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Du néolibéralisme chilien et ses diverses déclinaisons

Dans une récente réflexion sur le Chili actuel et la mémoire du coup d’Etat du 11 septembre 1973, Jimena Paz Obregón I. et Jorge Muñoz R. rappellent à quel point le modèle néolibéral de la dictature (1973-1989) a finalement été accepté, et même intégré, par les élites de la période post-autoritaire et du régime politique civil naissant :

La confiance dans ce qui était appelé « El Modelo » était largement partagée. Le pinochetisme pouvait être critiqué, avec plus ou moins de force, quant aux droits humains, aux choix de politique internationale, etc., mais ce n’était pas le cas du modèle économique néolibéral, appliqué au Chili dans une version ultra, fruit de la collaboration des militaires avec les Chicago boys. Le néolibéralisme avait été amplement assumé par les partis de la Concertación, même si, au cours des quatre gouvernements qui se sont succédé, il y a eu des inflexions pour le rendre plus social ou en limiter les excès. Nonobstant, sur plusieurs questions centrales, les orientations initiales impulsées durant la dictature ont été accentuées par les gouvernements de la Concertación. Deux exemples significatifs – mais non les seuls – d’un approfondissement du « modèle » économique hérité de la dictature sont la part grandissante du secteur privé dans l’exploitation du cuivre et le transfert aux banques des crédits qui, depuis la privatisation généralisée de l’enseignement supérieur, étaient offerts par l’État aux étudiants (crédito fiscal). [1]

Effectivement, la Concertación, cette coalition de partis politiques « d’extrême-centre » (pourrait-on dire en suivant Tarek Ali [2]) qui a gouverné le pays entre 1990 et 2010, mais aussi a fortiori le gouvernement conservateur de Sebastián Piñera (2010-2014), ont largement consolidé, aménagé, légitimé, voire revendiqué publiquement, cet héritage qui fait encore du Chili l’un des exemples (parfois fantasmé) planétaires d’un Etat, d’une société et d’une économie néolibérales « avancées ». Suivant une grammaire discursive distincte, nous avons aussi récemment montré que le second gouvernement Bachelet (présidente socialiste réélue en 2014, après l’avoir été en 2006) ainsi que l’administration de la « Nouvelle Majorité » (Nueva Mayoria) qu’elle dirige, s’inscrivent largement dans cette continuité, bien que revendiquant diverses réformes importantes (éducation, constitution, fiscalité) qui, ensemble, constituent ce que l’on pourrait nommer une gouvernementalité de type « transformiste progressiste néolibérale ». [3]

Sans en rester à l’actualité politique et au rapport des gouvernements en place au néolibéralisme, nous consacrons ce dossier à des éclairages nouveaux sur le néolibéralisme chilien contemporain, afin de prolonger le travail collectif engagé depuis quelques années et, plus spécifiquement, de compléter la publication du dossier « A l’ombre du néolibéralisme. Travail, cultures, territoires dans le Chili actuel » (2015). [4] Comme nous l’avions alors annoncé, ce dossier électronique avait vocation à être enrichi. De plus, ces publications électroniques sont accompagnées par un ouvrage, lui aussi collectif, intitulé « Chili actuel. Gouverner et résister dans une société néolibérale » [5], livre pluriel qui entend également dialoguer avec les contributions présentées ici.

Dans la présentation de 2015, nous notions que :

