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Egypte : crise alimentaire et mutations de l’espace public

Les nouvelles formes des multiples protestations sociales nées notamment de la crise alimentaire tiennent à l’évolution de l’espace public et politique égyptien. Points d’appui des mouvements sociaux et caisses de résonance de leurs revendications, les médias jouent aussi un rôle de courroie de transmission permettant au pouvoir de désamorcer des situations sociales explosives, sans pour autant témoigner d’une réelle volonté de changement.

La crise alimentaire mondiale liée notamment à l’envolée des cours des céréales a eu des répercussions dramatiques sur les pays importateurs, au deuxième rang desquels se trouve l’Egypte. Le pain est la denrée alimentaire de base dans ce pays. L’augmentation de près de 50% en un an du prix des produits de première nécessité (fèves, riz, pâtes, huile) a provoqué une demande accrue sur le pain, principalement subventionné [1], de la part notamment des 40% d’Egyptiens qui vivent sous le seuil de pauvreté. Cette explosion de la demande s’est traduite par de longues files d’attente devant les 175 000 boulangeries subventionnées. Des débordements y ont entraîné la mort d’au moins quinze personnes. La vente au marché noir de près d’un tiers de la farine subventionnée par certains boulangers a contribué, elle aussi, à accentuer la crise.

Malgré son acuité, cette dernière n’a toutefois pas provoqué l’explosion violente et brutale des émeutes de la faim de 1977, encore présentes dans l’imaginaire politique des pouvoirs publics égyptiens et de l’opposition politique. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène. La crise alimentaire de 2008 a suscité en fait une multiplicité de protestations et d’actions collectives qui sont à placer dans le cadre d’un « deuxième tour social » initié en Egypte en 2006 et qui succède à « un premier tour politique » apparu en 2004-2005. Ce dernier a été marqué par une montée sans précédent de la revendication démocratique de la part des élites politiques et intellectuelles.

Les revendications sociales se sont accrues, quant à elles, de manière exponentielle depuis 2006. Elles ont concerné quasiment toutes les catégories sociales et professionnelles et ont emprunté des formes d’action variées autour de thèmes et de causes diversifiés. Or l’une des particularités de ce « deuxième tour social », qui lui donne son aspect inédit, tient au fait qu’il s’inscrit dans le cadre des modifications de l’espace public et politique égyptien sous l’effet principalement de sa « médiatisation ». En effet, les libertés d’expression et de communication se sont considérablement renforcées en Egypte avec l’apparition de nouveaux journaux indépendants (Al Masri el Youm, Destour, Badil, Saout el Umma, etc.), le développement d’émissions de télévision par des chaînes privées satellitaires, des chaînes nationales, des sites internet et des blogs.

Rôle des médias dans la crise du pain

Une analyse des protestations sociales de l’année 2008, et notamment celles liées à la crise alimentaire, doit absolument intégrer le rôle fondamental joué par ces nouveaux acteurs de la vie politique et sociale égyptienne, à savoir les médias, dans leur diversité et dans la manière dont les différents protagonistes les utilisent et manipulent à plus ou moins bon escient. Les protestations sociales sont ainsi relayées et amplifiées par les médias, protégeant partiellement leurs acteurs de la traditionnelle gestion sécuritaire des conflits sociaux. De même, du côté des pouvoirs publics, cette médiatisation de l’arène politique et sociale leur a servi de courroie de transmission des problèmes sociaux, leur permettant ainsi d’éviter par des actions concrètes et symboliques, une explosion sociale de grande ampleur.

L’exemple des protestations liées à la crise du pain est significatif. La publication en « une » des journaux des photos des échauffourées, parfois mortelles, autour des files d’attente devant les boulangeries subventionnées a incité le régime à réagir au quart de tour, en adoptant une série de mesures urgentes. Les quotas de farine subventionnée ont été augmentés de 30% ; les boulangeries des ministères de la défense et de l’intérieur ont été appelées à accroître leur production pour vendre le surplus à toute la population ; des kiosques de distribution de pain ont été créés notamment dans les grandes villes [2]. Rappelons comment la déclaration du président du Conseil des ministres de régler en 100 jours la crise du pain a été prise au mot par le quotidien El Masry el Youm. Ce journal a ainsi égrené en couverture le compte à rebours des 100 jours.

Ce triptyque « mouvements sociaux - médias - pouvoirs publics » s’est exprimé de manière encore plus éclatante lors de la journée du 6 avril 2008. Tout a commencé avec l’annonce de la grève des ouvriers de la ville de Mahalla el Kubra. Cet appel a été lancé par un groupe créé sur le site internet facebook.com, intitulé « 6 avril - grève générale pour le peuple de l’Egypte ». Outre le soutien aux ouvriers de Mahalla, il s’agissait pour ce groupe de jeunes issus de la classe moyenne supérieure et de la bourgeoisie, de faire pression sur le régime. Pour freiner la hausse notable des prix, ils organisèrent un certain nombre d’actions, notamment celle de ne pas se rendre au travail [3].

