Les jeunes [1] , victimes de l’occupation israélienne et des divisions politiques internes
Le renforcement accéléré de l’occupation militaire, l’expansion accrue des colonies de peuplement et le blocus de Gaza affectent de nombreux aspects de la vie des jeunes au quotidien, au premier rang desquels les restrictions à leur liberté de mouvement au sein de la Cisjordanie, entre la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza, ainsi qu’à l’extérieur de ces territoires occupés (TPO). Se rendre à l’hôpital, aller à l’école ou à l’université, rejoindre son lieu de travail, rendre visite à sa famille ou à des amis peuvent devenir un véritable parcours du combattant face aux délais d’attente imposés aux multiples check-points fixes et mobiles (lorsqu’ils ne sont pas tout simplement fermés), aux routes inaccessibles, car réservées aux colons, aux couvre-feux, etc. Comme l’explique Pénélope Larzillière (2004) [2] , cette violence vécue au quotidien bloque, pour la plupart des jeunes Palestiniens, tout horizon du moyen ou long terme, dans le sens où elle produit « une situation où chaque journée comprend des événements qui leur semblent rendre dérisoires stratégies pacifiques ou négociations ».
La mainmise coloniale sur les terres, l’eau et les ressources naturelles, la subordination de la production industrielle aux besoins et aux contraintes de l’économie israélienne et le contrôle restrictif de l’accès, de la circulation et d’autres libertés « ont affaibli la base productive de l’économie qui n’est plus capable de générer suffisamment d’emplois et d’investissements et est de plus en plus dépendante de l’économie israélienne et de l’aide étrangère » [3] . L’économie palestinienne s’inscrit dans un processus que Sara Roy (1987) – et d’autres chercheurs qui ont repris ce concept par la suite, tels que Julien Salingue ou Olivia Elias – qualifie de « dé-développement » et qui annihile, de manière structurelle, les bases mêmes de tout développement économique réel. Cette situation économique très difficile a un impact considérable sur la vie des jeunes palestiniens. Selon la dernière enquête sur la jeunesse (15-29 ans [4] ) menée par le Bureau central des statistiques palestinien (2015), près d’un tiers des jeunes Palestiniens sont frappés par le chômage, ce qui représente un jeune sur deux à Gaza et près d’un jeune sur cinq en Cisjordanie. Deux catégories sont particulièrement touchées : les jeunes femmes [5] et les jeunes les plus instruits [6].
À la violence multiple exercée par l’occupation israélienne s’ajoutent les divisions et luttes de pouvoir au sein même du champ politique palestinien (principalement entre le Fatah et le Hamas), qui transcendent la société palestinienne. L’autorité palestinienne (AP) est en mal de légitimité ; les Palestiniens l’accusent couramment de clientélisme et de « normalisation » avec Israël. Sans véritable pouvoir, elle ne maîtrise pas la situation, dirigeant des surfaces dont elle ne peut enrayer l’émiettement, sans parler de la bande de Gaza dont elle a perdu le contrôle suite à la victoire sans appel du Hamas lors des élections législatives du 25 janvier 2006. En matière de jeunesse, les leaders palestiniens manquent de vision stratégique quant à la participation des jeunes à l’échelle nationale et négligent le rôle décisionnel qu’ils peuvent jouer dans la société (Euromed, 2014).
Le risque de désengagement d’une jeunesse qui se sent prise en étau
L’engagement n’a certainement jamais été aussi paradoxal, « tout à la fois nécessaire et sans espoir » (Larzillière, 2004). En effet, pendant que certains jeunes conservent la force de lutter pacifiquement contre l’oppression d’Israël, la colère et la révolte exprimées par d’autres, particulièrement visibles depuis septembre 2015 (sous l’expression controversée « d’intifada des couteaux »), reflètent leur désespoir et leur exaspération face à l’absence de perspective politique et d’avenir au-delà de l’occupation. Ces passages à l’acte, individuels et non coordonnés (Salingue, 2015a), apparaissent comme le produit logique de l’évolution de la situation sur le terrain. Face à la perpétuation de la colonisation des territoires et l’absence de négociations, la violence devient la seule alternative, quel qu’en soit le prix.
À ces actes, l’État d’Israël répond par encore plus de violence. Désormais, les forces de l’ordre israéliennes sont officiellement autorisées à tirer à balles réelles « quand une tierce personne a sa vie menacée et [non] plus seulement quand un policier est menacé » et ce, à Jérusalem comme en Cisjordanie [7] ; ce que d’aucuns appellent la politique du « tirer pour tuer ». Les autorités israéliennes poursuivent également une politique d’arrestations massives, tout en rallongeant la peine pour les personnes reconnues coupables de jets de pierres et d’autres « attaques » à quatre ans de prison. La détention administrative est devenue monnaie courante : depuis 1967, plus de 850000 Palestiniens (soit 20 % de la population totale) ont été détenus par les autorités israéliennes sans être informés de la raison de leur emprisonnement – et se retrouvant donc dans l’incapacité d’organiser leur défense (Plateforme des ONG françaises pour la Palestine, 2016).
