Introduction
Le tourisme est l’une des premières activités économiques à être tombées sous le coup de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l’OMC. Le tourisme et les secteurs liés du voyage représentent actuellement près de 11% du PNB mondial, 34% des exportations mondiales du secteur tertiaire, et emploient pas moins de 200 millions de personnes à travers le monde (Courrier de l’Unesco, 1997). Avec aujourd’hui 800 millions de voyageurs internationaux par an, le tourisme et les secteurs qui lui sont associés (dont les bénéfices ont atteint quelque 3,4 milliards de dollars en 2000) sont devenus une source dynamique de revenus et un des principaux secteurs stratégiques pour le développement de nombreux pays, en particulier ceux du Sud. Depuis 1996, les pays en développement ont engrangé près de 15% des recettes touristiques internationales. Et ces recettes, depuis, se sont accrues, en raison de l’arrivée massive de nouveaux touristes, de plus en plus nombreux à choisir les pays du Sud comme lieu de destination [1].
Toutefois, considérant l’ensemble de ces pays, la part des moins avancés (PMA) reste faible et très inégalement distribuée. Ainsi, la Tanzanie, les Maldives, le Cambodge, le Népal et l’Ouganda se partagent à eux seuls près de la moitié des recettes touristiques internationales des PMA [2]. Et même si certains de ces pays, Caraïbes, Tanzanie et Kenya en tête, sont devenus depuis quelque temps des hauts lieux du tourisme international, ils n’ont jusqu’à présent pas su tirer réellement profit des gains touristiques engrangés. Une situation qui s’explique en grande partie par le faible pouvoir de négociation dont ils disposent, leur dépendance excessive par rapport à un nombre limité de produits touristiques ainsi que le faible contrôle qu’ils exercent sur les mécanismes clés du tourisme international. Fortement dépendants par rapport aux investissements étrangers (Cnuced, 1999), ils ne peuvent retenir chez eux toutes les retombées économiques du tourisme qui sont alors rapatriées vers le Nord.
Dans le secteur du tourisme et des services liés aux voyages, la domination des pays du Nord reste écrasante. L’Europe et les Etats-Unis continuent à être les principales régions émettrices, même si de nouvelles arrivées en provenance de l’Asie et de l’Amérique latine sont à souligner. Près de la moitié des touristes au monde proviennent de six pays européens qui figurent également parmi les dix pays qui dépensent et récoltent le plus d’argent. En matière de dépenses et de recettes touristiques, les Etats-Unis sont en tête et sont du reste la deuxième destination la plus prisée. En 2020, il est probable que le deuxième plus gros contingent de touristes vienne d’Asie du Sud-Est et du Pacifique (Courrier de l’Unesco, 1999).
Deux tendances contradictoires se sont dessinés dans l’évolution du tourisme international qui ont eu un impact direct sur la répartition des touristes entre le Nord et le Sud : d’une part, une diminution très importante des prix des transports, et d’autre part, des progrès technologiques en cascade qui ont touché les principaux rouages du tourisme et du commerce lié aux voyages. A première vue, la diminution des coûts du transport aurait pu être un avantage pour le Sud, en particulier pour les zones les plus éloignées des grandes métropoles, points de départ de la plupart des touristes et voyageurs. Elle a permis notamment à de nouvelles destinations, en Afrique, dans les Caraïbes et en Asie, de figurer parmi les grands itinéraires touristiques. Mais dans les faits, les progrès technologiques ont davantage profité au Nord et ont conforté sa position dominante, par l’exercice d’un contrôle total sur les instruments clés du tourisme : le transport aérien, les hôtels... et surtout Internet et le commerce électronique qui facilitent et rendent plus performants vente et achat de billets d’avion, location des chambres d’hôtel, etc.
Le décor étant planté, examinons maintenant les conséquences possibles de la volonté toujours plus affirmée des pays du Nord à libéraliser le plus rapidement possible et à grande échelle le tourisme. En règle générale, les pays en développement essaient d’attirer chez eux les investissements liés au tourisme. Ils mettent également en place quantité de mesures dans le but de retenir chez eux les dollars touristiques et de favoriser la circulation et le transfert de technologies entre le Nord et le Sud. Mais c’est sans compter sur la volonté du Nord qui, via le processus de libéralisation, cherche à diminuer la marge de manœuvre des gouvernements des pays en développement dans le secteur touristique et leur rôle en matière d’investissements.
Voilà qui soulève évidemment de nombreuses questions pour l’avenir et permet d’entrevoir les limites du tourisme en tant que levier pour le développement du Sud. Quel sera l’impact de ces changements sur les acteurs de petite et de moyenne portée ? Qui sont les acteurs du Sud qui comptent sur la scène internationale ? Et quels sont ceux d’entre eux qui peuvent aujourd’hui se permettre de rivaliser avec les grandes multinationales du tourisme ou encore des intermédiaires financiers comme Goldman Sachs et Meryl Lynch, dotés de ressources bien plus importantes et d’outils technologiques bien plus performants ? Quelles sont les conséquences des modèles touristiques, traditionnels ou modernes, mis en oeuvre du point de vue de l’égalité des sexes et dans le domaine social ?
Dans cet article nous tenterons d’explorer ces questions. La première partie met en lumière certains des aspects contradictoires du « développement du tourisme » et du développement économique dans une perspective historique. La deuxième partie aborde le thème du tourisme et du développement du point de vue social, et en particulier ses effets sur la condition des femmes. Dans la troisième partie, nous examinerons l’impact de la libéralisation du tourisme en mettant principalement l’accent sur le rôle moteur de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), pour revenir ensuite à nouveau sur les conséquences pour les femmes de cette libéralisation.
Economie politique du tourisme
L’histoire du tourisme international moderne remonte à celle de la colonisation et aux mécanismes de dépendance qui se sont alors mis en place. C’est en effet essentiellement sur ces bases que se sont établies et développées le plupart des relations entre pays développés et pays en développement. Comme le souligne Chachage (1999), Munt (1994) et Naipaul (1978), au début du 19e siècle, le tourisme renvoyait essentiellement aux activités d’exploration, de chasse et au commerce dans les territoires coloniaux. Fruit de la conquête coloniale, le tourisme s’est développé à mesure que s’affirmaient la possession et le processus d’accaparement du territoire et des ressources naturelles, que sous-tendait une dynamique à la fois éthique, raciale, de classe et de sexe. Le contrôle de cette « forme » de tourisme et de ses gains était principalement aux mains des puissances coloniales, des tour-opérateurs, des armateurs de bateaux à vapeur et des propriétaires des lignes de chemin de fer. A l’époque, le tourisme rimait avec appropriation et appauvrissement des ressources naturelles (peaux, ivoire et faune plus généralement) dans un objectif de profit.