« Calmer le jeu »

Cet appel du groupe facebook, relayé par la téléphonie mobile, provoqua une appréhension claire des pouvoirs publics égyptiens, peu habitués à cette forme de mobilisation virtuelle de la part d’acteurs dont ils ne connaissaient ni l’existence ni les caractéristiques, contrairement aux militants « classiques » du champ politique. La veille du 6 avril, le ministère de l’intérieur publia un communiqué sur les chaînes et les radios nationales pour menacer de répression immédiate tout mouvement de protestation sur la voie publique. Or, c’est la publication même de ce communiqué qui informa l’ensemble de la population égyptienne de l’action des ouvriers de Mahalla et de la grève générale à laquelle avait appelé le groupe facebook. Par ce communiqué, les pouvoirs publics ont ainsi contribué, à leur corps défendant, à la réussite partielle du mouvement. Par peur des troubles, une partie de la population préféra ne pas se rendre au travail ce jour-là...

Comme autre signe de la nervosité des pouvoirs publics, le président du Conseil des ministres se rendit le soir même de la grève auprès des ouvriers de Mahalla pour leur annoncer une augmentation de salaires, décision confirmée le 1er mai par le président de la République qui annonça une augmentation générale de 30% des salaires de la fonction publique. Même si les effets positifs de cette décision ont rapidement été mis en cause par l’annonce quasi immédiate de l’augmentation des produits énergétiques et donc des prix du transport, il n’empêche qu’elle est révélatrice de la nouvelle attitude des pouvoirs publics égyptiens face aux mobilisations et protestations de type social. Une volonté de « calmer le jeu » en tentant de répondre de manière partielle aux demandes et en veillant à éviter toute politisation des actions collectives et toute jonction entre les militants sociaux et politiques.

Or il s’agit de protestations sociales indépendantes de toute tendance politique, même si aujourd’hui on note une maturation des mouvements sociaux en relation avec le monde du travail : recours plus fréquent à la grève [4] , grèves plus longues, occupation des lieux de travail, utilisation des médias, demande de création de structures syndicales dans certaines entreprises privées des nouvelles zones industrielles, comme celles du 10 de Ramadan ou 6 octobre [5]. Enfin et peut-être surtout, le droit de grève, pourtant réduit à néant par la législation draconienne du travail, est aujourd’hui de facto reconnu. Désormais, aussi bien les pouvoirs publics pour les entreprises d’Etat que les patrons acceptent de négocier avec les grévistes les conditions de fin du conflit.

Transformations des modes d’action publique

D’autres exemples d’interactions entre les acteurs du triptyque « mouvements sociaux - médias - pouvoirs publics » peuvent être donnés. Il s’avère donc utile de poser l’hypothèse d’une certaine transformation des modes de l’action publique, marquée notamment par plus de réactivité à l’environnement social. Si la médiatisation de la vie politique égyptienne est une courroie de transmission pour les pouvoirs publics, autrement plus efficace, rapide et crédible que les traditionnels rapports des services administratifs et policiers ; elle est également un point d’appui pour les militants sociaux principalement en milieu urbain [6] .

Aujourd’hui, chaque mobilisation sociale d’importance se dote d’un « attaché de presse informel » qui avertit les journaux des dernières évolutions de la situation, à l’instar de l’important et long conflit qui a opposé le ministère des finances aux fonctionnaires des impôts. Tous les jours, les médias écrits et visuels montraient les tentes dans lesquelles ces derniers s’étaient installés avec leurs familles dans une avenue avoisinante du siège du ministère. De même, les leaders du mouvement ont été invités dans des émissions télévisées pour parler du déroulement du conflit.

Mais plus significatif encore est le conflit qui a opposé la population du gouvernorat de Damiette à l’Etat égyptien, en raison du projet d’installation d’une filiale de l’usine de produits chimiques « Agrumm ». Informée des risques de pollution de l’environnement, la population de Damiette, toutes catégories sociales confondues, s’est mobilisée pour s’opposer à cette installation. Si, là également, les médias ont joué un rôle fondamental pour la conduite et l’évolution du conflit, plus significative encore a été l’attitude des autorités administratives et politiques locales pourtant issues du Parti national démocratique (PND) au pouvoir. Ces dernières et notamment le gouverneur de Damiette se sont mobilisés au côté des populations et des acteurs politiques et civils de l’opposition pour refuser le projet. Ils ont ainsi réussi à obtenir un vote favorable de la part de l’Assemblée du peuple composée majoritairement de membres du PND.