Au-delà de la diversité des thématiques présentées dans ce dossier, un élément commun apparait : l’émergence croissante de processus de résistances au modèle néolibéral. Ainsi, est-il possible de constater la repolitisation syndicale au sein de certaines arènes productives stratégiques, malgré l’ampleur de la précarité de la condition salariale ; la revendication d’une production culturelle critique avec la montée en puissance de maisons d’édition indépendantes ; la contestation des dispositifs de gouvernement de territoires des communautés indigènes par une nouvelle génération qui remet en cause les rapports de domination entretenus avec l’Etat et les pouvoirs de facto, les diverses stratégies des individus pour contourner ou rejeter les dynamiques néolibérales au quotidien, malgré l’absence d’alternatives collectives à ce jour, sur le plan politique notamment. Cet éventail de significations est au moins révélateur d’évolutions souterraines, plus profondes, au sein de la société chilienne et qui se sont exprimées publiquement et avec fracas lors du grand mouvements social pour l’éducation de l’année 2011 ou encore par les diverses formes d’actions collectives et revitalisation syndicale menées par les salariés de divers secteurs économiques (services et grande distribution, employés municipaux, professeurs, dockers, mineurs, etc.), les communautés et territoires qui s’opposent avec force – et y compris avec succès comme à Freirina ou dans la vallée du Huasco – à diverses megaprojets extractivistes, les collectifs LGTB et féministes ou les revendications des pobladores et des secteurs subalternes urbain autour du « droit à la ville ». Des transformations « par en bas » avec un fort potentiel transformateur qu’il est nécessaire et pertinent de continuer à analyser. [6]

Fort de ce constat, il était important de revenir sur des acteurs bien souvent peu étudiés – ou pris en compte par les chercheurs – et pourtant au cœur de la machinerie néolibérale, à savoir le mouvement syndical et les salarié-e-s mobilisé-e-s. Nous présentons ainsi deux textes consacrés aux conflits du travail, aux formes de politisation liées au processus de travail et in fine aux luttes de classes. Ces études sont le fruit d’une collaboration avec un groupe de recherche sur travail et syndicalisme issu de la Faculté en Sciences Sociales de l’Université du Chili (FACSO) et coordonné par le sociologue Miguel Urrutia. Il s’agit d’interroger tout d’abord la notion de « crise du syndicalisme » de la post-dictature, de démontrer les dimensions de ce phénomène mais aussi les limites d’une telle lecture des trajectoires actuelles de l’acteur syndical. Notre préoccupation est ici de tracer les contours des répertoires de revitalisation syndicale des dernières années et leur diverses expressions en termes de « politisation » de certaines franges du salariat dans et hors des lieux de travail.

Ainsi, le premier texte ancre la discussion essentiellement en termes théoriques, en revenant sur les différentes interprétions scientifiques à ce sujet, mais aussi en s’appuyant sur une vision historique des différentes variables ayant permis certains niveaux de politisation syndicale au cours du XXème siècle. L’article qui suit s’intéresse concrètement à la période 1989-2015 et aux tendances récentes des répertoires d’action du mouvement syndical en contexte de « néolibéralisme mature » (selon l’expression de l’économiste Rafael Agacino). La complexité de la situation actuelle du champ syndical chilien est explorée, mais aussi ses faiblesses marquées par de forts niveaux de précarité salariale, fragmentation organisationnelle et baisse du taux de syndicalisation depuis le milieu de la décennie 1990. Néanmoins, la croissance du nombre de grèves (illégales particulièrement), l’apparition d’acteurs syndicaux novateurs et combatifs à partir de 2006-2007 et une nouvelle génération de militant-e-s ont installé un débat significatif autour de l’existence d’un « nouveau syndicalisme », idée-force discutée et relativisée ici.

La troisième contribution que nous proposons part cette fois non pas du collectif mais de l’individu néolibéral, autre problématique paradoxalement peu approfondie par la littérature. La chercheuse Kathya Araujo mène des investigations sur ce thème depuis de nombreuses années, notamment aux côtés du sociologue Danilo Martuccelli, et nous propose une perspective stimulante, basée sur des recherches empiriques d’envergure. Elle montre particulièrement le caractère ambivalent des individus face au modèle néolibéral : entre rejet moral et adhésion à cette nouvelle raison du monde. Cette dynamique apparemment contradictoire est en fait au cœur du néolibéralisme (chilien et mondial) et explique sa forte capacité de résilience, malgré les critiques de nombre d’intellectuels, les résistances sociales éparses mais multiples et les appels de certaines organisations politiques à mettre fin à la « longue nuit néolibérale ». Comme le note Araujo :

Es esta ambivalencia la que explica que aunque haya una elevada crítica, transformar o “derrumbar” el modelo, como fue propuesto con un entusiasmo excesivo sea con frecuencia resistido por amplios sectores. Es ella también, la que permite entender, a la inversa, que una defensa cerrada de los principios del modelo resulte inaceptable para grandes sectores de la población. Ahora bien, y por cierto, la ambivalencia más que una oscilación personal e idiosincrática es expresión, sin duda, de la condición híbrida desde donde debe entenderse el meollo de la condición histórica actual.