A la faveur du développement du tourisme de masse, qui explose à partir des années 1950 et 1960, les classes moyennes se sont également lancées dans l’aventure « fun and sun » de ce tourisme lointain. Mais, mêmes les nouvelles formes de tourisme, en vogue dans les années 1980 et 1990, n’en ont pas moins continué à porter les stigmates du passé, avec l’exploitation des thèmes déjà anciens de l’exotisme et du retour à la nature. Une tendance qui est du reste encore très présente aujourd’hui avec le développement de l’« adventure tourism » : randonnées motorisées ou non, trekking et écotourisme.
Les pays en développement ne contrôlent pas plus qu’auparavant ces nouvelles formes de tourisme qui n’épuisent pas moins qu’avant les ressources naturelles. Des cas de biopiraterie liés au tourisme vert ont même été rapportés et, globalement, l’environnement souffre profondément du développement du tourisme. Plus de visiteurs signifie une exploitation accrue des infrastructures sur place avec toutes les conséquences que cela comporte pour les populations locales. Des terrains de golf sont ainsi implantés sur des terres arables qui consomment les réserves d’eau au détriment de l’agriculture et de la consommation locale. D’autres formes de tourismes, à l’exemple des croisières, considérées comme l’activité touristique la moins rentable en termes de rentrées financières et de rétention des dollars touristiques, entraînent elles aussi toute une série de problèmes environnementaux : pollution des mers, rejets pétroliers, eaux usées, détritus et substances liquides nocives [3].
Si aujourd’hui les mécanismes qui permettent de contrôler les flux touristiques tout comme la lutte que se livrent les pays de destination et les pays d’origine pour retenir chez eux les devises touristiques ont bien changé, il n’en reste pas moins que le pouvoir de négociation des pays en développement demeure encore très faible face aux tour-opérateurs internationaux. En raison du coût des vols « long courrier » et des normes très restrictives en matière de transport aérien, il leur est impossible de concurrencer les grandes compagnies aériennes.
Avec la naissance du Système mondial de distribution (SMD) et du Système informatisé de réservation (SIR), ces pays se retrouvent aujourd’hui dans une situation d’autant plus difficile. Aux mains des grandes compagnies aériennes, ces deux systèmes obligent en effet les pays en développement à survivre dans un secteur touristique de plus en plus compétitif et mondialisé dans lequel l’avantage naturel – qui est le leur – pèse de moins en moins dans le jeu de la concurrence. De plus, comme c’est souvent le cas sur le marché mondial, ces pays reposent sur un nombre trop limité de produits et de services (Cnuced). De plus en plus, enfin, leur secteur touristique dépend des investissements étrangers directs (IED) et du processus de mondialisation engagé dans le secteur des transports, des télécommunications et des systèmes financiers.
Le tourisme est devenu une industrie très sensible à l’information et, à ce titre, est fortement influencé par les innovations technologiques modernes : Internet et billetterie électronique. Or, ces développements tendent à creuser davantage le fossé entre les pays développés et les pays en développement en raison de la plus grande capacité des pays développés à canaliser et rapatrier les retombées du marché touristique. Comme mentionné ci-dessus, alors que la baisse des prix dans le secteur touristique permet aux marchés touristiques du monde entier de s’étendre, on assiste à une consolidation et une centralisation croissante des instruments du tourisme aux mains de quelques acteurs. Et ces acteurs qui contrôlent l’information de même que les services de réservation en ligne viennent principalement du Nord. En 1999, l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) soulignait déjà combien ne pas offrir ses services en ligne revenait à être inexistant sur le marché, et montrait que l’avantage comparatif réside actuellement surtout dans l’accès et le contrôle de ces nouvelles technologies. Les pays en développement ne peuvent donc même plus compter sur les avantages comparatifs traditionnels, à savoir le climat et la géographie.
Les conséquences des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur la compétitivité des pays en développement sont considérables (Cnuced, 2000). Le rapprochement et la relation étroite qui existent actuellement entre le tourisme et le commerce électronique sonnent le glas des agences de voyages traditionnelles, entraînent un recours croissant aux sites Internet, aux « one-stop shopping » en ligne et l’apparition de produits touristiques de plus en plus complexes et sur mesure. Les agences de voyages se sont retrouvées dépassées par les opérateurs SMD qui rendent les systèmes directement accessibles à leurs clients (Cnuced, 1999).
Les petites et moyennes agences (majoritaires au Sud) ne peuvent que difficilement surmonter ce gouffre technologique, à moins qu’elles n’envisagent de fusionner ou de développer leurs propres SIR et SMD. Mais là encore nombreux sont les opérateurs du Sud ne disposant pas des capitaux et investissements nécessaires pour offrir les même prestations que leurs concurrents du Nord. Ces tendances soulèvent de nombreuses questions quant au rôle du tourisme dans la promotion du développement économique à une époque où la mondialisation s’accélère et où le tourisme se libéralise.
Tourisme, développement économique et équité
Les approches traditionnelles du phénomène touristique ont tendance à considérer le tourisme comme un facteur nécessairement positif en termes de développement. Le mythe selon lequel le « tourisme est rapide, bon marché et facile, car ne nécessitant après tout comme seuls ingrédients que le soleil, la mer, le sourire et la culture » a encore la vie dure. Quand on parle de tourisme n’est-il en effet pas souvent et uniquement question de « nature, d’aventure et de culture » ?
Plus sérieusement, les approches traditionnelles considèrent que le tourisme augmente les revenus du pays en question, par la rétention des devises, y crée de nombreux emplois et permet le développement de ses infrastructures. Le tout entraînant un bénéfice net. Au niveau macroéconomique, on considère que les devises tirées du tourisme sont l’une des principales sources de financement des importations, capitaux et autres biens de consommation. De la même façon, on envisage le tourisme comme un important « intermédiaire dans le transfert des nouvelles technologies et de compétences en matière de gestion » et un facteur essentiel dans l’amélioration des infrastructures et une meilleure allocation des ressources.