Ce dernier exemple est un indicateur significatif des transformations de l’action publique égyptienne. Il témoigne d’une sorte de perte de contrôle du « haut » de l’appareil d’Etat sur le « bas » de l’appareil administratif et politique et de la nouvelle force de ce dernier [7]. Il ne s’agit là évidement que de simples exemples visant à illustrer la manière dont les pouvoirs publics égyptiens tentent de s’adapter aux modifications de l’espace public, notamment dans des secteurs qu’ils considèrent comme dangereux : le milieu ouvrier et les catégories sociales défavorisées.

Réactivité sans rupture

Cette attitude n’est cependant pas contradictoire avec la poursuite de sa traditionnelle politique bureaucratique et sécuritaire [8], comme l’atteste la volonté pérenne du régime de nuire à la liberté de la presse [9] , de contrôler la téléphonie mobile ainsi que les animateurs des sites internet et des blogueurs. De même, le projet de promulgation d’une loi visant à limiter la liberté d’expression télévisuelle a été annoncé dernièrement. Il vise à enrayer la progression de plusieurs émissions quotidiennes aux discours critiques et familières des débats contradictoires. Leur importance est fondamentale pour les populations analphabètes ou celles qui n’ont pas les moyens d’acheter et de lire les journaux.

Enfin et peut être surtout, cette nouvelle réactivité apparaît davantage comme un « colmatage » de brèche pour un régime en perte de vitesse qu’une prise de conscience de la nécessité d’une nouvelle politique sociale et économique. Dans cette logique, le traitement de la crise alimentaire nécessiterait une rupture avec l’ancienne politique agricole d’encouragement aux cultures de produits destinés à l’exportation. Seuls le soutien et la subvention de la production céréalière interne permettraient en effet d’assurer une sécurité alimentaire au pays.


Notas

[1L’achat du pain subventionné est ouvert à tous, aussi bien aux riches qu’aux pauvres. Par contre, l’achat des autres produits de première nécessité est conditionné par l’obtention des cartes alimentaires délivrées par le ministère de la solidarité sociale. Aujourd’hui il y a près de 11,3 millions de cartes d’alimentation dont ne profitent que 38,5 millions de personnes. En effet, le ministère a stoppé depuis 1988 l’enregistrement des nouveaux nés afin de diminuer le nombre de bénéficiaires

[2Les pouvoirs publics ont également décidé de mesures plus symboliques. Un numéro de téléphone spécial a été mis en place par le ministère de la solidarité sociale pour recevoir les plaintes des citoyens contre les propriétaires de boulangeries qui refusent de vendre le pain sous prétexte de manque de farine. Par ailleurs, le ministère a averti que les contrevenants qui vendent leur quota de farine sur le marché noir seraient déférés à la Cour d’assise pour avoir commis un acte qui porte atteinte à l’intérêt public. Enfin, le ministre de la solidarité sociale a déclaré l’extension des cartes d’alimentation à plus de 10 millions de personnes supplémentaires.

[3Comme autres formes d’action, le groupe facebook a demandé à la population de s’habiller en noir et de porter le slogan de la grève pour ceux qui sont contraints à se rendre au travail, de ne pas acheter de produits alimentaires et également de participer à deux manifestations, l’une au Caire et l’autre à Alexandrie.

[4Traditionnellement les ouvriers du secteur public qui souhaitent exprimer leur mécontentement ne font pas la grève mais demeurent sur le lieu du travail en signe de protestation.

[5Lire à ce propos Bassiouni Mustapha, Said Omar (2007), Le drapeau de la grève s’est levé dans le ciel d’Egypte (en arabe), Le Caire.

[6Près de 80% des plus de 5000 journalistes égyptiens sont concentrés sur le grand Caire.

[7Comme autre signe des nouvelles modalités de l’action publique et de cette nouvelle volonté de dialogue, il importe de mentionner la visite inopinée du ministre de la main-d’œuvre et du ministre de la solidarité sociale à la cérémonie organisée par le syndicat des journalistes, pour célébrer la décision de justice qui a remis en cause la dissolution administrative du Centre for Trade Union Workers Services - Dar al-khadamât al-niqâbiya. Ce sont pourtant ces mêmes autorités qui avaient été à la base de la décision de dissolution de cette ONG, sous prétexte d’encouragement aux importantes grèves des années 2006 et 2007.

[8Lors de la grève de Mahalla, il y a eu 3 morts, 150 blessés, 250 arrestations. La fondatrice du groupe de facebook, elle-même, a été arrêtée puis relâchée.

[9Un procès a été intenté contre le patron du journal indépendant et caustique, El Destour. Ibrahim Issa a été accusé d’être à l’origine de la rumeur sur le décès du président de la République en 2007.

Etat des résistances dans le Sud - 2009. Face à la crise alimentaire

Este articulo fue publicado en nuestra publicación trimestral Alternatives Sud

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