Pour terminer cette brève présentation, soulignons que ces trois articles seront – d’ici la fin 2017 – accompagnés par deux autres contributions, là encore originales sur le fond et tout à fait complémentaires avec les textes antérieurs.

Est tout d’abord prévue une réflexion des politistes Antoine Faure (CIDOC - Universidad Finis Terrae) et Réné Jara (Université de Santiago - USACH) sur les relations et liens complexes entre journalisme et néolibéralisme au Chili. Les auteurs constatent en effet une tendance à analyser les contenus des médias et de la presse en particulier selon leurs « degrés de néolibéralisme ». Mais ils posent aussi une autre question qui fait, à leurs yeux, défaut dans le corpus des investigations existante : si depuis les prémisses du « court XXème siècle » au moins, la presse est systématiquement qualifiée de libérale par nombre d’intellectuels et spécialistes des médias, pourquoi ne parle-t-on pas aujourd’hui de presse et de journalisme « néolibéraux » ? Enfin et pour clore – provisoirement – ce dossier, trois chercheuses chiliennes (Daniella Gac J., Fabiola Miranda P. et Karina Retamal S.) nous proposerons une lecture de la “redefinición de la movilidad en los territorios intervenidos por el neoliberalismo en Chile” au travers d’une étude de terrain consacrée à la vallée agroindustrielle et viti-vinicole de Colchagua. Il s’agit de penser comment les populations vivent, habitent, perçoivent et occupent leur territoire, territoire fortement impacté dans ce cas précis par les profondes transformations de la matrice productive agricole intensive de la zone étudiée. L’intérêt de cette étude « par en bas » est de partir d’une ethnographie fine des mobilités humaines dans cette région grâce à l’accompagnement au long cours des habitant-e-s lors de leurs trajets quotidiens, en nous éclairant sur l’expérience individuelle et collective ainsi que sur les représentations plurielles du modèle économique et social hégémonique au Chili.

Voir en ligne Lire l’article et le dossier associé sur le site de Nuevo mundo

Notes

[1Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge Muñoz R. (dir.), Le 11 septembre chilien Le coup d’État à l’épreuve du temps, 1973-2013, Rennes, PUR, 2016, p. 17.

[2Tarek Ali, The Extreme Centre : A Warning, London, Verso Books, 2015.

[3Franck Gaudichaud, Las fisuras del neoliberalismo maduro. Trabajo, “Democracia protegida” y conflictos de clases, Clacso, Buenos Aires, 2015, http://biblioteca.clacso.edu.ar/clacso/becas/20150306041124/EnsayoVF.pdf (consulté le 6 décembre 2016).

[5Antoine Faure, Franck Gaudichaud, María Cosette Godoy, Fabiola Miranda, René Jara (dir.), Chili actuel : gouverner et résister dans une société néolibérale, Paris, L’Harmattan, Coll. Recherches Amérique Latine, 2016, www.editions-harmattan.fr/index.asp ?navig =catalogue&obj =livre&no =52281&razSqlClone =1, consulté le 15 décembre 2016.

[6Franck Gaudichaud, María Cosette Godoy Hidalgo et Fabiola Miranda-Pérez, « Chili actuel, à l’ombre du néolibéralisme. Eléments d’introduction », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Questions du temps présent, mis en ligne le 18 septembre 2015, consulté le 07 décembre 2016. URL : http://nuevomundo.revues.org/68208.


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