Le tourisme est également censé générer une forte demande de la part d’autres secteurs de l’économie tels que l’agriculture, l’industrie et divers secteurs tertiaires. Ces liens intersectoriels vus comme essentiellement positifs peuvent se créer et se renforcer grâce à des relations à double sens entre les diverses industries et en leur sein. Le tourisme est également considéré comme « un raccourci vers la prospérité » dans le sens où il permet de gagner du temps en incitant les pays à consommer aujourd’hui plutôt que demain. La croissance du secteur touristique entraînerait enfin l’arrivée massive de nouveaux capitaux étrangers, réduisant du même coup le besoin d’épargne nationale tout en facilitant l’accumulation du capital.
Mais ce modèle traditionnel a-t-il effectivement produit des effets positifs ? La réponse est ici double : « oui, mais… » et « non, si… ». Oui, le tourisme peut être un élément positif pour le développement lorsqu’il engendre un fort afflux de devises et renforce positivement les liens intersectoriels, permettant la croissance des autres secteurs. Mais, le tourisme peut également être négatif pour le développement si ces liens intersectoriels sont faibles, et empêchent l’accès de certains secteurs aux crédits et autres ressources. Ces derniers peuvent en effet être principalement captés par le secteur du tourisme au détriment des secteurs primaire et secondaire locaux. Le tourisme peut également être porteur d’effets négatifs si les importations de produits alimentaires et de boissons sont trop élevées, entraînant une fuite importante de recettes, et si la valeur ajoutée pour le Produit intérieur brut (PIB) est faible.
La réponse est aussi négative, car en théorie, le tourisme peut engendrer une forme de croissance biaisée (couplée à une augmentation de la pauvreté et du chômage) si le rendement des biens non marchands et des services liés au secteur du tourisme n’augmente pas. En fait, la conception traditionnelle selon laquelle le tourisme est nécessairement positif fait l’impasse sur trois éléments essentiels. Premièrement, elle ne reconnaît pas la ponction sur les ressources et la fuite des recettes rapatriées vers l’étranger. Deuxièmement, elle ne fait pas une distinction adéquate entre la prise en compte des effets sur le bien-être au niveau microéconomique et les effets macro de la croissance économique. C’est-à-dire qu’elle ignore et ne prend pas en compte les externalités distributionnelles associées aux biens et aux services utilisés par les touristes (Grassl, 1999). Troisièmement, elle passe sous silence les impacts sociaux, environnementaux et ceux liés à la condition féminine.
Lorsque l’on évalue l’impact de la libéralisation sur le tourisme, il est utile de reprendre l’observation formulée par Naipaul (1978) selon laquelle « le tourisme est l’un des maillons essentiels d’un réseau mondial et complexe de relations économiques, raciales, légales et culturelles » ayant des conséquences sur les droits des indigènes, sur l’égalité entre les sexes et sur l’émancipation des femmes. Par conséquent, il nous semble crucial de revenir sur les programmes d’ajustements structurels (PAS), lorsque l’on étudie le tourisme et le processus de libéralisation. La privatisation – et pour ce qui nous concerne la privatisation du secteur touristique – est un des instruments clés des PAS. Dans des pays comme la Tanzanie et le Kenya, ces privatisations ont abouti à une véritable aliénation du territoire dans les zones convoitées par les grands opérateurs étrangers et, consécutivement, à d’importants déplacements de populations. Le pouvoir d’attraction qu’exerce malgré tout le tourisme tient en grande partie au fait qu’il crée davantage d’emplois que le secteur secondaire, des emplois bon marché et de plus en plus féminins…
En fait, cette vague de privatisation et de libéralisation est susceptible à termes de diluer les effets « positifs » du tourisme sur le développement, et ce malgré une demande croissante et reconnue de certains types d’activités de loisir et la disponibilité d’une main-d’œuvre féminine abondante. Pour résumer, le développement du tourisme pourrait influer négativement sur le développement social et durable pour au moins huit raisons essentielles :
- La fuite à l’étranger des recettes touristiques due aux importations de biens alimentaires, de boissons, de machines et d’équipements.
- L’existence d’une forte asymétrie au niveau de la propriété des ressources. Nombre d’entre elles se voient ainsi détournées vers le Nord, principal pourvoyeur des IED. Les analyses et les prévisions simplistes sur l’impact du tourisme font l’impasse sur le fait que l’internationalisation croissante du tourisme s’opère via l’investissement étranger, lui-même promu tant par la Banque mondiale que par les banques régionales de développement. Or cette situation présente de nombreux inconvénients : fuite de devises - en Tanzanie, par exemple, près des deux tiers des devises sont perdues (Chachage, 2000) -, perte de contrôle sur les ressources et ce même dans les régions où la propriété de l’entreprise est locale et enfin, manque de préoccupation pour le développement des ressources humaines locales et le transfert effectif de technologies.
- Les entrepreneurs locaux sont confrontés à différents obstacles. La grande majorité des petites et des moyennes entreprises, qui sont au niveau local des acteurs primordiaux dans les pays en développement, sont incapables de faire face aux concurrents étrangers dotés de ressources financières et technologiques bien plus importantes. Avec le temps, nombreuses sont les petites et moyennes entreprises qui ont commencé à enregistrer des pertes.
- Les problèmes liés à la terre (impôts fonciers et spéculation sur les biens fonciers). Dans le meilleur des cas, la privatisation des biens publics au nombre desquels se trouvent notamment les parcs et les propriétés foncières collectives qui, depuis des générations, servent de refuge et de gagne-pain à certaines populations, encourage l’expansion rapide du tourisme. Mais la privatisation des terres – dans le but par exemple de créer des réserves de gibiers et d’autres types d’attractions pour les touristes – a aussi entraîné une forte spéculation foncière, a accru les inégalités en matière d’accès aux ressources collectives et a provoqué la hausse des prix de l’immobilier. Dans le pire des cas, la privatisation encourage des mouvements de populations de grande envergure avec toutes les conséquences qui en résultent : exacerbation de la pauvreté, de la violence et déstabilisation de la société.
- Les conséquences écologiques et environnementales.
- Le renforcement des préjugés liés au sexe et les inégalités entre les sexes : trafic, tourisme sexuel, santé des femmes et morbidité.