Si les jeunes sont dans le viseur des autorités israéliennes, ils sont également dans celui de l’AP qui applique à son tour des restrictions à la liberté d’expression et aux droits humains afin de maintenir son pouvoir et de mettre en œuvre son propre agenda. Les jeunes rencontrés rapportent les violences qu’ils endurent de la part des forces de sécurité palestiniennes lors des manifestations, les arrestations abusives de militants, etc. Il est significatif de voir que, depuis une dizaine d’années, le secteur de la sécurité de l’AP est celui qui a augmenté le plus rapidement pour atteindre 26 % du budget en 2013 (un milliard de dollars), soit plus que l’enveloppe consacrée à l’éducation (16%), à la santé (9%) ou encore à l’agriculture (1%) [8] . Loin d’assurer la sécurité des Palestiniens, la prolifération de ce secteur servirait avant tout d’instrument de contrôle et de pacification de la population en zones A et B, pendant qu’Israël garde le contrôle exclusif de la zone C, qui représente environ 60 % de la Cisjordanie. [9]
Les jeunes se retrouvent ainsi pris en étau entre la répression toujours plus féroce de l’occupant et l’accroissement du contrôle opéré par l’Autorité palestinienne, contre laquelle il leur apparaît parfois difficile de lutter de peur de se détourner de la lutte contre ce qu’ils considèrent comme étant la première oppression, celle contre l’occupant israélien.
L’engagement des jeunes dans la lutte contre l’occupation et dans la défense de leurs droits économiques et sociaux est en péril. D’une part, la motivation et l’espoir se tassent au fil du temps, car ils se disent frustrés par le chômage et ne voient aucune opportunité, aucune ligne bouger. Le manque de valeur accordé par les leaders palestiniens à la participation des jeunes et l’absence de prise en considération de leurs situations ne font qu’exacerber leurs sentiments de frustration et de marginalisation. D’autre part, la multiplication des arrestations effraie certains jeunes, les décourage à prendre part ou à initier des mouvements de protestation. Israël, avec le concours des forces de sécurité palestiniennes, atteint ainsi son objectif de dissuasion et d’intimidation.
Le soutien à la création d’un mouvement social de jeunes
Dans ce contexte, le programme soutenu par Solidarité Socialiste prend tout son sens. Il vise la création d’un mouvement social de jeunes, « à même de défendre les intérêts et les besoins de la jeunesse palestinienne, et de contribuer, de manière positive à la lutte pour la dignité et la libération nationale » (Solidarité Socialiste, 2016). Ce programme, mis en œuvre de concert par trois ONG palestiniennes, Ma’an development center, Bisan center for research and developpement et Popular art center (PAC), appuie directement une quinzaine d’organisations et clubs de jeunes, sur les 400 officiellement enregistrés (Euromed, 2014).
Dans son programme, Solidarité Socialiste définit les clubs de jeunes comme des organisations communautaires de base au sein desquelles les jeunes sont significativement représentés et dont les activités leur sont directement destinées. La majorité des clubs ont été créés pour répondre aux besoins de leurs villages/quartiers par le biais d’activités sociales et culturelles et offrent de ce fait un espace privilégié pour le dialogue et la participation des jeunes.
La mise en relation des clubs de jeunes
Un changement important introduit par le programme en vue de soutenir la création d’un mouvement social de jeunes réside dans les relations créées entre les clubs de jeunes au niveau national. Ce changement d’échelle est un enjeu majeur face au morcellement territorial et politique de la Palestine. Des clubs de jeunes organisent des activités conjointes, une dynamique d’entraide et d’échange s’installe entre jeunes de différentes localités qui se sentent « plus forts, ensemble ». La visibilité des activités attire ainsi l’attention d’autres jeunes actifs par ailleurs, qui sont parfois très isolés. L’organisation de rencontres entre les jeunes Gazaouis et les jeunes de Cisjordanie nécessite cependant de redoubler d’efforts face au maintien du blocus de Gaza. Pour encourager le rapprochement des jeunes dans toute leur diversité, le programme apparaît détaché des diverses factions politiques : il permet de regrouper, sous une bannière a priori non politisée, des jeunes de différentes orientations et ouvre un espace de dialogue et d’engagement qui dépasse le cadre familial et communautaire.
