législation sur les cabinets médicaux privés.

Mais la caractéristique la plus notable des protestations sociales de l’année écoulée a été l’entrée dans le « marché revendicatif » des catégories supérieures des fonctionnaires de l’Etat : enseignants du secondaire, fonctionnaires administratifs des écoles publiques, fonctionnaires de l’institut national de la statistique, de l’académie de la recherche scientifique, des vétérinaires et médecins du secteur public, des professeurs d’universités et enfin, dernièrement, des experts du ministère de la justice qui en sont aujourd’hui à plus d’un mois de grève et de sit-in sur le parvis du ministère.

De manière générale, la poursuite des mobilisations durant l’année 2009 doit être reliée à la nouvelle attitude du régime, qui accepte le dialogue, recule souvent et cherche à éviter le durcissement des actions de revendication en répondant de manière positive et partielle aux demandes. De ce point de vue, l’attitude des pouvoirs publics à l’égard des habitants de la ville de Mahalla el Kobra, siège des usines du textile, est significative. Afin de faire oublier les dégâts occasionnés par les violents conflits sociaux d’avril 2008, la ville a bénéficié d’investissements publics importants pour réaménager les services et les équipements collectifs.

La réussite du mouvement des fonctionnaires des impôts en 2008 (Ben Néfissa, 2008) a sans doute eu un rôle déclencheur parmi les cadres supérieurs de la fonction publique. Il est vrai que ce mouvement ne s’est pas arrêté en 2009 et a pris des dimensions nouvelles et inédites dans le pays. Conduits par un activiste du Rassemblement progressiste démocratique unioniste [1]- Kamel Ebou Ita -, les fonctionnaires mobilisés ont créé un syndicat autonome sans lien avec les structures syndicales bureaucratisées et se sont empressés de le faire reconnaître par l’Organisation internationale du travail. Elément révélateur du poids des médias dans la poursuite des mouvements de contestation dans un cadre autoritaire : l’assemblée générale qui a voté cette décision s’est déroulée au syndicat des journalistes.

Le refus de s’inféoder aux structures syndicales existantes est une tendance nouvelle des mobilisations dans le monde du travail. Les noms des multiples structures de coordination spécifiques aux différents conflits en témoignent : « les médecins sans droits », « les ingénieurs contre le séquestre de leur syndicat », les « fonctionnaires contre la cherté de la vie » ou bien « les ouvriers pour le changement ». Ces regroupements sont appuyés par les organisations de la société civile, qui elles-mêmes tendent à plus d’autonomie (Ghaffar Chukr, 2009).

C’est dans ce contexte que, pour la première fois dans l’histoire égyptienne, un appel à la grève a été lancé par le syndicat officiel, dans une usine de textile privatisée à Tanta. Cette protestation était dirigée contre le nouveau propriétaire saoudien, qui ne respectait pas les droits des ouvriers. Signalons aussi l’attitude de la ministre du travail et de la main-d’œuvre, qui s’est rendue dans différents lieux de conflits pour rendre visite aux grévistes.

Autre mobilisation majeure et originale : la création « de facto » de l’Union des retraités égyptiens. Ces derniers se sont rassemblés sous la direction du leader charismatique Badri El Farghali, également du RDPU, pour défendre leur pouvoir d’achat et protester contre le système de calcul de la retraite et les conditions de sa distribution. Sur les 10 millions de pensionnés, issus pour la plupart du secteur public, près de 2 millions ont déjà pris leur carte d’adhésion au mouvement.

Mobilisations sociales dans un contexte autoritaire

Dans le cadre non démocratique qui est celui de l’Egypte, le processus de libéralisation du champ médiatique est un élément fondamental de soutien aux mobilisations et protestations sociales [2]. Le rôle déterminant joué par les médias, anciens et nouveaux, ne peut toutefois remplacer la force des logiques sociales (Neveu, 2009). Cette réalité a été parfaitement illustrée par l’échec du « remake » de la journée du 6 avril 2009 à l’appel des « jeunes de Facebook » (Ben Néfissa, 2008). Leur appel à la grève sur internet a été un échec complet car, contrairement à l’année 2008, les ouvriers de Mahalla el Kobra n’étaient pas en grève et une partie des formations politiques ont refusé de s’associer à leur appel.

Les dimensions nouvelles des protestations sociales égyptiennes contrastent avec la perte de vitesse des protestations politiques, comme l’atteste le cuisant échec subi par les juges réformistes aux élections de renouvellement du CA du Club des juges [3]. La présence d’acteurs politiques de la gauche égyptienne au sein de certaines mobilisations est moins liée à une quelconque emprise de celle-là sur celles-ci qu’aux caractéristiques personnelles de ces leaders. De même, et peut-être surtout, l’ensemble de ces mouvements a permis d’éclairer la position pour le moins ambiguë des Frères musulmans égyptiens sur le thème de la protestation sociale (Tammam, 2009).

Ce qui est sûr, c’est que la poursuite des mobilisations sociales en Egypte a le mérite de rappeler qu’aujourd’hui, dans le cadre de la mondialisation, le verrouillage autoritaire d’un système politique n’est pas contradictoire avec des transformations de son espace public vers plus de liberté d’action et d’expression. Les différents discours performatifs sur la société civile, les droits de l’homme, la citoyenneté, les réformes politiques et la démocratisation revendiquée, annoncée et promise, peuvent ainsi produire des effets non négligeables même dans les milieux apparemment les moins politisés. En tout état de cause, ils donnent lieu à des ajustements et à des réappropriations de la part des acteurs les plus divers.

Bibliographie

AEEPS (Association égyptienne pour l’encouragement à la participation sociale) (2009), Rapport sur l’état de la démocratie en Egypte du 1er au 31 juillet 2009, The United Nations Democracy Fund (en arabe).

Ben Néfissa Sarah (2008), « Egypte : crise alimentaire et mutations de l’espace public », Etat des résistances dans le Sud-2009, Alternatives Sud, Vol.XV, n°4.

Ghaffar Chukr Abdel (2009), « Al Masry el Youm et Al Badil comme exemples de l’interaction entre la presse et les mouvements de protestation », communication à la Table ronde « Mobilisations collectives, médias et gouvernance en Egypte », 5 et 6 juillet, le Caire.

Tammam H. (2009), « Les forces islamistes et les mouvements de protestation : le cas des Frères musulmans », communication à la Table ronde « Mobilisations collectives, médias et gouvernance en Egypte », 5 et 6 juillet, le Caire.


Notes

[1Le parti de la gauche égyptienne.

[2Bien que le paysage journalistique a été marqué en 2009 par la fermeture, pour raisons financières, du « quotidien des mouvements sociaux », le journal El Badil.

[3En 2005, les magistrats égyptiens se sont mobilisés pour revendiquer l’autonomie de la justice et réclamer la transparence des élections qu’ils étaient chargés de contrôler. La réforme constitutionnelle de 2007 a supprimé le contrôle des juges sur le processus électoral et a ainsi enlevé au corps des juges leur principal moyen de pression sur le régime. L’échec de la liste conduite par les juges réformistes est principalement lié aux importants avantages matériels promis par la liste conduite par les juges proches du régime.

Etat des résistances dans le Sud - Monde arabe

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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