- La pauvreté et l’inégalité. Dans le débat sur le tourisme et le développement, on a généralement tendance à faire l’impasse sur les effets distributionnels du tourisme en tant que stratégie de développement. Le tourisme présente un coût d’opportunité. Son développement pousse à la hausse les taux de change, les salaires réels et d’autres prix (terre et capital). C’est pourquoi les effets indirects liés aux revenus pourraient biaiser les effets positifs directs issus de l’augmentation des revenus touristiques [4].
- Le déclin d’autres secteurs, à l’exemple du secteur agricole. Entre 1969 et 1974, les îles Vierges ont enregistré une augmentation de 240% de leurs importations agricoles suite au long déclin du secteur domestique, lui-même directement lié au transfert de la main-d’œuvre et des crédits vers le tourisme au détriment de la production agricole. Avec l’expansion du tourisme, les îles Vierges ont développé une propension marquée à importer des produits alimentaires (Grassl, 1999). Cette tendance est également observée à Antigua, à Montserrat et sur les îles du Vent. Pour leur part, Cazes et Belisle ont souligné que, dans certains pays des Caraïbes, la part des boissons et des cigarettes dans les importations ont atteint 69% et celle des produits alimentaires, 62%.
A terme, ce déclassement (effet d’éviction dû à la concentration sur le tourisme) pourrait sérieusement limiter l’industrialisation, affaiblir de façon significative le secteur agricole et entraîner une diminution du niveau de vie de secteurs entiers au sein de la population. A titre informatif, signalons que le déclassement de ces secteurs peut également se produire sous des conditions particulières, par exemple, lorsque de petits États au potentiel de croissance limité enregistrent sur le long terme une baisse significative dans les exportations des principaux produits agricoles et une perte des préférences (Grassl, 1999).
Toutefois il se peut aussi que les réseaux commerciaux créés par le tourisme favorisent la hausse des exportations du secteur agricole (Grassl, 1999), comme c’est le cas dans certaines îles des Caraïbes. Les développements engendrés par le tourisme s’en voient alors accélérés. Hawaii bénéficie également de ces relations positives entre le secteur agricole et le secteur touristique en raison de la valeur supérieure des cultures non traditionnelles telles que les fruits, le café, les fleurs de noix et les produits tirés des pépinières (Grassl, 1999).
Tourisme et problématique du genre [5]
La problématique du tourisme au regard de la condition des femmes ne peut qu’être abordée de façon pluridimensionnelle. Elle touche aussi bien à la question lancinante mais importante de l’inégalité hommes - femmes dans le partage et la gestion des ressources, aux conséquences de l’accès inégal aux ressources sociales et économiques, à la forte (mais souvent invisible) dépendance du secteur de l’hospitalité à l’égard des femmes, qu’à la question centrale du tourisme sexuel et du sida. Toute femme, qu’elles soit paysanne, indigène, ouvrière, âgée, jeune, enfant ou encore chef de ménage, est affectée d’une manière ou d’une autre, en bien ou en mal, par les effets du tourisme et le développement du secteur touristique.
Ce qui ne veut pas dire que les hommes ne le soient pas également. Au contraire, les hommes des milieux les plus pauvres subissent tout autant les effets négatifs du tourisme, dès lors que se rétrécissent les voies d’accès aux ressources essentielles à leur bien-être. Mais comme dans d’autres secteurs de l’économie, l’investissement des femmes dans le secteur touristique est complètement disproportionné par rapport aux avantages qu’elles en tirent. Le plus souvent, les femmes ont une charge plus importante de travail, parfois multipliée par deux ou par trois. Indéniablement, les préjugés liés au sexe restent encore très vivaces. Ces inégalités en termes d’accès à l’emploi et aux ressources physiques et sociales pourraient donc paradoxalement accroître plus encore la vulnérabilité des femmes malgré les bénéfices apportés par le développement du tourisme. En dernière analyse, ce sont elles qui supporteront le plus les ajustements et leurs conséquences néfastes.
Ces conséquences apparaissent à quatre niveaux : 1) en matière d’emploi dans le secteur formel ; 2) dans les secteurs informels ; 3) sur le plan de l’émancipation socioéconomique des femmes en termes de consommation, d’accès aux ressources et aux services publics ; 4) et sur le rôle des femmes dans les processus de décision en matière de politique de développement du tourisme.
Comme dans les autres secteurs d’activités, l’accès aux emplois dans le secteur touristique est souvent conditionné par le sexe. En Inde, les femmes n’y occupent que 2,98% des emplois et au Sri Lanka, 14,9%. La proportion est sensiblement plus élevée dans les Caraïbes et en Amérique latine, où elle atteint 35% (Badger, 1993). En plus de constituer une main-d’œuvre bien meilleur marché que les hommes, elle font l’objet de multiples discriminations qui tiennent à la fois aux stéréotypes culturels et aux divisions de fait du travail. C’est dire que même quand elles représentent la majorité des travailleurs dans le secteur du tourisme, les femmes occupent essentiellement des emplois subalternes : ouvrières, domestiques, postes d’entretien, etc. Ainsi, à la Barbade et en Jamaïque, les femmes ont souvent un emploi moins stable et un statut beaucoup plus précaire. En raison du faible taux de syndicalisation dans ces pays, ces emplois peu qualifiés sont sous-payés et offrent peu de sécurité et de protections sociales (Badger, 1993). Dans certains pays, si les hommes sont souvent engagés comme garçons et portiers, ils ont aussi tendance à être surreprésentés dans les postes de gestion et de supervision.
Une enquête récente sur l’histoire des femmes et du tourisme réalisée par Equations indique que : « Dans le secteur de l’industrie alimentaire, les femmes sont en bas de l’échelle hiérarchique. Travaillant principalement comme auxiliaires dans les restaurants, en cuisine et comme serveuses, elles occupent l’ensemble des postes les moins rémunérés du secteur. Les « chefs » dans les restaurants « haut standing », là où les salaires et les pourboires sont considérables, sont généralement des hommes. Dans le secteur des voyages, le plus souvent les femmes n’ont accès qu’à des emplois saisonniers, à temps partiel ou faiblement rémunérés. Bien qu’elles soient mieux représentées dans les petites agences de voyages, la plupart occupant même le poste d’agent de voyage, les hommes continuent à garder la haute main sur les secteurs d’activités cruciaux : compagnies aériennes, compagnies de chemin de fer, chaînes d’hôtels, entreprises de location de véhicules, magazines de voyages. Le secteur des douanes est également dominé par les hommes » (Equations, 2000).