Une crédibilité renforcée
Les jeunes sont confrontés au manque de crédibilité dont bénéficient initialement leurs initiatives et peuvent, dans un premier temps, se sentir négligés au niveau local face aux réticences de leur famille et des décideurs élus. Des réticences qui s’inscrivent dans les aspects conservateurs de la société palestinienne, mais qui témoignent aussi d’une certaine méconnaissance des clubs de jeunes qui doivent, dès lors, capter l’attention et prouver leur capacité à « faire quelque chose ». De manière générale, le programme aide les jeunes à renforcer la connaissance et la crédibilité de leurs activités auprès de leur communauté ainsi qu’auprès des municipalités ou conseils de village, des étudiants universitaires, des syndicats et des comités populaires locaux.
Des besoins locaux aux préoccupations de la jeunesse palestinienne
La mise en réseau des clubs de jeunes à l’échelle nationale a introduit des changements notables quant à la nature des activités organisées par les jeunes. D’activités centrées sur leurs besoins locaux et sur les problèmes précis des clubs, les jeunes rencontrés sont passés à des activités axées sur des enjeux nationaux partagés par la jeunesse palestinienne. Ils développent ainsi des activités de sensibilisation et de plaidoyer afin de résister et de dénoncer l’occupation israélienne d’une part, et de défendre leurs droits économiques et sociaux d’autre part.
Ils insistent sur la nécessité de sensibiliser les jeunes et de renforcer leurs capacités de « témoignage », soit de « raconter ce qu’il se passe en Palestine, ce qu’il se passe dans les camps, près des colonies et à documenter les agressions et violations de [leurs] droits », mais aussi de soutenir leur engagement dans des campagnes de plaidoyer contre l’occupation israélienne. Encouragés par les comités populaires locaux, ils sont également attentifs à la préservation de la terre et du patrimoine palestiniens (notamment à travers la plantation d’oliviers dans des zones menacées d’accaparement). À travers le Manifeste des jeunes Palestiniens, élaboré à l’occasion d’un camp d’été, jeunes Gazaouis et de Cisjordanie travaillent ensemble et de manière indépendante sur les valeurs qu’ils partagent, qu’ils souhaitent porter et défendre et construisent des messages collectifs sur des questions telles que les prisonniers politiques, l’unité palestinienne ou le boycott économique d’Israël.
Les jeunes étant les plus touchés par le chômage, une attention particulière est portée au sein des clubs à la « construction des compétences de leurs membres afin qu’ils puissent augmenter leurs propres ressources financières ». Si le taux de scolarisation universitaire (44% selon les statistiques de l’UNESCO pour l’année 2014) est très supérieur à la moyenne du « monde arabe », ce sont aussi ces jeunes qui, à la sortie de leurs études, éprouvent les plus grandes difficultés à trouver un emploi. Il n’est donc pas étonnant que les jeunes universitaires rencontrés apprécient les activités de formation directement liées à la recherche d’emploi (rédaction d’un CV et d’une lettre de motivation, etc.) ainsi que la formation professionnelle. Mais le recours récurrent des jeunes au terme « d’employabilité » nécessite d’être questionné dans le sens où il focalise sur les individus la responsabilité de leur chômage et a tendance à réduire la perception de l’impact conjugué de l’occupation israélienne et du manque de prise en compte des préoccupations des jeunes par l’AP sur l’offre insuffisante de débouchés en termes de travail décent.
Résister à la normalisation
Après des décennies d’occupation militaire, des dynamiques de résistance, de normalisation et de collaboration coexistent au sein de la société palestinienne. Les ONG, après avoir tenu une place notable dans le développement de la résistance populaire, opèrent un glissement vers la tendance à la « normalisation » de l’occupation, zone grise entre la résistance et la collaboration, avec « des projets et actions qui considèrent l’occupation comme un fait accompli avec lequel il convient désormais de composer » (Salingue, 2015b). Les accords d’Oslo , et ses protagonistes, ont ainsi largement contribué à affaiblir le mouvement de libération nationale au profit de l’amélioration des conditions d’existence de la population palestinienne : « dans la Palestine des ONG, on apprend à vivre malgré la colonisation » (ibidem).
Face au désengagement des uns et à la colère suicidaire des autres, il semble impératif d’encourager les jeunes, conjointement au combat défensif visant la protection de leurs droits, dans la lutte nationale à travers la création d’espaces d’autonomie et de liberté, moteur d’espoir et ciment de l’identité palestinienne. Car s’il apparaît difficile pour les jeunes de séparer destin national et collectif et destin privé, les deux sont cependant de moins en moins conciliables (Larzillière, 2004).