La division du marché du travail selon le sexe est présente partout dans le tourisme et dans les industries qui lui sont liées. En raison de mauvaises conditions de travail (postes généralement peu rémunérés, absence de protection sociale et de perspective de promotion), la prospérité à long terme des femmes fait l’objet de fortes préoccupations. Même si l’expansion du tourisme peut entraîner la création de davantage d’emplois, il est essentiel de se poser des questions quant à la nature, à la qualité, au type d’emplois disponibles et aux opportunités différentes données aux hommes et aux femmes pour accéder à ces postes. Et ce, pour toutes les activités qui gravitent autour du tourisme et qui influent sur les intérêts à long terme des femmes et sur leur capacité à modifier les inégalités liées au sexe.
Dans le secteur informel prévaut également une hiérarchisation fondée sur le sexe. Les femmes sont majoritaires dans les secteurs informels où elles fournissent aux touristes une pléthore de services allant du nettoyage des vêtements au petit commerce en passant par la cuisine et le gardiennage d’enfants. Ainsi, l’enquête de la revue Equations et les rapports de Badger (1993) mettent-ils en évidence « des différences liées au sexe dans la vente de souvenirs et de cartes postales ». Si les femmes sont le plus souvent actives dans la fabrication et le commerce de produits artisanaux locaux et indigènes, ce sont les hommes qui apportent les services et les soutiens indispensables à la production de cet artisanat. De même, si les femmes se chargent de la production des objets et de leur vente sur les marchés locaux, ce sont les hommes qui en contrôlent la vente dans les centres urbains.
Il arrive cependant que dans certains pays, des femmes parviennent à gagner leur indépendance financière et une autonomie économique grâce à leur participation aux divers secteurs informels du marché touristique. Dans l’enquête réalisée par Equations, le Mexique, les Indiens Kuna de Panama, l’ethnie des Sani au Yunnan (Chine) sont pris en « exemple » pour illustrer cette émancipation. Mais des chercheurs soulignent aussi que les femmes sont le plus souvent invisibles et ignorées sur les grands sites touristiques culturels et historiques, alors qu’elles sont fortement présentes dans la publicité, la vente de cartes postales et de souvenirs.
Comme Anne Badger a pu le montrer, existe aujourd’hui une véritable instrumentalisation de ces « différences » liées au sexe afin « d’alimenter les fantasmes des touristes masculins ». Au mieux les femmes se voient offrir des emplois d’accueil de première ligne car elles sont considérées comme des êtres plus sociables et plus hospitaliers que les hommes. Au pire, et de plus en plus, les femmes sont considérées comme des objets sexuels et en viennent à se prostituer pour obtenir des devises étrangères. Et de fait, on assiste actuellement à une véritable explosion du tourisme sexuel. Selon Badger (1993) « le tourisme sexuel est en phase de devenir l’opportunité d’emploi la plus stable, la moins saisonnière et la plus rentable pour les femmes ». Le revers de la médaille, ce sont bien sûr les risques considérables pour la santé et les dangers inhérents à ce type d’activité.
Le tourisme sexuel a été considéré comme une question centrale dans l’appel des pays de destination de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean). En Thaïlande et au Cambodge, on assiste à un déferlement de jeunes filles en provenance du Myanmar, de l’Indonésie, du Laos et de la Chine exportées pour travailler dans les bars thaïs et les bordels (Pleumaron, 1999). Et au Cambodge, les enfants sont souvent achetés et vendus comme du bétail pour Bangkok ou dans les centres touristiques côtiers où il existe une véritable traite des jeunes travailleurs du sexe. Les femmes vulnérables et les enfants deviennent des proies. Souvent même des fillettes de 13 à 17 ans sont elles aussi contraintes de travailler dans l’industrie du sexe. Employées d’abord comme femmes de ménage, elles sont ensuite de plus en plus nombreuses à se rendre dans les bars karaoké ou les night clubs. En Thaïlande, cette tendance a été baptisée « Thighlandia ».
Cette situation n’est pas spécifique à l’Asie du Sud-Est. Le tourisme sexuel dans les Caraïbes fait également partie de la réalité. Si dans certains cas, comme sur le marché homosexuel et celui de la pédophilie, les clients sont exclusivement masculins, au Caraïbes, il y a aussi une forte proportion de clientes qui achètent les services sexuels d’hommes.
Le statut socioéconomique des femmes et, plus généralement, leur émancipation économique dépendent le plus souvent du rôle qu’elles occupent au sein de la famille et de leur communauté, de leur responsabilité sociale en termes de « reproduction » (elles garantissent l’alimentation et les services de base), de leur possibilité d’accès à la propriété et du contrôle qu’elles exercent sur les ressources. Le tourisme influe de façon significative sur ce statut, que ce soit positivement ou négativement. Au niveau de la vie familiale et communautaire, le tourisme peut faciliter l’accès aux services de base (routes, eau, électricité et installations sanitaires). Mais il peut également limiter cet accès si ces mêmes services sont déviés au profit des hôtels et des centres de vacances ou si le développement du tourisme impose des restrictions dans l’utilisation des ressources locales.
Plusieurs rapports ont aussi montré qu’à l’Ouest de Samoa, le tourisme a entraîné un affaiblissement des croyances et des pratiques traditionnelles. Les coutumes qui concèdent des droits spécifiques et des ressources aux hommes et aux femmes s’en sont trouvées gravement fragilisées. Via son impact direct sur les prix (foncier et alimentaire) et son impact indirect à travers la modification des taux de change, le tourisme a contribué, dans certains cas, à alourdir le fardeau des femmes, tout en limitant leur accès aux ressources et à la propriété. Si les réductions fiscales en faveur des hôtels et de l’établissement de sites touristiques ont un impact positif sur le développement du tourisme, cela se fait au prix d’un détournement des ressources jadis octroyées au budget social. D’où des implications négatives pour les services d’aide dont les conséquences se font sentir sur la vie quotidienne des femmes, en termes d’activité professionnelle, d’accès à l’alimentation, à l’éducation et aux soins de santé.
Plus positivement cependant, les emplois créés grâce au tourisme peuvent améliorer l’indépendance économique et financière des femmes. De même, les retombées du tourisme accumulées dans les caisses de l’État pourraient être utilisées afin de promouvoir le développement social. Tout dépend de la capacité et de la volonté du gouvernement à prendre des mesures fiscales et monétaires qui garantissent un lien étroit entre l’expansion du tourisme et le développement. Les gouvernements devraient également prendre des mesures proactives afin d’encourager, à tous les niveaux du secteur touristique, la création d’emplois moins précaires et d’améliorer les conditions de travail.
Au nombre de ces mesures, une politique spéciale visant à favoriser l’intégration des femmes aux niveaux les plus hauts et les mieux rémunérés du secteur touristique devrait notamment être mise en oeuvre. Mais la mise en pratique de ce type d’action, de même que leur suivi par les décideurs dépendront principalement de deux facteurs : d’une part, des possibilités et contraintes du système international qui oriente actuellement le secteur touristique et, d’autre part, du renforcement de la militance des femmes et d’autres formes d’activisme social pour que soient prises des mesures allant dans le sens de l’égalité des sexes et du développement humain.
En règle générale, les forums politico-économiques qui structurent et orientent les politiques touristiques et le développement lui-même du tourisme sont dominés par des acteurs économiques masculins. Peu de femmes jouent un rôle décisif dans l’élaboration de politiques touristiques et moins encore dans leur mise en oeuvre. Malgré tout, les femmes parviennent de plus en plus à faire entendre leur voix via les différentes fonctions qu’elles occupent. Le débat sur la nature, sur l’envergure et le rythme de la libéralisation du secteur du tourisme semble prendre le dessus sur la libéralisation à tout crin promue par l’OMC. Ce cadre devrait selon nous l’enjeu du militantisme féminin actif tant au niveau local, national, régional que mondial.
Tourisme, commerce international et développement social
L’Organisation mondiale du tourisme (OMT) définit le tourisme international comme le déplacement entre deux ou plusieurs pays d’une personne « en dehors de son lieu de résidence habituel pour plus de 24 heures, mais moins de 1 ans, dans un but de loisirs, un but professionnel (tourisme d’affaires) ou tout autre but ». Généralement, les flux touristiques sont calculés en fonction du nombre d’arrivées et du nombre de touristes internationaux passant au moins une nuit dans le pays d’arrivée. Les recettes et les dépenses du tourisme concernent quant à elles les achats effectués par les touristes dans le pays en question. En tant que tel, il exclut en règle générale les recettes et les dépenses engendrées par les transports internationaux.
Le tourisme international constitue une part de plus en plus significative de l’ensemble des échanges mondiaux. Pour 83% des pays au monde, le tourisme est l’un des cinq premiers postes d’exportation. Toutefois, l’essentiel des échanges internationaux du secteur se concentrent dans les pays développés. La part du Sud dans ces échanges est d’environ un tiers. Il n’en reste pas moins que pour certains pays du tiers-monde, il s’agit d’une source indispensable de recettes et de devises. L’intérêt principal du tourisme est d’entraîner des effets multiplicateurs bien plus grands que la plupart des autres secteurs économiques. Il est généralement admis que pour chaque emploi créé dans le tourisme, neuf sont générés dans d’autres secteurs. Le tourisme serait également le seul secteur des services qui crée de réels excédents dans les pays en développement.
L’Asie du Sud-Est et le Pacifique sont les régions qui enregistrent les taux de croissance les plus rapides mais, là aussi, les arrivées et les recettes touristiques se concentrent dans quelques pays seulement. Singapour, Hongkong et la Chine ont chacun une quantité d’arrivées et de recettes supérieure à celle cumulée de la Thaïlande, de l’Indonésie et de l’Asie du Sud.
La particularité du tourisme international est qu’il « mène les gens aux produits plutôt que de mener les produits vers les gens » (Pera et Mc Laren, 1998). Le tourisme a une influence à la fois sur l’agriculture, le territoire et le travail. Il est inextricablement lié au secteur du transport aérien, le moyen de transport le plus utilisé par les touristes à destination du Sud (une industrie qui pèse 414 milliards de dollars), et au secteur des télécommunications. C’est pour toutes ces raisons que les implications de la libéralisation du tourisme sont significatives pour le développement social et l’égalité entre les sexes.
Premièrement, la libéralisation du tourisme est liée à la libéralisation d’autres secteurs tels que l’agriculture, les Adpic (Aspects de droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce), les services et l’investissement. La libéralisation de l’agriculture et l’expansion d’industries comme l’exploitation forestière et minière créent de nouvelles opportunités pour le développement du tourisme mais érodent l’indépendance économique des communautés tout en accentuant la dépendance vis-à-vis du marché, avec toutes les conséquences que cela implique pour la sécurité alimentaire (Wallach et Sfroza, 1999 et Pera et Mc Laren, 1998). L’effet combiné de ces différents mouvements de libéralisation risque à terme de se révéler néfaste pour le développement social, le potentiel d’expansion des petites et moyennes entreprises, la sécurité alimentaire et les programmes sociaux.
Deuxièmement, la libéralisation progressive des secteurs de l’hôtellerie, de la restauration et des agences de voyages dans les pays en développement a été entreprise dans le cadre des ajustements structurels initiés par l’Agence multilatéral de garantie des investissements (MIGA – Multilateral Investment Guarantee Agency) de la Banque mondiale. Même dans les pays qui n’ont pas souscrit aux PAS, la libéralisation du secteur s’est intensifiée. Depuis la fin des années 1990, les acteurs étrangers privés ont ainsi renforcé leur mainmise sur la gestion et le contrôle des opérations touristiques dans les pays en développement, pesant de tout leur poids sur les budgets publics et les politiques industrielles nationales. Dans certains pays, comme en Thaïlande, de nombreuses mesures ont été prises en vue d’accélérer la libéralisation des hôtels, restaurants et agences de voyages et d’assouplir les législations nationales dans le but de faciliter l’afflux d’investissements étrangers (TWN, 1999, 2). Les militants thaïs et les PME luttent sur le terrain et de concert contre certaines de ces mesures, convaincus qu’elles auront de graves impacts sur les opérations commerciales de faible et de moyenne envergure.
Troisièmement, la libéralisation tend « à faire prédominer les échanges mondiaux sur le reste, à savoir, le développement autonome des communautés, les droits de l’homme, la santé et la sécurité » (Pera et Mc Laren, 1998). Selon Andrea Yoder (1998), la mise en application, dans l’industrie du tourisme, de règles qui visent à soutenir les initiatives locales ou encore à protéger l’environnement pose déjà problème. Nombre des mesures touchant au développement humain et social sont en contradiction avec les règles énoncées par l’OMC. Celles-ci, qui sont pour l’essentiel conçues par les multinationales et qui visent à promouvoir des normes harmonisées, peuvent bien sûr « entraîner une croissance de la culture de consommation », notent Wallach et Sforza, « mais elles vont à l’encontre des règles qui protègent les différences en matière culturelle. De telles différences sont indésirables, car elles fragmentent le marché mondial » (Wallach et Sforza, 1999).
Quatrièmement, les nouvelles règles commerciales proposées par l’OMC en matière d’investissement, de politique de concurrence et d’incitation gouvernementale pourraient limiter les opportunités de créer des alternatives touristiques durables et saper le développement d’approches touristiques en faveur des pays pauvres. Avec les nouvelles règles en matière d’investissements et de concurrence, il ne sera désormais plus possible de garantir que les acteurs autochtones et locaux contrôlent effectivement les produits touristiques, ce qui du coup limitera la capacité des pays à énoncer leurs conditions quant aux types d’investissements qu’ils désirent recevoir. Les investisseurs étrangers se verront accorder davantage de droits et pourront plus sûrement rapatrier leurs bénéfices au détriment du pays d’accueil.
Les politiques de concurrence limiteront le droit des communautés à imposer des normes aux entreprises désireuses de faire des affaires sur leur territoire. Déjà les « Accords sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce » (MIC) restreignent les droits et limitent la capacité des pays à exiger des entreprises qu’elles achètent des productions locales, et la clause de la nation la plus favorisée plonge dans l’illégalité les pays qui voudraient récompenser les entreprises qui embauchent une main-d’œuvre locale ou qui entendent respecter les bonnes pratiques environnementales. (Yoder, 1999, Pera et Mc Laren, 1998 et Pleumaron, 1999).
Dans ces conditions, il est plus que jamais nécessaire de suivre attentivement les négociations en cours, dans le cadre de l’AGCS, qui visent à poursuivre la libéralisation du secteur touristique. Selon l’organisation indienne Equations, l’AGCS va considérablement influer sur le secteur du tourisme par le truchement de nouvelles réglementations qui toucheront à la fois la production, la distribution, le marketing (les modes de prestation), les tour-opérateurs en tant que fournisseurs de services transfrontaliers (prestations transfrontalières), les voyageurs internationaux (consommation à l’étranger), les flux des grandes chaînes hôtelières, les filiales, la propriété du secteur des hôtels et des agences dans d’autres pays (présence commerciale), et les activités des guides touristiques et des directeurs d’hôtels (présence de la personne naturelle). L’AGCS aura aussi un impact sur le secteur du transport aérien et des communications. Ainsi :
- L’AGCS permettra aux entreprises étrangères de fusionner avec ou encore de racheter les entreprises locales, ce qui rendra de plus en plus difficile les initiatives autochtones et celles visant à développer un tourisme durable.
- L’AGCS poussera à la hausse les taux de change, ce qui aura des effets directs sur les salaires réels, le prix de la terre, le coût des autres ressources ainsi que pour les secteurs traditionnels de l’exportation, comme l’agriculture, l’exploitation minière et la pêche.
- Les diverses réglementations domestiques pourraient affecter l’utilisation gouvernementale des politiques fiscales en vue d’éviter la désindustrialisation et la détérioration du secteur agricole. Avec le processus de libéralisation, les gouvernements pourraient être empêchés de taxer les marchandises et dès lors de redistribuer les bénéfices sociaux du tourisme.
- Les gouvernements ne pourront plus atténuer ou limiter le rapatriement des profits des investissements étrangers directs vers leurs pays d’origine, d’où une diminution progressive du bien-être.
- A terme, l’AGCS risque de porter préjudice au développement d’un tourisme écologique et culturel qui pourtant n’entraînerait pas de coût considérable6, serait susceptible de créer plus d’emplois stables, de mieux préserver les ressources de base et de mieux garantir que les bénéfices issus du tourisme (en dollars) restent dans le pays. Sur base d’une planification à long terme, d’une bonne gestion et d’une implication de la population locale dans celles-ci, ces bénéfices propres pourraient augmenter, mais ce scénario risque de se voir gravement mis à mal avec l’AGCS.
- L’AGCS aura de sérieuses répercutions sur les activités touristiques en faveur des régions pauvres et de leurs habitants, celles dont le but est de générer des bénéfices nets pour les plus défavorisés. La clé de cette stratégie est « de créer grâce au tourisme de nouvelles opportunités pour les pauvres plutôt que d’accroître la taille globale du secteur, de faire parvenir les gains non plus aux individus mais à la communauté toute entière et de répondre aux impacts négatifs sur le plan social et environnemental. » (Pera et McLaren, 1998). Mais cela demande des réglementations internes afin de protéger la capacité des pays à participer activement dans le tourisme.
Actuellement les domaines que l’AGCS cherche à libéraliser ont des effets bénéfiques questionnables pour les pays en développement. En revanche, il est intéressant de constater que dans les secteurs où l’impact pourrait être positif, il y a peu d’empressement à engager le processus de libéralisation. On préfère les laisser sous l’égide d’accords spéciaux, d’arrangements régionaux ou bilatéraux ou encore de codes de conduite. C’est le cas notamment dans le secteur du transport aérien, du SMD et du commerce électronique. En fait, l’AGCS ne répond pas aux questions essentielles que pose le secteur du tourisme dans les pays en voie de développement qui, selon la Cnuced (1999) sont :
- La prestation de services touristiques : les grossistes en service touristique sont en concurrence avec les détaillants, parmi lesquels on retrouve les petites et moyennes agences de voyages et les propriétaires des hôtels indépendants. Le problème réside dans le fait que les gros prestataires de services touristiques, souvent basés dans le Nord, élaborent eux-mêmes les termes et les conditions de négociation. Ils peuvent dès lors exercer leur monopole sur les prestataires de services touristiques locaux (du Sud). Ceux-ci ne peuvent pas concurrencer les grandes chaînes hôtelières internationales qui utilisent les systèmes de distribution mondiaux pour procéder aux réservations des vols, à la distribution des tickets, à l’affichage d’informations sur les prix et à la vente de produits. Ces grandes entreprises ont également la capacité d’utiliser des techniques de marketing pour la promotion de leurs tarifs, la location de véhicules et le transport aérien.
- Accès au transport aérien : les pays en développement en tant que destinations sont souvent les principales victimes des prix élevés des billets (dû en théorie à une faible densité du trafic aérien international et aux longues distances entre le lieu de départ et d’arrivée). Les pays en développement pourraient bénéficier des politiques de libre concurrence comme l’accès indiscriminé au SIR (Système informatisé de réservation), l’absence de restrictions sur les vols charters et la libéralisation des règles de chargement et des politiques sur la densité du trafic aérien. L’AGCS comporte une annexe sur le transport. Celle-ci fait actuellement l’objet d’une révision en vue d’examiner la possibilité d’y inclure des droits sur le transport aérien. Il existe en fait de nombreux accords particuliers, bilatéraux et régionaux, mais la Cnuced plaide pour l’élaboration d’un cadre multilatéral pour le transport aérien.
- Le SMD (Système mondial de distribution) et le commerce électronique : les problèmes des pays en développement s’articulent autour de trois volets : l’accès, l’affichage des prestations et le coût. Actuellement, le SMD constitue une barrière à l’entrée, contrôlée par les principaux transporteurs soucieux de protéger leur accès privilégié à ces instruments. Les pays en développement sont faiblement représentés dans le SMD qui est pourtant devenu un mécanisme essentiel pour la vente de services touristiques. Les prestataires de services touristiques dans les pays en développement (la plupart du temps, de petits transporteurs) qui ne possèdent pas leur propre SIR doivent souvent faire face aux distorsions causées par l’affichage.
- Ce phénomène apparaît lorsque la première page consultée par les agences de voyage n’affiche que les informations sur les plus gros transporteurs ou prestataires de services et que les informations concernant les petits transporteurs et les petits prestataires se retrouvent sur les pages suivantes. Comme la Cnuced le fait remarquer, la première page, dans l’ordre de présentation des informations, est cruciale pour l’utilisateur qui sélectionne un produit. La plupart des agences de voyages ne visualisent que cette page-là. L’ordre de présentation des informations est décisive : si vos coordonnées n’y figurent pas, vous ne vendrez pas.
- Le système SMD (logiciel ou matériel) est cher pour les PME : en 1999, la Cnuced a montré que le SIR pouvait être utilisé comme un instrument anticoncurrentiel. C’est le cas notamment quand les opérateurs taxent exagérément les frais de réservation des entreprises qui ne possèdent pas le système. L’AGCS a inclus le SIR dans les services « soft air », mais ne résout en rien ce problème. De plus aucun amendement ne garantit la neutralité de ce système.
Dans la mesure où l’AGCS et les négociations en cours promeuvent une libéralisation toujours plus rapide et plus large du tourisme en vue de favoriser sa croissance, certains effets économiques seront décisifs pour le développement social et pour la condition féminine ; tous devront être examinés avec attention. La libéralisation du tourisme se fonde sur l’idée que ce secteur engendre des effets nécessairement positifs en termes de croissance et de développement. Ce point de vue se base uniquement sur l’étude des entrées et des sorties qui indique en effet que la croissance du tourisme entraîne une expansion de l’activité économique transfrontalière (Grassl, 1999). Il ignore la distribution des profits « touristiques », de même que les liens intersectoriels qui sont pourtant des éléments centraux pour les économies des pays en développement.
Il ne prend pas en considération le fait que le tourisme puisse entrer en concurrence avec d’autres secteurs, tels que l’agriculture domestique et d’autres activités d’exportation. Si le tourisme peut être créateur d’emplois, ces emplois sont bien souvent saisonniers et/ou précaires. L’exploitation de la main-d’œuvre y est très forte. La libéralisation peut également intensifier la fuite des capitaux. Beaucoup de capitaux sous forme de frais de gestion, de marketing, de distribution, de droits d’auteurs et de propriété intellectuelle quittent le pays.
Le débat sur les conditions économiques du développement du tourisme et ceux sur la condition féminine et le tourisme soulèvent d’importantes questions quant aux effets sociaux et aux « dits » bienfaits de la libéralisation dans le cadre de l’AGCS. Ces débats mettent notamment l’accent sur certaines formes d’interventions stratégiques jugées essentielles si l’on veut promouvoir un meilleur équilibre social et entre les sexes. Mais ces interventions qui visent à promouvoir les intérêts particuliers des femmes sur le long terme dépendent avant tout de la capacité des pays en développement à se créer des marges de manœuvre afin d’influer sur les mécanismes et les processus de développement du tourisme. Or, cette possibilité se trouve à la fois limitée par les règles commerciales régionales et multilatérales en vigueur, et par l’état des rapports de force nationaux et internationaux.
Restent posées une série de questions essentielles à l’aune desquelles devraient être évaluées la pertinence et l’équité de l’actuelle expansion du tourisme international : quels sont les effets en matière de bien-être et donc de développement social du tourisme ? Dans quelle mesure ces effets engendrent-ils des revenus différenciés selon les sexes ? Comment l’AGCS va-t-il influer sur l’orientation des politiques fiscales et monétaires (dépenses publicitaires, investissements, impôts et prix) ? Les gouvernements ont-ils la capacité d’utiliser ces mesures pour atténuer les effets négatifs du tourisme sur les taux de change, les salaires réels, le prix des ressources naturelles et foncières ainsi que sur le capital ? Dans le cadre de l’AGCS, les gouvernements sont-ils capables de créer de véritables opportunités pour les PME ? Quelles mesures reste-t-il aux gouvernements pour promouvoir et renforcer les liens intersectoriels positifs, qui pourraient permettre une meilleure rétention des recettes du tourisme (Grassl, 1999) ? Les gouvernements sont-ils en mesure d’imposer des règles (sociales, environnementales, etc.) au monopole des tour-opérateurs transnationaux ?
Traduction de l’anglais : Nathalie Roekaerts et Laurent Delcourt
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